Culture

La lecture est une aventure !

Philosophe

Mais quel sens cela a-t-il d’indiquer le temps de lecture en tête des articles publiés sur internet ? Sans doute faut-il ne jamais avoir pris plaisir à lire, c’est-à-dire à entreprendre d’incessants d’allers et retours entre le monde du texte et son propre monde, pour concevoir un rapport si utilitariste à la lecture.

Il est courant que les sites d’information, newsletters et autres revues de presse indiquent, en marge des textes qu’ils proposent, le temps de lecture correspondant. C’est souvent perçu comme une marque de professionnalisme et de respect à l’égard du lecteur. On remarquera pourtant que cela revient à postuler que la durée de lecture est la même pour tous, ce qui peut sembler douteux.

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À cet égard, écartons l’argument de l’inégale « compétence » à lire, qui permet à certains de décrypter plus vite les signes sur les pages. Retenons plutôt celui de la subjectivité : en fonction du thème et du style, le goût des uns les conduit à survoler certains passages et à s’appesantir sur d’autres, dans des conditions qui varient avec les personnes. Une nouvelle objection se présente alors : il est concevable – allez savoir ! – qu’un algorithme ait établi qu’en moyenne, un texte de tant de signes est lu en tant de minutes, si bien que, statistiquement, l’indication ne serait pas fausse. Sous cet angle, l’indication du temps de lecture apparaît comme une sorte de conseil de prudence au lecteur : « Franchissant ce seuil, vous vous aventurez pour X minutes, mais pas plus ! ». C’est ce rapport vaguement craintif à la lecture, inquiet de perdre le contrôle, qui ne peut manquer d’intriguer.

L’impatience du lecteur

De nos jours, le temps manque, l’urgence prédomine et l’impatience gouverne : c’est la marque de l’époque. Au moment de se consacrer à la lecture, chacun traite donc l’attention qu’il lui accorde avec une extrême parcimonie : pas de temps à perdre, il faut aller droit au but ! Cela devrait inciter pourtant à réfléchir à la question avec davantage de recul. Au lieu de « gérer » son temps de lecture au chronomètre et de la standardiser, s’ensuivraient des considérations plus qualitatives. D’une littérature à l’autre, le rapport au texte n’est pas le même : un compte rendu de réunion ne demande pas le même rythme que la lecture de la presse quotidienne, d’un article de philosophie, ou d’un recueil de poésie. La diversité des textes renvoie à celle des manières de lire. C’est pourquoi Yves Citton nous invitait, dès 2014 dans Pour une écologie de l’attention, à développer une plasticité d’attention, une souplesse de temporalité permettant d’accommoder le regard d’une manière diversifiée suivant nos lectures.

Ce conseil d’hygiène intellectuelle et mentale questionne, plus en amont, nos intentions de lecteur. Il invite à cultiver avec soin un sens aigu de la curiosité, et à se méfier comme de la peste de la lecture à visée utilitaire, celle qui recherche urgemment une réponse précise à une question précise, sans se laisser distraire. En pratique, cela impliquerait sans doute de se résoudre à lire moins – pour se ménager du temps de lecture « à perte » – mais mieux – en sachant trouver l’angle inattendu qui fera considérer qu’en réalité ce temps n’est pas perdu puisqu’il nous a fait découvrir autre chose. À défaut, la lecture utilitaire dégénère en une sorte de zapping permanent de texte en texte. En effet, le paradoxe est qu’à force d’impatience, il malmène la capacité à rester concentré, cette faculté de mener jusqu’au bout sa lecture sans abandonner à la première contrariété, ou à la moindre distraction qui en fournit le prétexte.

