écologie

Zéro artificialisation nette : avenir des sols et avenir des territoires

Philosophe

Mettre fin au processus d’artificialisation des sols d’ici 2050 : c’est l’objectif réaffirmé par la loi Climat et résilience. Ayant le mérite d’interroger la notion de sol, le ZAN, pour « zéro artificialisation nette », n’en est pas moins représentatif de profondes apories dans le traitement des urgences climatiques. La temporalisation de cette mesure n’est qu’une manière de concilier des impératifs contradictoires, entre poursuite du développement territorial des collectivités et devenir écologique. Sauf que, posé ainsi, le problème est insoluble et la loi, vouée à rester lettre morte.

L’article 191 de la loi Climat et résilience, adoptée en 2021, réaffirme la nécessité de réduire à zéro la progression de l’artificialisation des sols d’ici 2050. Cet objectif ambitieux, désormais désigné par l’acronyme ZAN, était déjà annoncé par le gouvernement dans le plan biodiversité de 2018. Il représente le terme d’une trajectoire qui passera d’abord, en 2030, par une réduction d’au moins 50 % du rythme actuel de l’artificialisation des sols.

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Comme d’autres objectifs que nous nous imposons collectivement dans le domaine environnemental, la neutralité carbone en 2050 par exemple, le ZAN présente ces deux caractéristiques : il est obligatoire (c’est la loi) et il est reporté à plus tard. Qu’il soit impossible d’envisager que la loi interdise dès maintenant toute artificialisation des sols en dit long sur la fonction paradoxale du levier juridique dans notre société et sur notre rapport à l’avenir. La loi est-elle vraiment un moyen d’écrire l’avenir ou une façon dissimulée de constater l’inertie de notre présent ?

Il reste que c’est la loi et qu’on en reconnaît encore la force : soit pour l’appliquer avec conscience et réviser les documents de niveau inférieur, Schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoire (SRADDET), ou Schéma de cohérence territoriale (SCoT) – c’est ce à quoi on s’affaire en ce moment dans les régions ; soit pour protester, car la loi impose, comme souvent, quelque chose qu’il reste toujours légitime de juger impossible, absurde, irréalisable, etc. C’est ainsi que de nombreux élus locaux se sentent autorisés à imputer le ZAN à un centralisme étatique que les incohérences, une fois de plus, n’embarrassent pas puisqu’il ignore, une fois de plus, les réalités du terrain.

Le ZAN vient heurter l’évidence du développement local, qui est, depuis des décennies, le credo sans lequel une collectivité a du mal à dire l’avenir de son territoire. Comment continuer à se développer sans attirer des entreprises, sans aménager des zones d’activité, sans accueillir de nouveaux habitants dans des quartiers résidentiels, sans se doter des infrastructures nécessaires à la vie sociale ? Bref, comment assurer le dynamisme de la vie locale, dont il faut attendre des emplois et de la valeur ajoutée, sans consommer de nouvelles surfaces foncières ?

Le ZAN introduit dans la politique locale un type de problème auquel la nécessité de la transition écologique nous habitue : comment réduire les externalités négatives de notre mode de vie sans renoncer à notre mode de vie ? Comment réduire l’impact environnemental du tourisme tout en continuant à profiter de ses vacances ? Comment être sobre énergétiquement sans renoncer à son confort thermique ? Comme dans d’autres domaines, l’objectif drastique du ZAN est énoncé dans les termes mêmes de la dynamique qui le rend aussitôt irréaliste. On veut limiter l’urbanisation et la consommation d’espaces alors que l’urbanisation paraît encore être la concrétisation souhaitable du développement dont nous ne pouvons nous passer.

Il en résulte que tout traitement du problème revient à le prolonger. Les moyens destinés à atteindre le ZAN prennent la forme de la contrainte. On alimente ainsi le bavardage de tous ceux qui plaident généralement contre l’écologie punitive et qui, à leur manière, ne font qu’entretenir le problème. Mais, dans le cas du ZAN, la reproduction du problème prend une forme plus précise. On mise en effet sur les documents d’aménagement et d’urbanisme (et en premier lieu, naturellement, sur le Code de l’urbanisme) pour faire valoir socialement la contrainte qui doit conduire au ZAN en 2050.

Tous ceux qui, à l’occasion d’une demande de permis de construire ou d’aménager, se frottent aux règles d’urbanisme savent qu’elles sont appliquées avec précision et sans concession. Il n’y a donc pas à minimiser leur fonction. Elles disent effectivement ce à quoi on a droit en matière de travaux de rénovation, de construction, ou d’aménagement. Il reste que l’administration de l’urbanisme ne fait que réguler une aspiration sociale qu’elle présuppose et qu’elle n’a pas vocation à contester.

