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La crise des opioïdes pourrait-elle arriver en France ?

Politiste

La consommation d’opioïdes est en augmentation dans tous les pays de l’OCDE depuis les années 2000. Aux États-Unis le médicament a été massivement prescrit, créant une épidémie d’addiction et de morts par overdose qui a dévasté certaines parties du pays. Retour sur cette crise et sa propagation, à travers les réponses d’un observateur anonyme et éclairé.

Vous avez peut-être suivi dans AOC les aventures de Fabrice observant les États-Unis pendant le confinement. Il est de retour, déconfiné mais surtout déconfit devant son poste de télévision. Heureusement, T. est toujours au bout du fil pour répondre à ses questions.

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Fabrice : Je viens de voir la série Dopesick, dites donc, c’est quand même pas jojo cette histoire d’opio…opiozides… de médocs qui tuent les gens quoi. C’est quoi ce truc ?
T : les opioïdes sont des substances ayant les mêmes effets narcotiques que l’opium, connus depuis plusieurs millénaires. Les usages non médicaux de la cocaïne, de la morphine, de l’héroïne et de l’opium sont interdits depuis 1914. La production industrielle de certains de leurs dérivés permet de les prescrire dans le cadre du traitement de la douleur. Ce qu’on a appelé « la crise des opioïdes » aux États-Unis a succédé à l’autorisation en 1995 de l’OxyContin, un opioïde plus fort que ceux déjà sur le marché, et pourtant vendu comme moins addictif. Son producteur, la firme pharmaceutique Purdue, a œuvré avec succès à faire de ce médicament un blockbuster, c’est-à-dire un produit générant plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaire annuel. Seul problème : leur stratégie marketing agressive a reposé sur la dissimulation des effets secondaires, cela avec l’appui de l’agence de régulation du médicament américaine, la FDA (pour Food and Drug Administration). Résultat : le médicament a été massivement prescrit, créant une épidémie d’addiction et de morts par overdose qui a dévasté certaines parties du pays, notamment les régions rurales blanches des Appalaches.

Fabrice : Ah, ça ! J’en étais sûr que c’était un coup de l’industrie pharmaceutique. Ce sont tous des capitalistes sans pitié prêts à tout pour nous vendre leur camelote. La preuve !
T. : Purdue a sans aucun doute menti et joué avec les règles de la FDA. La compagnie a de surcroît pratiqué un marketing agressif, incitant ses commerciaux à la vente avec des bonus mirobolants représentant jusqu’à 40 millions de dollars par an. Les médecins ont fait l’objet d’un démarchage appuyé, allant au-delà des classiques invitations à déjeuner. Les commerciaux de Purdue ont multiplié les goodies et invitations en séjours tous frais payés pour se rendre à des conférences sur la douleur. Certes, rien n’interdit ni ne limite ces transactions aux États-Unis. La seule contrainte – et elle est récente puisqu’elle date de 2010 – est de déclarer ces dons sur un site internet officiel dédié et accessible au public.

Purdue n’a pas ciblé ces médecins au hasard. Ses commerciaux ont travaillé à partir d’un fichier « maison » répertoriant les médecins prescrivant plus d’antidouleurs que la moyenne. Ils ont ainsi trouvé de puissants relais au fin fond de l’Amérique rurale, dans des régions qui connaissaient déjà des problèmes d’addiction : alcoolisme, opioïdes faibles (Vicontin ou Percocet, équivalents du Tramadol), médicaments sur ordonnance (antidépresseurs, méthamphétamines…). La forte progression du chômage endémique (liée au recul de l’industrie du charbon, chimique et des manufactures) dévastait ces comtés. Certains auteurs n’hésitent pas à dire que leurs habitants mourraient de désespoir.

