Savoirs

Erving Goffman,
Chicago 1950

Sociologue

Né en 1922, et mort il y aura tout juste 40 ans ce 19 novembre, Erving Goffman fut le condisciple et ami d’Howard Becker sur les bancs du département de sociologie de l’Université de Chicago. Quand un très grand sociologue rend hommage à un autre en brossant à grand traits le paysage de ce qu’on appelle la « seconde école de Chicago ».

Voici une anecdote à propos d’Erving Goffman[1]. Ses ouvrages, à eux seuls, ne permettent pas de comprendre Goffman entièrement. Je suis probablement l’une des désormais rares personnes qui se souviennent encore de lui pour l’avoir connu personnellement. Cette anecdote remonte à une période proche de la fin de sa vie, lorsqu’il travaillait à Las Vegas, dans le Nevada, où il avait endossé le rôle – le travail, en réalité – d’un croupier de blackjack. Et, de fait, il distribuait des cartes de blackjack pour observer les gens qui s’adonnaient aux jeux d’argent, observations qu’il n’a jamais été en mesure de consigner pleinement.

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Voici l’histoire qu’il m’a racontée. Il vivait dans une sorte de résidence comme il y en a un certain nombre à Las Vegas, semblable à un motel mais qui est en réalité un immeuble d’appartements : un bâtiment d’un étage divisé en une série de petits appartements donnant sur une cour centrale. La plupart des gens qui vivaient là travaillaient dans les casinos comme croupiers ou serveuses, et il y avait aussi quelques musiciens. Il pensait que j’apprécierais cette histoire, ayant été, moi-même, un temps musicien.

Il m’a raconté qu’un jour un de ses voisins musiciens avait fait une crise psychotique. Il s’était précipité dans la cour centrale, nu comme un ver, en criant et en hurlant des propos inintelligibles, tandis que ses amis essayaient, désemparés, de le calmer. Le gérant de l’immeuble avait déjà appelé la police pour qu’elle s’occupe du problème, alors Erving a observé la situation, il l’a évaluée, puis il s’est dirigé vers l’homme qui faisait cette crise psychotique et lui a dit : « Écoute, la police va arriver. Quand ils seront là, ils vont te poser des questions. Ils vont te demander si cela t’est déjà arrivé. Je ne sais pas si c’est le cas ou non, mais tu réponds que non, ça ne t’es jamais arrivé. Ils vont également te demander si tu es en bonne santé et tu réponds non, que tu ne te sens pas bien depuis plusieurs jours. Que c’est sûrement un rhume ou de la fièvre ou quelque chose. » Telles étaient donc ses instructions, et ensuite les policiers sont arrivés. Le type avait compris qu’il était dans son intérêt de suivre ces conseils, alors il leur a expliqué que rien de tel ne lui était jamais arrivé auparavant, qu’il ne se sentait pas bien depuis plusieurs jours, etc., et les policiers lui ont conseillé de consulter un médecin et de se reposer et sont repartis.

Ce type faisait partie du groupe de musiciens qui s’était assemblé autour de lui. Et aucun de ces musiciens n’avait jamais eu affaire aux autres résidents ; ils formaient une sorte de caste à part, une élite autonome peu désireuse de se mêler aux gens ordinaires. Goffman faisant partie des gens ordinaires, ils ne l’avaient jamais salué. Une fois la police partie, et après avoir ramené leur ami chez lui, ils se sont adressés à Erving pour l’inviter à prendre un verre. Il a estimé que je serais sensible à ça, au fait que maintenant ils comprenaient qu’il était OK et pouvait être traité comme l’un des leurs.

Ce dont je veux parler aujourd’hui, c’est du légendaire département de sociologie de l’université de Chicago durant l’une de ses deux grandes périodes. La première période remonte aux années 1920, lorsque le professeur Robert E. Park, un ancien journaliste, menait une immense recherche collective, assez mal coordonnée mais très complexe, sur la ville de Chicago, qui est certainement la ville la plus étudiée au monde. Park, que je n’ai jamais eu la chance de rencontrer, était apparemment très persuasif et, par conséquent, des gens appartenant à tous les départements de sciences sociales du campus conduisaient des recherches autour de ses idées. Non seulement en sociologie, mais aussi en histoire (il fut l’instigateur d’une célèbre histoire de Chicago en trois volumes), en science politique, où les chercheurs étudiaient la politique des quartiers, et en économie, où les chercheurs regardaient des choses comme la valeur des biens fonciers, etc. Partout des travaux de recherche se déroulaient, tous fondés sur un texte clé dont il était l’auteur, The City as a Laboratory for the Study of Human Behavior. Aujourd’hui encore, des sous-domaines entiers de la sociologie trouvent leur origine dans des phrases extraites de cet essai.

Cette période a produit toute une génération de sociologues remarquables, dont beaucoup de noms demeurent célèbres. Louis Wirth, par exemple, qui étudiait la structure et la vie urbaine et a fait une thèse sur le ghetto en tant que forme d’organisation sociale. Ou Everett C. Hughes, qui était mon professeur et qui a formé toute une génération d’étudiants aux community studies et surtout à la sociologie du travail, car il avait retenu cette phrase dans l’essai de Park : « In the city, every kind of work tends to the organizational form of the profession. » (« Dans la ville, tout travail participe de la forme organisationnelle de la profession. ») Park avait simplement laissé traîner ce propos, là, parmi trente ou quarante semblables déclarations. Hughes a passé sa vie à développer les implications de cette remarque.