La première faiblesse de la loi réside dans la loi elle-même, dans le langage dont elle a besoin pour être énoncée.

Que l’urbanisation ne puisse se poursuivre que sous certaines conditions, n’en déplaise aux pétitionnaires qui ont parfois le sentiment d’être arbitrairement traités, est une façon de réaffirmer qu’elle se poursuit. C’est pourquoi la régulation urbanistique se dit encore par le contrôle de l’occupation des sols. Il s’agit bien de dire où – dans quelle zone, sur quelle parcelle – il sera encore possible de construire ceci ou cela. La cartographie de cette régulation s’en tient à la qualification des zonages et à la juxtaposition surfacique. L’enjeu, si on parle d’artificialisation des sols, est de retenir autant que possible le déplacement de la ligne qui sépare les zones déjà ouvertes à l’urbanisation et les espaces agricoles ou naturels, en sachant toutefois que ce déplacement demeure aussi le résultat de paramètres difficilement contrôlables, comme la démographie, le prix du foncier ou la rente agricole.

Bien heureusement, la première faiblesse de la loi réside dans la loi elle-même, et plus exactement dans le langage ordinaire dont elle a besoin pour être énoncée. Légal, l’objectif du ZAN n’a pas à être discuté (sinon pour adoption d’une nouvelle loi). Il reste que l’obligation résonne un peu dans le vide tant que personne ne sait précisément ce qu’on doit entendre par artificialisation.

Les travaux sur le thème (rapports, études) sont éloquents. Ils rappellent constamment que l’artificialisation doit être distinguée de l’urbanisation, de l’imperméabilisation, de l’extension urbaine ou encore de la consommation d’espace. Un jardin public, en ville, est-il un sol artificialisé ? Même interrogation pour une centrale photovoltaïque au sol. Comme le droit a besoin de laisser croire qu’il repose sur un principe d’identité strict – la loi, c’est la loi, un crime est un crime – le flou du langage ordinaire semble devoir être surmonté par le travail de la définition.

On pourra vraiment mesurer le taux d’artificialisation des sols sitôt qu’on aura dit une fois pour toutes ce qu’est l’artificialisation. Mais la réalité, en raison de sa diversité, n’entre pas aussi aisément dans une case. Le travail scolaire de définition doit donc être complété par l’élaboration, un peu obsessionnelle, de catégories et de nomenclatures dont on aimerait qu’elles figent l’identité des cas rencontrés.

Malgré tout, si l’explicitation du mot artificialisation est une condition pour que la loi puisse s’appliquer, elle a une vertu déstabilisante en quelque sorte plus puissante que la loi. Contrainte d’intégrer une définition de l’artificialisation des sols, à savoir « altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol » (article 192), la loi concède du même coup que le ZAN ne pourra pas être atteint dans le cadre juridique de l’urbanisme.

Notons en premier lieu que les termes utilisés (altération, durable) sont tout autant que le mot artificialisation des motifs de discussion sémantique. Mais surtout, en introduisant une référence aux fonctions écologiques des sols, la loi reconnaît qu’elle ne saurait viser le ZAN sans faire bouger la conception des sols qui s’en tient à leur occupation.

En imposant le ZAN, la loi fait une entorse importante au principe de l’identité : le sol n’est pas le sol. Le sol n’est précisément pas identique au sol dont on qualifie habituellement l’occupation dans les termes de l’urbanisme. C’est là un des premiers mérites, non juridiques, du ZAN. Il donne du crédit à tous les travaux qui justifient une toute autre approche du sol.

Il ne s’agit plus seulement de surface mais d’épaisseur (programme GESSOL, Didier Boutet, Jean-Louis Yengue, 2014). La matière que l’on dit inerte, et sur laquelle s’exerce uniformément le pouvoir technique de l’excavation ou du remblaiement, s’avère être un écosystème avec sa structure, sa microfaune et sa microflore. Ce que l’on traite comme foncier, ou support de l’activité humaine, pour l’acquérir et pour le transformer, est cette zone critique où se produisent les échanges physico-chimiques (eau, carbone, azote) déterminants pour la vie sur Terre.

