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Redonner du sens au travail scientifique : les enseignements de la pandémie Covid-19

Économiste

La pandémie Covid-19 résulte-t-elle d’un accident du travail plutôt que d’une zoonose ? L’hypothèse d’une contamination initiale due à une fuite du virus hors d’un laboratoire ne peut plus être exclue. Quelles conséquences en tirer sur la régulation du travail scientifique, et plus généralement de tout travail ayant des conséquences potentielles graves sur la santé humaine et environnementale ? Il en va de la légitimité du travail de recherche aux yeux des citoyen·nes et du sens-même de leur travail pour les scientifiques.

Bientôt trois ans après l’irruption du Covid-19 et au moins 17 millions de décès, on n’a toujours pas de certitude sur l’origine du virus. Tout récemment, la commission créée par la revue britannique The Lancet pour tirer les leçons de la pandémie, présidée par l’économiste Jeffrey Sachs, n’a pas réussi à trancher dans son rapport final entre deux hypothèses : la transmission naturelle (natural spillover) de l’animal à l’être humain, ou l’accident de laboratoire.

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La commission Sachs souligne que la première voie, « naturelle », est de loin la plus fréquente pour expliquer l’émergence des pandémies virales. Mais dans le cas du Covid-19, malgré plus de 120 000 prélèvements réalisés sur des animaux suspects, on n’a pas encore réussi à identifier celui qui aurait servi d’intermédiaire entre la chauve-souris et l’être humain. Non seulement la voie de l’accident ne peut être écartée, mais le rapport livre deux constats assez sidérants qui renforcent sa plausibilité.

Des recherches risquées mais en roue libre

La commission rappelle d’abord que les recherches menées dans différents laboratoires, à Wuhan (Chine) et aux États-Unis, sont éminemment risquées : « de nombreux scientifiques ont mis en garde contre les risques croissants de manipulation génétique sous-supervisée et sous-réglementée des virus de type Sras-Cov et d’autres agents pathogènes pandémiques potentiels ». Le « gain de fonction », qui consiste à accroître par manipulation génétique la transmissibilité du virus à l’être humain, peut être recherché pour des fins de prévention (mieux comprendre ce qui facilite la transmissibilité) ou militaires (mettre au point des armes biologiques). Il existe plusieurs précédents d’accidents par fuite de virus, le plus grave concernant l’épidémie H1N1 de 1977 (700 000 morts), dont “des études génétiques récentes suggèrent qu’elle aurait résulté de la sortie de laboratoire d’une souche virale collectée dans les années 1950”.

Pourtant, constate la commission Sachs, « il n’existe actuellement aucun système de surveillance et de régulation mondiales de la recherche risquée (research of concern) sur le gain de fonction ». Autrement dit, tant la communauté scientifique que les États ont jusqu’à présent évité toute limitation de leur liberté d’entreprendre n’importe quelle recherche dans ce domaine, aussi dangereuse soit-elle pour l’humanité et le vivant.

Des États qui verrouillent les investigations

Et cela ne semble pas prêt de changer. Car la commission regrette explicitement le refus de transparence non seulement des autorités chinoises (ce qui était déjà connu), mais aussi du NIH (National Health Institute des États-Unis) lui-même. Celui-ci a en effet refusé de communiquer les données détaillées concernant les recherches risquées qu’il finançait, notamment celles menées à Wuhan. Ce refus intervient après plusieurs manipulations visant à discréditer toute recherche sur l’origine accidentelle de la pandémie, comme cette tribune dans The Lancet dès le 7 mars 2020 stigmatisant comme « complotiste » l’hypothèse de l’accident de laboratoire, ou ce rapport complaisant d’une commission d’enquête de l’OMS largement contrôlée par la Chine avec l’accord des autorités sanitaires américaines. Selon Jeffrey Sachs, « nous n’avons pas de preuve définitive de l’une ou l’autre hypothèse, mais nous avons la preuve définitive que l’administration a essayé de détourner nos yeux de l’hypothèse de l’accident de laboratoire ».