Un troisième sociologue resté célèbre est Herbert Blumer, qui a inventé l’expression d’« interaction symbolique », connue de la plupart des sociologues. Blumer avait également étudié auprès du célèbre philosophe George Herbert Mead. Un autre illustre membre de cette génération, Samuel Stouffer, fut l’un des principaux artisans des méthodes quantitatives en sociologie. Tout cela se passait en même temps, et les gens qui ont quitté ensuite Chicago (car ils étaient peu ceux qui n’avaient pas été formés là, le département d’origine ayant formé la plus grande partie de tous les sociologues des États-Unis à l’époque) se sont disséminés dans tout le pays où ils ont monté, à leur tour, des départements de sociologie. Ces diplômés étaient très différents les uns des autres non seulement en termes de centre d’intérêt mais aussi de savoir-faire, à l’image des trois professeurs susmentionnés, mais au sein de la discipline les gens associaient d’une telle manière le mot « Chicago » au département que cela a fini par conférer à ce dernier une réputation d’« école de pensée », notion dont l’organisation pédagogique du département est devenu l’incarnation.

Je voudrais introduire un petit peu de théorie ici. Un de nos étudiants à Northwestern (j’étais professeur à l’université de Northwestern, au nord de Chicago, à l’époque) a développé il y a quelques années une idée que j’ai trouvée, et trouve toujours, extrêmement utile pour parler de ce qu’on appelle l’école de Chicago. Sam Gilmore, qui avait pour objet d’étude les compositeurs de musique contemporaine, faisait une distinction entre école de pensée et école d’activité. Or, on parle de « l’école de Chicago » – et je me souviens que Louis Wirth, souvent qualifié de membre de la « première école de Chicago », disait qu’il ne comprenait pas ce que les gens voulaient dire lorsqu’ils parlaient de l’école de Chicago. Il ne parvenait pas, selon ses dires, à songer à une seule idée qui aurait été partagée par l’ensemble des membres du département. « Nous sommes tous très différents, chacun a ses propres idées. »

Comment comprendre ce phénomène ? Selon Gilmore, une école de pensée est créée depuis l’extérieur de l’organisation dont on parle, et ses membres ignorent bien souvent en faire partie. Ils peuvent même ne pas se connaître entre eux et, souvent –comme dans le domaine qu’il étudiait, la composition musicale contemporaine –, ils ne se connaissent effectivement pas ; ils sont disséminés un peu partout dans le monde et partagent très peu de points communs. Souvent, leurs idées et manières de faire sont contradictoires.

Une école d’activité, en revanche, est un groupe dont les membres font réellement quelque chose ensemble. Et Gilmore a pu (à partir de ses études sur les compositeurs contemporains à New York) décrire ce que faisait une école d’activité. Un grand nombre de compositeurs new-yorkais en total désaccord sur maintes considérations esthétiques et compositionnelles parvenaient néanmoins à se réunir et à organiser des concerts où la musique de chacun était jouée, et ce en dépit de leurs divergences théoriques. En unissant leurs efforts de la sorte, ils parvenaient à vendre suffisamment de billets pour couvrir les frais de location d’une salle de concert, étant donné que chacun d’entre eux jouissait d’un certain nombre de fans, de fidèles et de parents capables de fournir la recette nécessaire pour organiser un véritable concert, encore une fois en dépit de profonds désaccords d’ordre théorique. C’est ça une école d’activité : des gens qui connaissent suffisamment un domaine et partagent suffisamment d’intérêt pour ce même domaine pour s’impliquer dans certains types d’activités collectives.

J’avais toujours été sous l’impression que le département de Chicago, la première « école de Chicago », à l’histoire de laquelle Jean-Michel Chapoulie a consacré un livre magnifique, était une école de pensée. À la fois les gens qui en faisaient partie de l’intérieur, mais aussi et surtout ceux à l’extérieur, en parlaient comme d’une chose à laquelle tous participaient. Certes, ils y participaient, mais ce à quoi ils participaient était une entreprise.

Ils menaient des activités spécifiques, formaient des étudiants, donnaient des cours, délivraient des doctorats, publiaient collectivement une revue, l’American Journal of Sociology. Et ils plaçaient leurs étudiants dans des postes d’enseignement, de sorte que partout où vous alliez dans le pays – et c’était et c’est toujours un grand pays avec de nombreux départements de sociologie –, vous aviez de grandes chances de tomber sur quelqu’un avec un doctorat obtenu dans ce département, quelqu’un qui avait été placé là par Robert Park, Ernest Burgess ou un autre des professeurs, quelqu’un qui connaissait quelqu’un qu’ils appelaient en disant : « Auriez-vous une personne à me proposer ? Nous avons besoin d’un enseignant pour un cours d’introduction à la sociologie. » « Oui, nous avons un jeune homme qui est très bien » (et, oui, il s’agissait surtout, mais pas exclusivement, d’hommes à cette époque), « Je vais lui demander de se mettre en contact avec vous. » Donc partout où vous alliez, il y avait des gens de Chicago.