Des cartographies sont à inventer pour rendre compte de la richesse des sols. Soit qu’on veuille mettre en évidence les réservoirs de nature en ville, par exemple, pour sortir de l’opposition entre espaces urbanisés et espaces agricoles ou naturels. Soit qu’on cherche à déplier les couches dont sont faits les sols ou à suivre dans l’espace la géographie « des points de vie », une taupe par exemple, comme le fait le très beau livre Terra Forma de Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arène et Axelle Grégoire (B42, 2019).

Que dit l’objectif apparemment irréaliste du ZAN ? Il nous demande des postures qui sont en fait pleinement à notre portée. Commençons par observer, comprendre, décrire les sols autrement que nous l’avons fait jusqu’à présent dans le cadre de « l’occupation des sols ». C’est ainsi que nous nous donnerons les moyens de réduire l’artificialisation. Au lieu de s’en tenir aux nomenclatures de l’occupation (quel usage générique des sols), il devient possible pour chaque sol, connu dans sa particularité, d’évaluer les altérations qui résultent de son artificialisation.

Grâce à la notion de service écosystémique, le sol sort de son inertie minérale. Il gagne une fonction ou des fonctions, filtration et stockage de l’eau, ou encore stockage du carbone, dans des cycles dont nous mesurons à quel point notre vie terrestre dépend.

Un des premiers effets de cette « reconnaissance » des sols est de distendre l’opposition convenue entre espaces urbanisés (ou à urbaniser) et espaces naturels et agricoles, à partir de laquelle on évalue la consommation d’espace. En quoi une parcelle agricole enrichie à coup d’engrais chimiques est-elle moins artificialisée que l’espace vert au cœur d’une ville, lequel n’est pas dépourvu de fonctions écologiques ?

Un autre effet est d’accorder aux sols un statut qui permet de les préserver, voire de les protéger. Alors que la régulation de l’occupation des sols porte sur la progression du ratio entre deux catégories d’espaces, matérialisée par « le front » de la périurbanisation, la reconnaissance de ce que sont et de ce que font les sols en propre justifie cet impératif a priori : il faut avant toutes choses laisser au sol son intégrité.

Nous espérons sortir du paradigme urbanistique par un mouvement qui reste conçu dans les limites de ce paradigme.

C’est ce que dit finalement le « zéro » du ZAN.  Tout sol qui n’est pas déjà artificialisé doit en principe être conservé tel quel. Voilà qui définit finalement un nouveau droit : le sol est un milieu à protéger et cette protection doit être assurée en premier lieu par la loi.

Cette conclusion révèle l’amplitude du problème auquel le ZAN nous confronte. Il s’avère d’abord que cet objectif reste marqué par une ambiguïté que la loi, et la politique encore moins, ne dissipent pas. Il faudrait en effet parvenir à respecter le droit des sols au bout d’une trajectoire qui consiste uniquement à réduire le rythme de leur artificialisation.

Nous espérons sortir du paradigme urbanistique de l’occupation des sols par un mouvement qui reste conçu dans les limites de ce paradigme. C’est toute la différence entre une zone cadastrale définie comme « non constructible », l’urbanisation demeurant la dynamique sociale de référence, et des sols auxquels on ne touche pas afin de protéger leurs fonctions écologiques.

On comprend aisément pourquoi le ZAN est reporté à 2050. Comme souvent dans notre société, la temporalisation sous forme de trajectoire est une façon de concilier des impératifs contradictoires. Il est vrai que la trajectoire ne supprime pas la question naïve et embarrassante : à partir de quand (2030, 2040 ?) basculera-t-on vraiment de la régulation de l’occupation des sols à un respect de l’intégrité écologique des sols ? Mais si c’est possible un jour, dans le futur, pourquoi pas dès maintenant ? À l’inverse, si on juge que ce n’est pas possible aujourd’hui, pourquoi le serait-ce en 2050 ?

En soi, le ZAN n’est pas impossible, ni maintenant ni en 2050. Ce qui n’est pas possible, et ne le sera jamais, est d’en faire un objectif prioritaire, supérieur à toute autre considération. Il en va du ZAN comme des autres urgences écologiques, lutte contre le changement climatique ou protection de la biodiversité : elles ne peuvent jamais atteindre le niveau d’une préoccupation exclusive, à laquelle l’ensemble du fonctionnement social doit être subordonné. Leur importance demeure toujours mesurée par d’autres enjeux qui pèsent toujours assez pour ne pas être simplement négligés. Il est déjà difficile de maintenir quelques dizaines d’ours dans les Pyrénées sans inquiéter régulièrement les éleveurs de moutons, comment envisager le ZAN sans immobiliser complètement l’ensemble de la société ?