Comment l’expliquer ? Sachs avance deux hypothèses. En premier lieu, bien sûr, les éventuels responsables d’une telle catastrophe ont tout intérêt à l’escamoter de crainte de poursuites judiciaires. Mais bien au-delà du cercle des scientifiques et fonctionnaires directement impliqué·es, les États refusent de devoir rendre des comptes sur leurs priorités de recherche :« il y a tellement de recherches dangereuses en cours en ce moment sous l’égide de la biodéfense ou d’autres choses que nous ne connaissons pas, qui ne sont pas correctement contrôlées (…). Les gouvernements disent “ne mettez pas votre nez là-dedans. C’est notre affaire, pas la vôtre”. Mais en fait, c’est notre affaire ».

Une communauté scientifique peu mobilisée

S’il est dans leur nature que les États cherchent à verrouiller ces débats, il est plus surprenant que la communauté scientifique ne se mobilise guère pour les faire avancer. La commission Sachs se contente de suggérer que l’OMS « adopte de nouvelles règles en matière de biosécurité afin de réguler les recherches de terrain et de laboratoire sur les pathogènes ». Le Conseil scientifique sur l’origine des nouveaux pathogènes (SAGO), un groupe d’experts réuni par l’OMS, n’écarte pas lui non plus dans son rapport provisoire la piste de la fuite de laboratoire, et demande à ce que soient investigués « les risques professionnels intrinsèques aux laboratoires travaillant sur des virus de type SARS-Cov et la nature des recherches pratiquées avant l’irruption des premiers cas répertoriés à Wuhan ». Mais il doit reconnaître « n’avoir reçu aucune donnée nouvelle rendue disponible pour évaluer l’hypothèse qu’un laboratoire soit à la source de la contamination humaine par le SARS-Cov2 », ce qui n’est guère étonnant au vu des blocages évoqués par Sachs.

À ma connaissance, rares sont les expressions individuelles et encore plus collectives émanant des milieux de la recherche en sciences du vivant pour s’inquiéter du verrouillage des investigations sur l’hypothèse de la fuite de laboratoire. Bien sûr, des chercheur·es éminent·es ont demandé que la piste de l’accident de laboratoire soit véritablement prise en compte, et nombre d’autres travaillent en toute rigueur pour identifier l’origine de la pandémie. Mais ils et elles restent très mesuré·es dans la critique des blocages rencontrés, et ne semblent guère s’engager dans une contestation de nature plus politique, que l’ampleur colossale des enjeux justifierait sans aucun doute.

Une exception remarquable est le collectif DRASTIC (Decentralised Radical Autonomous Search Teams Investigating Covid-19), un petit groupe de scientifiques qui a mis en place un protocole destiné à accueillir les lanceurs d’alerte en toute confidentialité. Il a ainsi pu obtenir des documents que le NIH avait refusé de communiquer à propos du projet DEFUSE concernant la recherche de « gain de fonction » : il s’agissait « d’injecter des coronavirus chimériques mortels de chauve-souris collectés par l’Institut de virologie de Wuhan à des souris humanisées et “batifiées” ». Le projet prévoyait explicitement « d’introduire des sites de clivage adéquats spécifiques à l’homme » ; or l’extrême contagiosité du Covid-19 est précisément due à une séquence génétique inédite jusqu’alors, appelée site de clivage de la furine. Si le NIH a finalement refusé de financer ce projet, rien ne dit qu’il n’a pas été poursuivi à Wuhan.

Tout se passe comme si, tétanisée par l’hypothèse selon laquelle la recherche ait pu provoquer un désastre d’une telle ampleur, dans un contexte où des courants complotistes et anti-science prolifèrent, la majorité des scientifiques préféraient faire profil bas, afin de ne pas mettre en danger la liberté de la recherche. En France, les agences publiques chargées de la sécurité sanitaire (Anses, Santé Publique France) ne s’expriment guère sur la question ; ainsi la réflexion sur les moyens de mieux réguler la recherche en virologie a été absente des récentes « Rencontres de Santé Publique France », pourtant consacrées aux enseignements de la pandémie Covid-19 pour améliorer la prévention et la surveillance des maladies infectieuses.