C’était ça la première école de Chicago, la version originale : une invention créée par des individus extérieurs à cette prétendue entité qui avaient pour particularité de voir un lien entre ce qu’enseignaient Herbert Blumer, Louis Wirth, Everett Hughes ou encore Samuel Stouffer, et ce collectif d’individus a baptisé cela la Chicago School. Dans certains cas, les membres du département ne s’appréciaient même pas, voire ne s’adressaient pas la parole. (J’ai oublié de citer un autre grand nom associé à ce département : William F. Ogburn, le sociologue qui a convaincu le gouvernement américain qu’il fallait financer de vastes enquêtes sociales et des opérations de collecte de données à l’échelle de la nation, et ce afin d’identifier ce qu’il appelait les « tendances sociales récentes ». Et des instances gouvernementales ont effectivement publié plusieurs volumes de tendances sociales récentes telles que Will Ogburn les avait définies.)

Puis la Seconde Guerre mondiale a éclaté, bouleversant tout. Une cohorte d’étudiants en doctorat ont vu leurs études interrompues et se sont retrouvés dans l’armée ou la marine et, dans de nombreux cas, sont restés absents plusieurs années durant. Une fois la guerre terminée, le GI Bill prévoyait que, si vous aviez servi dans l’armée pendant ces années, vous aviez droit à des études universitaires gratuites et vous receviez, si je me souviens bien, 20 dollars par semaine, ce qui n’était pas une fortune mais permettait de vivre (et même de subvenir aux besoins d’une famille) pendant plusieurs années tout en préparant une licence ou même un doctorat. Et le GI Bill couvrait aussi les frais de scolarité et le coût des livres.

Tout d’un coup, le département de sociologie de Chicago, qui comptait dix professeurs, voire un ou deux de plus par moments, s’est retrouvé à accueillir deux cents étudiants potentiels parce que les professeurs ne savaient pas dire « non » ; et soudain, ils étaient là. Et parmi ces étudiants, il y avait quelques jeunes comme moi qui n’étaient pas assez âgés pour être engagés dans l’armée et s’étaient faufilés dans le groupe. (Je dis souvent aux gens que le secret de la réussite de ma carrière tient au fait que je sois né la bonne année). En effet, né en 1928, j’étais trop jeune pour faire partie de l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale, donc trop jeune pour être mobilisé, et ensuite trop vieux pour participer à d’autres conflits armés. J’ai tout bonnement échappé à ça, et j’étais donc au bon endroit au bon moment lorsque le baby-boom est arrivé, lorsque les universités se sont remplies d’étudiants avec personne en face pour leur dispenser un enseignement. Les jeunes comme moi ont pu ensuite trouver aisément du travail, des postes auxquels nous n’aurions, sinon, probablement jamais eu accès.

Donc nous étions tous là, deux cents étudiants et dix enseignants, et il était parfaitement évident pour tout le monde que nous étions en surnombre et qu’il était impossible de nous faire cours. Alors, nous nous sommes plus ou moins instruits les uns les autres. C’était une génération hors du commun parce que beaucoup d’entre nous avaient une expérience de la vie bien supérieure à celle de l’étudiant moyen – des gars qui avaient vécu dans des endroits étranges, vu toutes sortes de situations, étaient avides d’apprendre, ouverts sur le monde. Des gars malins qui comprenaient parfaitement qu’ils avaient là une opportunité à ne laisser passer sous aucun prétexte.

Nous nous enseignions donc les uns les autres, assis autour d’un café dans la partie cafétéria du drugstore du coin, ou dans les couloirs, où beaucoup d’entre nous allaient fumer, devant la salle de lecture de la Harper Library. Dans cette salle de lecture se trouvaient les volumes reliés des quelques revues de sociologie publiées à l’époque, revues qu’il nous fallait lire, ce que nous faisions tous. Fumer était interdit dans la bibliothèque, mais pas dans le lobby. Et ceux d’entre nous qui fumaient (ce qui était mon cas à l’époque) trainaient là et s’enseignaient les uns les autres, s’engageaient dans des grandes discussions autour de toutes sortes de sujets abordés en cours. Par la suite, nous avons commencé à parler de nos projets de recherche, car l’une des choses sur lesquelles les professeurs étaient tous d’accord était que nous étions là pour apprendre à faire de la recherche et qu’il fallait s’y mettre. On nous a encouragés très tôt à choisir un projet de recherche, quel qu’il soit, lequel deviendrait à terme le sujet de notre mémoire de maîtrise. Certains des étudiants plus âgés, qui revenaient de la guerre, avaient déjà rédigé un tel mémoire et c’était tant mieux – nous n’avions aucune idée comment nous y prendre alors qu’eux si, et ils nous ont aidés.

Erving Goffman était incontestablement la vedette du groupe, celui que les étudiants de cette génération considéraient comme le plus brillant de tous.

Le département avait défini cinq domaines sanctionnés par des examens préliminaires (les « prelims »). Il fallait en choisir trois parmi les quatre ; par exemple, la psychologie sociale, ou la démographie. Chaque domaine « appartenait » à l’un des professeurs, ainsi la psychologie sociale appartenait à Herbert Blumer (que beaucoup considèrent comme le père de l’interactionnisme symbolique). L’organisation sociale à Everett Hughes et Lloyd Warner, un anthropologue qui devait sa réputation à un livre monumental sur les Murngin (décrits à l’époque comme un peuple australien « aborigène »), puis à la publication de plusieurs volumes consacrés à son étude de « Yankee City », une petite ville de La Nouvelle-Angleterre. Philip Hauser était quant à lui responsable du domaine population et démographie. La théorie appartenait à Louis Wirth. Donc, vous en choisissiez trois, passiez vos examens et croisiez les doigts.