La précarité du texte et la vulnérabilité de son auteur

Cet appel à la patience et à la curiosité du lecteur est d’autant plus de mise que le texte lui-même et son auteur apparaissent singulièrement démunis d’arguments pour capter et retenir l’attention. Comparé à la situation d’interlocution, la situation de lecture est privée de l’attraction qu’exerce la voix, de la co-présence physique des interlocuteurs et de ce que Ricœur appelle le « partage des voix », cette symétrie qui situe l’un et l’autre dans la complémentarité d’un « je »et d’un « tu « se faisant face et s’interpelant à tour de rôle (voir l’article de Paul Ricœur intitulé « Qu’est-ce qu’un texte ? », repris dans le recueil Du Texte à l’action). C’est pourquoi le philosophe n’hésite pas à qualifier le texte d’« orphelin », car son auteur de père est absent, livrant sa progéniture à elle-même.

Dans ces conditions, il assez tentant pour le rédacteur de prendre les devants et de ne rien négliger pour attirer l’attention de ses futurs lecteurs, dont il ne connaît au demeurant à peu près rien. Cela le conduit à recourir à de multiples artifices rhétoriques : phrases ultra-courtes, métaphores visuelles, style cinématographique, idées simples et formules-chocs. La démagogie menace en permanence le genre journalistique. Elle s’apparente à de la flatterie, dans la mesure où le lecteur lit et retient facilement ce qu’il pourra aisément reprendre à son compte pour se valoriser ensuite auprès des tiers, comme l’analyse Daniel Bougnoux dans La communication par la bande. Ignorant à qui il s’adresse, l’auteur est ainsi conduit à utiliser les grosses ficelles pour privilégier les motifs qui font mouche auprès du plus large public. Cela conduit à privilégier le cadre de référence habituel du lecteur, au lieu de l’élargir, et à considérer qu’un banal incident près de chez lui est à ses yeux plus important qu’un événement majeur dans une contrée lointaine.

L’auteur peut aussi remédier à sa propre absence en s’adressant au téléspectateur avant le lecteur. La stratégie du « vu à la télé » consiste à miser sur le crédit que l’apparition répétée sur le petit écran suscitera chez le lecteur, le prédisposant à un meilleur accueil par la suite. Le moment venu, la signature au bas du texte, associée à la photo de l’auteur, fournit alors un simulacre de présence physique. Le problème est qu’il ne s’agit pas du même exercice. Le style télévisuel impose des interventions brèves, peu compatibles avec les idées neuves, qui nécessiteraient d’amples développements. Les « bons clients » des médias font rarement progresser le débat.

Si la notoriété de l’auteur est faible, le risque n’est pas négligeable que son texte, livré à lui-même, échoue à trouver son lecteur. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il faut que le texte, orphelin de père, devienne l’enfant adoptif du lecteur, c’est-à-dire qu’il rencontre les attentes de ce dernier. Lire signifie alors littéralement écouter : le texte se répand à l’oreille comme une parole vive, le monde du texte et celui de l’auteur entrant en communication de plain-pied. D’abord étrangère au lecteur, la référence du texte lui devient proche, inscrite dans le sol du vécu, telle une partition musicale convertie en émotion pure. Ce qui passe alors inaperçu, à la faveur de ce succès même, c’est le discret travail de traduction effectué par le lecteur, dans le rôle, non de simple décrypteur de signes, mais d’interprète du sens du texte. Suspendu dans l’écrit, le sens vécu a resurgi chez son lecteur. Par quelle miraculeuse opération cela se peut-il ?

Qu’est-ce que lire un texte ?

Le texte orphelin est adopté par le lecteur quand il rencontre l’horizon d’attente de ce dernier. Imaginons par exemple que tel passage de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique, parvienne à entrer en sympathie avec les attentes du lecteur : « L’individualisme  est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (chapitre II de la deuxième partie, tome II). En l’occurrence, notre lecteur perçoit qu’il y a une analogie possible avec la forme d’entre-soi qu’il constate de nos jours. Par exemple, pour les loisirs et les vacances, on se réunit plutôt entre semblables.