Fabrice : Mon œil ! Vous n’allez quand même pas me dire que les gens s’intoxiquent parce qu’ils étaient désespérés de ne pas bosser…
T. : Dans un pays où la protection sociale est bien moindre qu’en France et où l’assurance santé reposent beaucoup sur l’emploi, ne pas pouvoir travailler peut avoir des conséquences catastrophiques. La perception d’un minimum social est par exemple limitée à un certain nombre d’années pendant la vie, elle n’est pas basée sur le seul besoin. D’autres dispositifs sociaux sont accessibles mais seulement aux familles avec enfants. Cela signifie pour beaucoup devoir survivre de pensions d’invalidité – difficiles à obtenir – ou de la solidarité des associations caritatives, le tout dans des zones qui étaient à la fois des déserts médicaux et alimentaires.

Fabrice : Donc la crise, c’est à cause de Purdue qui a acheté les médecins pour prescrire l’OxyContin en masse ?
T. :La crise des opioïdes ne s’est pas développée seulement parce que certains médecins prescrivent ce médicament de manière routinière. Quelques médecins peu scrupuleux ont alimenté le trafic avec des ordonnances frauduleuses. D’autres pratiques sont venues compliquer l’affaire. Des usages récréatifs ont pu consister à réduire le comprimé en poudre pour l’inhaler. Ce qui accélère l’absorption par l’organisme et donc l’effet « planant ». Des patients ont pu revendre leurs comprimés, obtenus dans les services d’urgence par exemple. Le phénomène de revente à la sauvette existait déjà avec les opioïdes faibles, mais l’OxyContin est plus dosé. Il vaut donc plus cher. Un comprimé peut rapporter 80 dollars, contre une dizaine pour les médicaments précédents. L’addiction joue aussi pour les revenus générés par ces petits trafics. Une conséquence du ralentissement économique déjà observé en zone urbaine.

L’oxycodone (molécule de l’OxyContin) peut également être achetée sur Internet notamment sur des sites à la provenance plus ou moins douteuse. Les comprimés sont dans ce cas consommés sans aucun suivi médical. Ce qui peut conduire à des prises de plus en plus importantes, voire à des overdoses. Les dangers sont encore plus grands lorsque les personnes dépendantes cèdent à l’achat d’opioïdes contrefaits (comme le fentanyl) ou passent à des drogues aux effets similaires à moindre coût (c’est le cas de l’héroïne).

Fabrice : Certes, mais enfin comment un tel médicament peut-il être légal ?
T. : Dans les années 1980-90, avant l’OxyContin, s’est posée avec acuité la question du traitement de la douleur. Les patients revendiquaient de plus en plus un droit à ne pas souffrir. Ils étaient soutenus par des organisations comme l’American Pain Society, financée par l’industrie pharmaceutique… Il existe des médicaments pour les douleurs de fin de vie, comme le MSContin, un produit aussi breveté par Purdue. La morphine est disponible bien évidemment, mais pas pour les douleurs modérées et/ou chroniques. C’est dans ce contexte que Purdue a développé l’OxyContin, au prix de quelques centaines de millions de dollars (sans compter le marketing).

La demande d’autorisation de mise sur le marché a été faite auprès de la FDA, avec un argument majeur : ce médicament n’est pas addictif car il est à libération lente. L’argument avancé était que moins de 1% des patients devenaient dépendants. Une affirmation « fondée » sur un témoignage de médecin dans les années 1980. La communauté scientifique s’est prise au jeu de le considérer comme un résultat scientifique. Il faut savoir que les autorisations délivrées par la FDA sont faites sur la base d’un calcul bénéfice-risques. Les bénéfices d’un tel médicament ont semblé considérables pour traiter les douleurs de millions de patients, comparés à des risques estimés trop rapidement comme marginaux. Les essais cliniques (qui conditionnent les autorisations de mise sur le marché) ne permettaient pas d’anticiper les effets en cascade, tels que ceux nés du marché noir.