Ensuite, il fallait écrire un mémoire. C’est là qu’on a commencé à chanter parce qu’aucun d’entre nous ne savait comment faire. Heureusement donc qu’il y avait des étudiants plus âgés, qui terminaient leur doctorat et savaient rédiger un mémoire de maîtrise. On a appris ce que nous devions faire en lisant leurs travaux et en leur demandant de nous expliquer comment ils avaient procédé.

J’avais quelques connaissances, par exemple, en matière de travail de terrain, étant donné qu’un des cours obligatoires en début de cursus s’intitulait « Introduction au travail de terrain ». Ce cours, dans lequel on était envoyé sur le « terrain », était dispensé par Hughes (qui se contentait de justement nous envoyer sur le terrain, et c’est à peu près tout). Chacun se voyait affecter un secteur de recensement de la ville de Chicago. (Un secteur de recensement est une très petite unité, sans doute environ un quart de mile carré [600 m2], sur lequel on trouve des statistiques dans les rapports du recensement américain qui descendait jusqu’à une unité d’aussi petite taille.) Donc, on nous envoyait par deux dans ces secteurs de recensement afin de faire des « exercices ». Le premier consistait à examiner les statistiques relatives à notre secteur de recensement : le ratio hommes-femmes, par exemple, le niveau d’éducation, de revenu, etc., afin d’avoir une vague idée de ce qu’on serait amené à rencontrer au moment de se rendre sur notre secteur.

Nous étions censés y rester vingt-quatre heures, c’était là un autre des fameux exercices, pour voir et décrire qui se trouvait dans la rue à toute heure du jour et de la nuit. Ensuite, il s’agissait de faire le tableau de parenté de quelqu’un, lui demander de nous aider à construire son arbre généalogique, qui étaient ses parents, ses oncles, ses cousins, etc. ? Il fallait en outre organiser une sorte de réunion de groupe. Précisons que la plupart de nos secteurs de recensement se trouvaient dans la communauté africaine-américaine située tout près de l’Université. Mon binôme et moi sommes donc allés dans une église noire, qui était en fait la première église chrétienne dans laquelle je mettais les pieds de toute ma vie, et le second bâtiment religieux de quelque nature que ce soit dans lequel j’entrais, le premier étant le temple juif conservateur où mes parents m’avaient obligé à prendre part à une bar-mitsva.

Le service religieux que mon partenaire de recherche et moi-même avons « observé » était un véritable spectacle. Le dimanche matin, nous sommes d’abord allés assister au catéchisme ; et quand l’enseignant du catéchisme nous a demandé si nous avions quelques mots à dire aux enfants, je ne savais pas quoi dire, mais, Dieu merci, mon partenaire si, et il a dit quelque chose d’assez simpliste, félicitant les enfants sur la façon dont ils avaient appris leurs leçons. (Ce n’était probablement pas la leçon édifiante à laquelle l’enseignant s’attendait, étant davantage habitué, sans doute, à accueillir des étudiants en théologie qu’en sociologie.) Enfin, nous étions aussi censés faire trois entretiens sur ceci ou cela, généralement quelque chose qui intéressait Hughes à ce moment-là. Et c’est ainsi que nous étions supposés « savoir-faire du travail de terrain ».

À la fin de cette première année, j’ai suivi un cours de « travail de terrain avancé ». Je ne savais pas en quoi cela consistait exactement. Or, à cette époque, je jouais déjà du piano de manière professionnelle. Comme je travaillais en tant que pianiste dans des bars, des boîtes de strip-tease et d’autres endroits de ce genre, je me suis dit pourquoi ne pas commencer un mémoire de maîtrise sur ce sujet ? D’autant plus que Burgess, le professeur qui donnait ce cours, nous laissait le choix entre deux possibilités : soit nous travaillions à remplir douze questionnaires sur la vieillesse pour une étude qu’il menait, soit nous choisissions un sujet pour commencer un mémoire.

Voilà qui devait me décider car je n’avais aucune envie de passer l’été à interroger des vieux. Je savais que si je couchais sur le papier tout ce que j’observais et entendais en tant que pianiste dans un trio qui jouait dans un bar de la 63e rue, cela constituerait mes notes de terrain et, par un processus mystérieux, que Hughes n’avait jamais pris le temps de nous expliquer, elles pourraient se métamorphoser en un rapport de recherche.

À la fin de l’été, j’avais peut-être 20 ou 30 pages dactylographiées de notes de terrain ; Burgess m’a envoyé voir le professeur Hughes parce que « les occupations et les professions » étaient sa spécialité, et ensuite une chose a conduit à une autre. Hughes était toujours heureux de me voir, alors qu’habituellement il n’était pas ravi de s’entretenir avec des étudiants qui, selon lui, s’immisçaient dans son travail. Il faut savoir qu’à cette époque la sociologie des professions consistait principalement à étudier les professions prestigieuses, comme la médecine et le droit, le clergé, etc., des choses qui avaient une excellente réputation publique et dont on pensait, comme Talcott Parsons le soulignerait plus tard, qu’elles incarnaient les valeurs « supérieures » (c’est-à-dire plus respectables) de la culture américaine.