Quelle liberté pour la recherche ?

Mais si la liberté de la recherche est en effet précieuse, la politique de l’autruche n’est sans doute pas la meilleure façon de la défendre : il vaudrait certainement mieux en revoir les termes pour les adapter aux leçons de cette pandémie. Le nécessaire débat devrait porter d’abord sur les moyens de limiter les risques de tels accidents. Les règles de biosécurité existantes concernant les laboratoires les plus risqués (dits P4, ou NC4) sont-elles suffisantes ? Le contrôle de leur mise en œuvre est-il satisfaisant ? Des spécialistes réputés en doutent, expliquant qu’« un quart seulement des pays disposant de laboratoires NC4 ont obtenu une note élevée en matière de biosécurité et de biosûreté », et qu’« aucun laboratoire n’a encore adhéré au système volontaire de gestion des risques biologiques (ISO 35001), introduit en 2019, pour établir des processus de gestion visant à réduire les risques de biosécurité et de biosûreté ».

Je ne suis pas qualifié pour dire comment améliorer la réglementation de biosécurité, mais il me semble aberrant que ce débat ne soit pas prioritaire dans l’agenda de la communauté scientifique et des pouvoirs publics. En outre, si les experts du SAGO utilisent le terme « risques professionnels » (occupational hazards), ce n’est pas par… accident : qu’il s’agisse d’une contamination lors de la collecte d’animaux infectés, lors d’une manipulation en laboratoire ou bien à cause de déchets rejetés à l’extérieur, on est bien dans le cas d’un accident du travail ou d’une pollution industrielle. Or, ce qu’on sait avec certitude en matière de santé au travail, c’est que la meilleure réglementation de sécurité est en partie inopérante si les travailleurs n’ont pas la formation nécessaire et surtout n’ont pas à la fois la volonté et le pouvoir de la faire passer avant d’autres priorités comme le respect des délais, la réduction des coûts, la perspective de promotion, etc…

C’est pourquoi le rôle de la représentation collective sur le lieu de travail est essentiel : la littérature scientifique en la matière a établi que l’existence de délégué·es élu·es et spécialisé·es dans les questions de santé et sécurité au travail est un facteur majeur de protection des travailleurs et de l’environnement. Nous avons ainsi montré, à l’aide de l’enquête Conditions de travail de 2019, que la présence syndicale réduit le risque pour les salarié·es de devoir faire « un travail qui a des conséquences négatives sur l’environnement ». Il devrait a minima être obligatoire que les laboratoires concernés disposent d’une instance élue de représentation du personnel, permettant aux chercheurs et personnels de confronter leurs expériences et leurs points de vue sur les conditions de travail et de sécurité ; et qu’un corps international d’inspection soit créé pour soutenir leur action.

Une véritable politique de prévention des risques sanitaires et écologiques devrait, d’une façon générale, organiser le partage du pouvoir de décision concernant l’organisation et les finalités du travail, par exemple avec une réduction du temps de travail subordonné, qui permette aux salarié·es – et en particulier aux chercheur·es – de disposer d’un temps rémunéré pour délibérer en toute autonomie sur leur travail, ses conséquences sanitaires et environnementales, et de faire des propositions que la direction de leur institution et les financeurs de leurs recherches seraient tenus de traiter sérieusement.

Mais les chercheur·es ne sont pas seuls concerné·es par les impacts de leur travail. Si l’on veut freiner la fuite en avant techno-scientiste – une des urgences majeures du moment, comme l’illustrent également les risques effrayants liés à la géo-ingénierie, l’intelligence artificielle ou la fusion nucléaire – , il faudra associer toutes les parties concernées – chercheur·es, syndicats, entreprises, pouvoirs publics, associations, citoyen·nes ordinaires – au choix des priorités et des modalités du travail de recherche. Peut-être finira-t-on par identifier l’animal vecteur de zoonose et écarter la piste de l’accident de laboratoire : mais le seul fait qu’elle soit aussi crédible et inquiète autant les sphères dirigeantes devrait suffire à nous mobiliser.


Thomas Coutrot

Économiste, Chercheur associé à l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales)

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