Fabrice : Il n’y aurait pas aussi eu des conflits d’intérêt entre Purdue et la FDA ? C’est ce qu’ils disent dans la série…
T. : Tout à fait. Mais rien d’illégal ici. C’est tout le paradoxe. Deux cas sont cités. Celui de Curtis Wright, responsable de la division Analgésiques à la FDA. Il a aidé Purdue à constituer son dossier d’autorisation (ce qu’on n’apprendra que tardivement). Après l’autorisation du médicament, Wright sera embauché par Purdue et multipliera son salaire par cinq. Jay McCloskey était, lui, procureur du Maine. Il mena la bataille pour faire interdire le comprimé de 160mg d’OxyContin, jugé trop dangereux car trop dosé. Il réussira, et pourtant on le retrouve quelques années plus tard consultant pour Purdue… Une telle porosité entre le privé et le public est, aux États-Unis, non seulement légale mais banale.

Fabrice : Avec tout le potentiel d’innovation des États-Unis, ils n’ont pas trouvé mieux pour traiter ce genre de douleurs ?
T. : Oui… et non. Les alternatives au traitement de la douleur chronique peuvent être de la kinésithérapie, de la psychothérapie, de la sophrologie… mais tout ça nécessite du temps, un suivi régulier, une adhésion du patient, ainsi que la disponibilité de soignants à proximité. Et cela représente un coût plus élevé. Ces thérapies ne sont généralement pas ou peu remboursées par les compagnies d’assurance santé. Or les médicaments tels que l’OxyContin sont, eux, facilement disponibles et systématiquement pris en charge, du moins au départ. En plus, ils sont efficaces. Ces médicaments ont donc représenté une solution d’apparente facilité pour le patient comme pour le médecin.

Pour les douleurs aigües, consécutives à l’arrachement de dents de sagesse par exemple, l’OxyContin est devenu un réflexe de prescription. Aucune formation obligatoire des médecins aux effets addictifs n’avait été organisée. Pour les patients découvrant les effets psychotropes d’un tel médicament prescrit ponctuellement, rien ne dissuadait d’une consommation qui est devenue vite excessive, d’autant plus lorsque certains avaient un passif de mauvaise santé mentale. C’est même arrivé à Johnny Depp.

Fabrice : Il n’y a pas de règles dans ce pays ?? Personne ne dit rien… Les médecins peuvent prescrire tout ce qu’ils veulent ?
T. : Il y a des règles mais elles ne sont pas les mêmes partout. Les États-Unis sont un pays fédéral composé de cinquante États. Il n’y aucune règle nationale relative à la prescription d’opioïdes car la santé relève de la compétence des États. Chaque État décide donc pour lui-même. Chaque État adopte une règlementation plus ou moins restrictive : sur la délivrance des médicaments, la durée de prescription, l’exigence d’ordonnances sécurisées, etc. Or les Américains peuvent voyager entre les États et contourner ces règles. Ainsi, les États traditionnellement républicains, souvent ruraux, étaient peu enclins à adopter de nouvelles règlementations. Leur conviction était que le gouvernement n’a pas à contraindre les citoyens. Le plan de 1,5 milliards de dollars annoncé par Biden cette année se limite, classiquement, à financer les États pour conduire leurs propres politiques publiques contre les opioïdes (accès aux soins et aux antidotes d’urgence contre les overdoses).

De plus, la régulation ne passe pas nécessairement par la législation. Les grandes associations professionnelles de l’industrie pharmaceutique et de la profession médicale ont, dès les années 2000, édité des chartes éthiques et déontologiques. Mais sans pouvoir contraignant. Certes, des compagnies d’assurance santé comme Cigna, BlueShield ou UnitedHealthCare ont pris l’initiative, dans les années 2010, de dérembourser l’OxyContin pour éviter les abus et lutter contre cette addiction. Mais cela n’a valu que pour certaines catégories d’assurés, et à l’intérieur de certains États (Floride, Tennessee, Texas).

Ces mesures et les nombreuses alertes lancées, ainsi que le premier procès de Purdue en 2007 pour publicité mensongère (misbranding), ont depuis produit leurs effets. Après avoir augmenté de manière constante entre 2006 et 2012 pour atteindre 255 millions, le nombre annuel de prescriptions de l’OxyContin est retombé à 142 millions en 2020.