C’était une drôle de façon de voir les choses, vraiment, et Hughes était toujours à la recherche d’étudiants disposés à étudier des professions modestes où les gens n’étaient pas aussi distingués et imbus de leur profession, de leur mission sociale et de tout le reste. Des gens comme les musiciens dont je faisais partie, qui jouaient dans des bars, et toutes les personnes avec qui je travaillais et qui figuraient dans mes notes de terrain. Après avoir lu ces notes, il a semble-t-il décidé de m’encourager, ce qu’il a fait, et j’ai fini par écrire un mémoire de maîtrise sur ces musiciens. Je lui donnais mes notes de terrain au fur et à mesure, et lui les annotait de toutes sortes de commentaires et d’interrogations.

Mais Hughes n’enseignait pas comment transformer des notes de terrain en une thèse ou un rapport de recherche. Lorsque j’ai demandé sur quoi, précisément, je devais écrire, il m’a répondu : « Prends une idée de ton mémoire de maîtrise et tu en fais le thème. » J’ai complété cette instruction sommaire des conseils glanés auprès des étudiants plus âgés et de la lecture d’une thèse dirigée par Hughes, qui portait en effet sur des médecins, due à un sociologue canadien du nom d’Oswald Hall. Hall avait décrit clairement tout son procédé. Il avait plusieurs idées plutôt simples qui étaient très efficaces. Il étudiait les carrières, qui consistaient en l’occurrence à passer d’un poste à un autre dans le système des cabinets et des hôpitaux qui composait le monde du travail médical, tel médecin obtenant un poste dans tel hôpital, pour ensuite devenir l’associé de tel médecin et travailler dans son cabinet, et ainsi de suite.

Je me suis dit que je pouvais adapter ce principe. J’ai lu attentivement la thèse de Hall et à chaque fois qu’il passait voir Hughes, je le bombardais de questions assez simplistes, « comment passe-t-on des entretiens à ce genre de rapport ? », etc. ; et il a été assez gentil pour m’expliquer comment faire. Et tous les autres autour de moi faisaient la même chose : nous commencions nos recherches, nous nous consultions les uns les autres, nous consultions des étudiants plus âgés, nous consultions occasionnellement un professeur (mais souvent beaucoup plus tard dans le processus). Tout cela semblait très désordonné, mais en réalité beaucoup de travail a été accompli, et cette génération de chercheurs est considérée aujourd’hui comme appartenant à une sorte d’âge d’or.

Ainsi, à partir de la fin des années 1940 et tout au long des années 1950 et 1960, il y a eu une remarquable efflorescence de recherches et d’idées. Toutes sortes d’idées étaient abordées et approfondies… collectivement. Hughes proposait un séminaire hebdomadaire sur les métiers et les professions qui était l’occasion pour nous de raconter les uns aux autres où nous en étions. Hughes avait instauré quelque chose d’important : il interdisait que nous nous enquiquinions entre nous avec des questions insolubles. De mon temps, la question préférée portait sur l’échantillon : es-tu sûr que ton échantillon est bon ? Eh bien, la vérité c’est que personne n’a jamais un bon échantillon. Ce n’est tout simplement pas possible. En ethnographie aussi c’est le cas de toute façon. Et si quelqu’un vous dit que son échantillon est aléatoire, regardez-le de près. Il ne l’est pas. Parce que c’est incroyablement difficile de faire quelque chose comme ça, et le jeu n’en vaut pas la chandelle à moins de vouloir arriver à un certain type de conclusion. Donc, dès les débuts de ce séminaire, Hughes a catégoriquement proscrit toute question portant sur les échantillons : « Je ne veux pas en entendre, vous m’oubliez ça ! »

Les professeurs avaient des idées très diverses sur la façon de faire de la recherche, chacun nous apportait quelque chose, mais parfois les messages se contredisaient : Herbert Blumer aimait à dire que si nous voulions vraiment comprendre un domaine de la vie sociale – si nous voulions, comme il le disait de manière théâtrale, « retirer le voile sur la réalité de la vie sociale », il nous faudrait y consacrer quinze ou vingt ans. Eh bien, je n’avais aucune envie de passer quinze ou vingt ans à rédiger une thèse. Beaucoup d’entre nous se sont donc tournés vers des gens comme Hughes, des gens capables de nous aider à accomplir ce travail. « Vous avez recueilli ceci, alors que savez-vous maintenant ? Dites-moi ce que vous avez appris, rédigez-le, faites un premier jet, montrez-le moi. »

Au bout d’un certain temps, on lui montrait quelque chose et il disait : « Pourquoi vous me montrez ça ? » Je travaillais pour lui, j’interviewais des instituteurs, je faisais tous ces entretiens, je les transcrivais et je les lui soumettais, et un jour il m’a dit : « Pourquoi me donnez-vous ces entretiens ? » et j’ai répondu que je pensais avoir été engagé pour faire justement ça, et lui de rétorquer : « Vous savez comment faire, non ? Alors fichez-moi la paix. » Eh bien, c’était une excellente façon d’enseigner, parce qu’il avait raison : je savais comment m’y prendre à ce moment-là. Nous nous rencontrions et échangions des idées, non pas dans un rapport professeur à étudiant, mais davantage comme deux chercheurs qui collaborent sur un projet de recherche. D’autres étudiants, qui travaillaient avec d’autres professeurs, ont développé d’autres types de relations avec leur superviseur.