Prolongeant sa réflexion, il se demandera peut-être si le phénomène explique aussi la sorte de communautarisme qu’on observe sur les réseaux sociaux. S’agit-il bien, alors, d’un sentiment « réfléchi et paisible », et n’est-il pas plutôt de type irréfléchi et compulsif ? Et que penser de cet abandon de la grande société à elle-même ? D’ailleurs, Tocqueville vise-t-il un repli momentané ou une dépolitisation plus durable ? Et la frontière entre sphères publique et privée ne s’est-elle pas aujourd’hui transformée, voire effacée ? On le voit, le travail de rapprochement entre vision de l’auteur et monde du lecteur demande du temps et de l’imagination. Comme à chaque fois que nous interprétons un texte, nous recherchons en quoi la visée du texte rencontre notre horizon d’attente et s’il recoupe notre propre expérience. Cela nous conduit à une confrontation critique entre nos catégories et celles de l’auteur.

De la sorte, l’activité de lecture déclenche chez le lecteur un travail d’allers et retours entre le monde du texte et celui du lecteur. Dès qu’un passage nous interpelle, notre lecture se met en suspens, tandis que s’enclenche une recherche sur le sens personnel que ce développement revêt pour nous. Notre regard quitte le texte et se fait vague un certain temps, avant de reprendre sa lecture. Nous oscillons entre le dedans du texte et son dehors, entre projection dans l’appartenance au monde du texte et distanciation pour revenir au nôtre, nous demandant s’il y fait sens aussi.

Ce détour par l’imagination et cette oscillation entre appartenance et distanciation est le geste même de la pensée. C’est lui qui prend du temps et déjoue les prévisions chronométriques. Car il n’a rien à voir avec l’immédiateté, l’instantanéité, la prévisibilité d’une connexion informatique. Il est le temps, non du décryptage du texte, mais d’un dialogue incertain avec ce dernier, une quête pour rencontrer sa visée, comme on tente de croiser un regard. La lecture est pensée car elle est cette recherche de passerelles. Les trouver affecte le lecteur et le transforme en retour. Ces allers et retours peuvent même se poursuivre après lecture, conduisant parfois à revenir au texte pour une nouvelle lecture. Être ainsi rattrapé et travaillé par ce qu’on a lu, c’est vivre avec la pensée.

Il est aussi des lectures machinales, presque distraites, par lesquelles nous enregistrons des informations homogènes, si familières qu’elles ne nous demandent aucun effort. Nous y sommes chez nous et c’est sans problème. En revanche, il serait à craindre que ce régime s’étende à l’ensemble de nos lectures. Car cela signifierait que nous ne savons plus nous dépayser : soit que nos habitudes de lecture se bornent au connu, soit que nous lisions de tout, mais sans nous exposer à l’altérité du texte. Il n’est alors nul besoin de pause pour réfléchir, ni rien à rapprocher ou comparer. Par train-train ou frilosité, le danger serait de ne plus nous risquer au contact des textes. Nous serions alors parfaitement prévisibles dans nos temps de lecture, activité qui n’aurait plus rien d’une aventure.

Si la lecture peut l’être, cependant, c’est parce qu’en se plongeant dans le texte – loin de toute visée utilitaire et jusqu’à nous y perdre – elle peut être l’occasion de nous y trouver, mais changé. À l’inverse, lire un texte marquant d’un seul trait reviendrait à avaler un grand cru comme du sirop, aplatissant saveurs, arôme, bouquet et autres dans une sorte de continuité imperturbable et indifférenciée. Ce serait le triomphe de la gestion, ce tropisme digestif qui amalgame les singularités en un tout homogène où tout se vaut. Pour s’en prémunir, on peut s’inspirer des exigences de l’écoute, qui requiert une posture questionnante, mais humble. Car si l’on s’installe dans le confort de n’être surpris par rien, à quoi bon lire et pourquoi écouter ?

Pensons enfin à celles et ceux qui se trouvent en situation d’entremetteurs entre auteurs et lecteurs : journalistes, éditeurs, concepteurs et animateurs de médias… Pour que la lecture soit une aventure, il leur revient de cultiver la curiosité du lecteur. Écrire est un art difficile qui demande protection et mise en valeur. Le lecteur doit donc se sentir, non pas flatté dans ses habitudes, mais encouragé à relever les défis de l’esprit d’ouverture.


Pierre-Olivier Monteil

Philosophe, Docteur en philosophie politique à l'EHESS