Fabrice : Donc, victoire ?
T. : Pas vraiment. Les ratios de prescriptions par habitant sont encore marqués par de grandes disparités. Alors que la moyenne nationale est de 43,3 prescriptions pour 100 habitants à l’année, certains comtés continuent à battre tous les records avec 406,7 prescriptions pour 100 habitants. Le problème reste entier dans des États comme la Virginie ou la Virginie occidentale. En outre, malgré cette diminution tendancielle de prescriptions, on continue d’observer une augmentation du nombre de morts par overdose d’opioïdes (56 000 par an en 2020).

Fabrice : Mais comment c’est possible ?
T. : Une fois l’addiction de masse créée, elle ne s’arrête pas automatiquement avec la baisse des prescriptions. S’il n’y a pas d’accompagnement spécifique (cure de désintoxication par exemple), les personnes restent dépendantes. Le suivi des addictions est encore mal financé aux États-Unis. Dépenser de l’argent public pour des « toxicos » (junkies) dont les problèmes sont majeurs mais minoritaires au sein de la population prenant des opioïdes, reste problématique pour toute une partie des contribuables américains. Culturellement, la consommation de drogues passe là-bas pour une « faillite morale » (moral failure) aux yeux des conservateurs. Cela est vu comme un problème de responsabilité personnelle. Les élus locaux ne sont guère incités à mettre en avant ces problématiques au cours de leur mandat ou lors de leur campagne.

Les personnes dépendantes n’ayant plus accès à l’OxyContin sur ordonnance se tournent vers le marché noir, et souvent vers des alternatives moins chères comme l’héroïne. Ces dernières années, le fentanyl (un autre opioïde bien plus puissant que la morphine) ainsi que son dérivé encore plus dangereux le carfentanil, sont produits illégalement par des cartels de drogue mexicains qui, de surcroît, le coupent avec d’autres drogues ou médicaments. Le cocktail peut alors devenir détonnant : seuls 2mg de fentanyl peuvent induire un coma, voire une mort par overdose. Si les décès de ce type augmentent, c’est principalement à cause de la recrudescence de la consommation de ces médicaments frelatés.

Fabrice : Vu qu’en en France on finit par tout faire comme les Ricains, la crise des opioïdes, c’est ce qui nous attend, non ?
La consommation d’opioïdes est en augmentation dans tous les pays de l’OCDE depuis les années 2000. Les États-Unis sont le premier pays consommateur et aussi le premier en nombre de morts par overdose (le total avoisinerait aujourd’hui les 450 000 morts). Or le deuxième pays consommateur est l’Allemagne, et le deuxième pays en termes de nombre de morts est le Canada. L’Allemagne a très peu de morts par overdose : cela tient à la régulation. Les médecins allemands sont davantage formés aux phénomènes d’addiction, et ne prescrivent pas d’opioïdes en première intention. Le système d’assurance santé prend mieux en charge les alternatives à la douleur.

J’en viens à la France. La prescription d’oxycodone y a augmenté de 150 % entre 2006 et 2017. Mais le médicament n’est délivré que sur prescription médicale sécurisée. On a pu constater récemment que le système n’était pas sans faille, mais la situation reste loin des États-Unis. Quatre personnes meurent désormais d’overdose aux opioïdes chaque semaine en France, contre 2 000 aux États-Unis. La vigilance s’impose. Les pays les plus exposés aux morts par overdose d’opioïdes sont ceux avec un marché de la contrefaçon très organisé. C’est le cas aux États-Unis, mais aussi au Canada et en Australie. C’est sur ce point qu’il faudra surveiller l’évolution du cas français. D’autant que le trafic de médicaments est, toutes molécules confondues, un marché plus lucratif et moins risqué que le trafic de drogues ou de fausse monnaie.


Elisa Chelle

Politiste, Professeure à l’Université Paris Nanterre, Chercheuse affiliée au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po