Erving Goffman était incontestablement la vedette du groupe, celui que les étudiants de cette génération considéraient comme le plus brillant de tous. Goffman se distinguait notamment parce qu’il aimait débattre avec Louis Wirth. Wirth était passé maître dans l’art du débat. L’une de ses spécialités était de donner des conférences à propos de l’influence néfaste de l’Église catholique sur les sciences, en prenant Galilée comme exemple célèbre. Et il y avait toujours plusieurs prêtres parmi les étudiants, lesquels, dès qu’il commençait sa rengaine, avaient pour habitude de poser le front sur leur pupitre en attendant qu’il ait fini. La plupart d’entre nous savaient qu’il valait mieux ne pas chercher à parlementer avec lui, car non seulement il était sarcastique mais il usait de toutes les astuces en matière de débat déloyal pour s’assurer que tout le monde comprenne bien qu’il était plus intelligent que quiconque désirait lui donner du fil à retordre. Un jeune prêtre français, le père Jean Jammes, connaissait quant à lui parfaitement ce domaine de l’argumentation, et il débattait avec Wirth jusqu’au match nul !

Erving Goffman n’avait pas le talent du père Jammes pour les débats, mais il s’y essayait aussi. Un jour, Wirth a choisi de parler d’« opérationnalisme », qui était à la mode à l’époque. Dans ce système, les concepts étaient définis par l’opération à l’origine de la collecte de données incarnant l’idée. Un nommé Bridgman, un philosophe des sciences je crois, était à l’origine de cette idée. Selon Wirth, Bridgman était un imbécile et il ne se privait pas de le faire savoir. Peu de temps après, Erving est arrivé en classe avec le livre de Bridgman sous le bras. Il a dit : « Professeur Wirth, vous avez dit jeudi que Bridgman affirmait que bla bla bla… Laissez-moi vous lire ce qu’il dit ». Wirth l’a regardé, avant de rétorquer : « De quelle édition s’agit-il, M. Goffman ? » On a donc appris à éviter de chercher des noises à Louis Wirth.

Herbert Blumer pratiquait un autre style d’enseignement. Je ne sais pas si ceux qui ont lu ses principaux articles le remarquent, mais ces textes reprennent presque tous la même forme, à l’image de son célèbre article sur l’opinion publique : « Il y a trois façons dont les gens étudient aujourd’hui l’opinion publique : a), b) et c). a) est faux pour les raisons suivantes… b) est faux pour ces autres raisons… c) est également faux … La bonne façon de l’étudier est la suivante… », façon fondée sur les principes empruntés par Blumer aux impénétrables retranscriptions des conférences de George Herbert Mead sur la psychologie sociale. Et Blumer avait effectivement transformé le contenu des conférences de Mead en un système de pensée hautement utilisable et compréhensible. C’était en quelque sorte le fondement général de ce que nous faisions. Cela ne nous aidait pas particulièrement à faire nos recherches, mais participait à nous tenir à l’écart de toutes ces questions sur la nature de la société et ce genre de choses, et à nous indiquer les éléments spécifiques à repérer. Et dès lors qu’on travaillait avec quelqu’un qui connaissait un domaine empirique spécifique, comme Hughes, quelqu’un capable de nous aiguiller vers les éléments spécifiques qui incarneraient des idées de cette façon, alors nous avions trouvé une mine.

Mais les étudiants disposaient d’un grand nombre de choix : il y avait dix ou douze enseignants selon les années, et chacun d’entre nous pouvait choisir les membres de son comité, l’unité de travail en quelque sorte, qui était, en fait, notre Chicago à nous. Et c’est ainsi ça que l’on faisait notre mémoire.

Nous étions nombreux dans ma génération d’étudiants, environ deux cents. Et si on regarde les quelque deux cents mémoires rédigés de la fin des années 1940 au début des années 1950, on s’aperçoit que les comités qui ont supervisé leur rédaction étaient composés de toutes les combinaisons possibles et imaginables des membres du corps enseignant, des professeurs dont nous, étudiants, étions sûrs – à l’époque, et avant de parfois se raviser – qu’ils étaient incapables de coopérer dans l’optique qu’un mémoire acceptable soit pondu.

Blumer était rarement choisi par les étudiants, même si tout le monde le considérait comme influent à bien des égards ; il était en effet particulièrement décourageant (c’est lui qui disait qu’il fallait vingt ans pour venir à bout d’une étude respectable.) On savait qu’il avait des choses à nous apprendre mais qu’il ne fallait pas se laisser entraîner dans ce genre de raisonnement. Hughes, en revanche, était très pragmatique et il donnait des conseils judicieux qui, si on les suivait, permettaient de terminer une thèse et d’obtenir son diplôme.

L’une des grandes figures de notre génération d’étudiants d’après-guerre était Donald Roy. Je ne sais pas si beaucoup de gens lisent encore aujourd’hui ses principaux articles. Roy avait pour objet d’étude les travailleurs du secteur industriel. Il avait travaillé dans un atelier d’usinage dans une importante usine pendant un ou deux ans et s’intéressait à un problème très précis : la restriction de la production, un sujet sur lequel Max Weber a écrit (c’est Hughes qui me l’a dit, mais je n’ai jamais rien trouvé) ainsi que d’autres, mais de manière assez disparate.

Bref, personne n’a étudié le sujet comme Roy l’a fait. Il travaillait donc comme machiniste dans un atelier où il était rémunéré à la pièce ; il y avait des douzaines de sortes de choses qu’il fallait fabriquer sur la machine et pour lesquelles certains gestes précis étaient requis et dictés par les gens de la gestion du temps (ou du time-study management) ; Les ouvriers étaient payés à la pièce. Mais très vite, ils ont trouvé des manières plus rapides de fabriquer certaines de ces pièces, sans toutefois les mettre en œuvre parce qu’ils savaient – ils pensaient savoir et l’expérience de Roy a montré qu’ils avaient raison de le croire – que s’ils augmentaient leur rendement, les gens du time-study management rappliqueraient pour chronométrer à nouveau chaque tâche et la pièce serait ainsi moins rémunérée.

Les ouvriers se mettaient donc d’accord entre eux pour fabriquer uniquement un certain nombre de pièces et pas une de plus dans le temps alloué. Ou pour fabriquer certes un peu plus que ce pour quoi ils étaient payés – c’était inévitable –, mais pas de manière à alerter la direction et à l’inciter à baisser la rémunération unitaire. Hughes a étendu cette idée en affirmant que les personnes qui effectuent un type de travail donné déterminent collectivement la nature et le niveau de l’effort de travail à fournir – ce qui est une notion très fertile. On peut aller loin en explorant cette notion, on peut étudier les médecins en se fondant sur ce principe, en posant les mêmes questions.

Le monde organisationnel de la sociologie est, aux États-Unis, un organisme d’un genre très différent par rapport à d’autres endroits du monde – il est bien plus fragmenté et correspond à ce que les anthropologues appellent le multicéphalisme.

Daniel Cefai, un chercheur français qui a fait un travail héroïque en lisant et en résumant les quelque 200 thèses écrites par ma génération, a découvert – une découverte remarquable, merveilleuse, quelque chose que je ne savais pas (enfin je le « savais » peut-être, mais pas vraiment, pas véritablement) – que les comités constitués par les étudiants pour superviser leur thèse étaient bien plus variés qu’aucun d’entre nous ne l’imaginait. (À ce jour, malheureusement, le travail de recherche de Cefai n’est toujours pas publié.) Certains étudiants avaient choisi Ernest Burgess, Will Ogburn et Everett Hughes pour faire partie de leur comité, ce qui avait de quoi surprendre quiconque connaissait la réputation de ces trois hommes. En fait, il est probable que la plupart des étudiants avaient senti que ce trio ne s’entendait pas au point de ne jamais s’adresser la parole. Mais je me souviens qu’un jour, après avoir obtenu mon doctorat et alors que j’étais devenu un membre très junior et temporaire de la faculté (mais ce qui signifiait que j’assistais aux réunions de la faculté), j’ai interrogé Hughes sur le sujet : « Comment se fait-il que vous et Ogburn ayez l’air ami ? » Il m’a regardé comme si j’avais perdu la tête (j’ai toujours pensé qu’il devait souvent ressentir ça) et m’a dit : « Vous plaisantez ? Will Ogburn et moi sommes de grands amis. C’est lui qui m’a appris à assembler les tableaux de mon livre sur le Canada français. » On en apprend tous les jours.

Nous avons tous été marqués par les enseignants qui étaient là, chacun d’entre eux. Ainsi, même si je n’ai jamais suivi les cours d’Ogburn, je comprenais ce qu’il voulait dire à propos de la mesure, je l’avais appris. Et c’était dans mes os, pour ainsi dire. Tout comme ce que Blumer avait à dire était dans les os des gens qui faisaient de la recherche hautement quantitative, ils savaient de quoi il parlait, et ils savaient que ces critiques avaient du poids, et qu’il fallait accorder la plus grande attention à ce qu’il disait et écrivait.

Faisons un bond en avant dans le temps. Nous sommes aux alentours de l’année 1970, cette même génération a maintenant pris ses marques et s’est établie. Ses membres ont tous trouvé un emploi grâce au baby-boom et à la formidable augmentation de la taille des départements de sociologie aux États-Unis, et ils ont été très productifs. Et donc Gary Fine a écrit un livre sur la « seconde école de Chicago », qui est maintenant l’école à laquelle Goffman et moi sommes décrits comme appartenant, et lorsque je réplique que « je ne sais pas pourquoi les gens nous appellent la seconde école de Chicago parce que nous n’avons pas grand-chose en commun », j’ai l’impression d’être Louis Wirth en 1950 lorsqu’il reniait toute appartenance à la version antérieure supposée de ce phénomène social. Mais la vérité est que nous avons beaucoup de choses en commun, et pas seulement les personnes directement associées à la Second Chicago School. Car il ne s’agit pas uniquement de Goffman, Becker, Anselm Strauss et d’autres noms de ce genre, mais de beaucoup d’autres personnes qui mènent des travaux auxquels on ne songe peut-être pas dans ce contexte, mais que nous connaissions tous, auxquels nous faisions tous référence et utilisions pour organiser notre propre pensée.

J’ai évoqué plus haut la distinction, telle que formulée par Sam Gilmore, entre école de pensée et école d’activité. La première école de Chicago n’était pas une école de pensée. Il y avait certes des liens manifestes entre la pensée de Robert E. Park et celle d’autres personnes, dont Ogburn, mais elles n’étaient pas pareilles. Les membres se comportaient comme une véritable école lorsqu’ils collaboraient pour faire émerger des thèses, publier l’American Journal of Sociology et faire toutes les autres choses qu’un département de sociologie en bon état de marche se devait de faire.

La seconde école de Chicago, comme on l’appelle, est composée de personnes qui partageaient, et partagent toujours, beaucoup d’idées, et qui, entre eux, sont tout autant d’accord qu’en désaccord. Certains membres de notre cohorte se consacraient à des recherches hautement quantitatives, mais nous ne les méprisions pas pour autant. Je ne faisais pas ce genre de recherche, et Goffman non plus, et eux ne faisaient pas ce que nous faisions, mais nous comprenions que nous faisions tous le même métier. Et l’une des caractéristiques de notre métier était la promotion de la recherche empirique. Par opposition à quoi ? Eh bien, à ce que faisaient effectivement d’autres écoles d’activité. Sur la côte Est, l’école de Harvard, dirigée par Talcott Parsons, créait des systèmes théoriques très abstraits, dont nous de voyions pas l’utilité. Les étudiants qui travaillaient avec Talcott Parsons ne savaient pas trop quoi faire de ce que nous faisions, et il apparaissait que nous ne nous préoccupions pas de certaines questions jugées importantes à leurs yeux.

Et à cette époque, l’entreprise de la sociologie s’était énormément développée. Devenu sociologue, j’ai assisté pour la première fois à une réunion de l’American Sociological Association et, de mémoire, elle comptait peut-être 1 000 membres, au grand maximum. Dans les années 1970, il y en avait sans doute entre 12 000 et 15 000. Aujourd’hui, nous sommes plus de 20 000 (je n’ai pas les tous derniers chiffres). C’est un écart considérable, cela fait une énorme différence. Aujourd’hui, par conséquence, il n’y a plus d’écoles de pensée capable de couvrir toute la panoplie des sujets que la sociologie prétend aborder. Autrefois, la théorie s’occupait de la famille, de la sociologie urbaine, des relations raciales, de la désorganisation sociale, six ou sept sujets qui se trouvaient être les sujets des cours habituellement dispensés aux étudiants de premier cycle. Des cours donc des postes d’enseignement à attribuer donc des sujets, des intitulés aisément identifiables. Aujourd’hui, il y a je ne sais combien de spécialités ! Je crois que l’American Sociological Association est maintenant divisée en sections, c’est-à-dire en réelles unités organisationnelles – celles qui comptent, celles où les gens se connaissent, se voient et discutent. Il y en a, je pense, trente ou quarante. C’est un monde bien différent de celui dans lequel ma génération a grandi.

Aujourd’hui, les départements dans un pays comme les États-Unis diffèrent à plus d’un titre de ce que je connais de la sociologie française, qui est très centralisée. Et aussi de la sociologie britannique. De plus, en raison essentiellement de leur nombre, et des distances géographiques qui les séparent, il est difficile de réunir tous les sociologues américains en un seul endroit. En France, ils sont tous à Paris, ou en chemin ou en partance ou de passage dans la capitale, et tout le monde se connaît – véritablement. Il serait impensable de mentionner un nom et qu’on vous réponde « qui ? ». Tout le monde sait qui est qui. Aux États-Unis, ce n’est pas le cas, j’en suis certain. Ainsi, le monde organisationnel de la sociologie est, aux États-Unis, un organisme d’un genre très différent par rapport à d’autres endroits du monde – il est bien plus fragmenté et correspond à ce que les anthropologues appellent, je crois, le multicéphalisme, avec de nombreuses têtes, de nombreuses branches, etc.

Voilà donc l’histoire de l’école de Chicago. Il est à peu près possible de dire qu’une telle chose existe, mais je conseille de ne pas trop la prendre au sérieux. De comprendre qu’il y a des choses que les gens acceptent bon gré mal gré, mais sur lesquelles ils sont souvent en désaccord. Et qu’il s’agit d’un organisme bien plus hétérogène et compliqué qu’aucune formule commode ne peut en rendre compte.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Borraz


[1] Ce texte est la transcription de la conférence que j’ai donnée le 27 novembre 2014, dans le cadre de la journée annuelle consacrée à Erving Goffman à l’université d’Édimbourg qui commémorait les liens que Goffman entretenait avec cette ville lors de ses recherches dans les îles Shetland à l’origine de The Presentation of Self in Everyday Life. J’y évoque l’époque où Goffman et moi étions étudiants ensemble au sein du département de sociologie de l’université de Chicago.

Howard Becker

Sociologue, Professor at the University of Washington

Notes

[1] Ce texte est la transcription de la conférence que j’ai donnée le 27 novembre 2014, dans le cadre de la journée annuelle consacrée à Erving Goffman à l’université d’Édimbourg qui commémorait les liens que Goffman entretenait avec cette ville lors de ses recherches dans les îles Shetland à l’origine de The Presentation of Self in Everyday Life. J’y évoque l’époque où Goffman et moi étions étudiants ensemble au sein du département de sociologie de l’université de Chicago.