Si l’intérêt du ZAN est de promouvoir l’attention qu’on accorde aux sols en tant que tels, il ne faut pas voir là un premier pas vers la résolution du problème. Protéger les sols, au nom d’un statut qui leur est reconnu, ne fait que complexifier encore plus les arbitrages politiques locaux, entre emploi, attractivité, solde démographique, finances publiques, retombées fiscales, offre de mobilité, empreinte carbone, disponibilité de la ressource en eau, érosion de la biodiversité, etc. On dira que le « nette » du ZAN doit justement permettre d’éviter l’interdiction pure et simple de toute artificialisation. Il sera encore possible d’artificialiser des sols, sous réserve d’effectuer des compensations par la renaturation d’autres sols artificialisés ou par la réutilisation de friches existantes.

Mais il est évident, les élus locaux le font déjà remarquer, que cette comptabilité appliquée aux sols se traduira par un surcoût financier, qui risque de peser sur le développement local. De la même façon, on propose d’éviter l’opposition binaire entre artificialisation et « zéro artificialisation », en affectant les sols d’une valeur variable, agronomique ou écologique. Les décisions n’en seront pas pour autant facilitées. Les seuils seront toujours discutables ou révisables. Selon le point de vue, des terres agricoles, même pauvres, demeurent des terres agricoles et ne sauraient être affectées à aucun autre usage que la production alimentaire.

Tout le mérite du ZAN est de nous obliger à tenir compte des sols pour eux-mêmes au lieu de les réduire au support cadastré des activités humaines. L’inconvénient corollaire est qu’il faut ensuite, dans les politiques d’aménagement et de développement local, retrouver la bonne manière de relativiser cette « épaisseur propre aux sols » au regard de bien d’autres enjeux. Énoncé dans ces termes, le défi politique est sans issue, sinon le long d’une trajectoire prospective qui virtualise notre présent.

Il y a pourtant une autre façon de reconnaître aux sols leur épaisseur et leur fonction centrale. Au lieu de les isoler conceptuellement, ce qui est le passage obligé de l’approche scientifique, on peut considérer à la fois qu’ils sont effectivement les supports de toutes les activités humaines et que leur intégrité écosystémique doit être respectée.

Les sols fournissent une clef pour un discours politique et prospectif qui ne s’arrête pas aux limites de la zone protégée. Ils présentent l’immense intérêt de conférer une consistance (une consistance « terrestre », dirait-on pour citer Bruno Latour) à ce « territoire » dont tout le monde a besoin de parler pour justifier des politiques locales mais qui demeure le point aveugle que personne ne se risque à explorer.

Dans un des rapports consacrés à l’artificialisation des sols (p. 11), on trouve cette phrase emblématique : « Les sols artificialisés supportant l’ensemble des activités économiques […] il y a lieu d’éviter d’attribuer à la seule artificialisation des sols tous les impacts de toutes les activités […] dont ces sols sont simplement les supports. » Il paraît sensé de distinguer les impacts de l’artificialisation, dus à l’imperméabilisation ou au terrassement, et les émissions dues à des productions industrielles ou bien tout simplement à la combustion des chaudières individuelles. La distinction est nécessaire, si on veut juger rigoureusement de l’artificialisation par rapport à une référence de sol non artificialisé.

La conséquence est qu’on laisse les activités humaines dans une nuit « où tous les chats sont gris », au motif que les sols n’en sont que les supports. Or les enjeux d’une politique territoriale sont pourtant bien là, d’abord au ras du sol. Certes, le sol n’est pas que le support, dans la mesure où il est zone critique, avec son épaisseur, lieu et source de flux naturels qui sont déterminants au plan écologique. Mais quand il n’est que support, il est aussi lieu et source de flux anthropiques qui sont tout aussi déterminants, au plan écologique, au plan économique ou social.

Pour faire court, « le sol territorial » n’est pas artificialisé de la même façon si on construit une usine de type « industrie fossile », qui émet beaucoup de gaz à effet de serre et qui, en outre, exporte à l’international les marchandises qui sortent de ses lignes de production ; ou bien si on artificialise le sol pour une usine qui exploite des ressources renouvelables locales et privilégie un marché de proximité. L’imperméabilisation de portions de territoire pour mailler le territoire avec des voies cyclables n’est pas non plus du même genre « territorial » que l’élargissement d’une autoroute. Et la question de savoir qui maîtrise aujourd’hui le sol agricole est tout aussi décisive, s’il s’agit de construire un avenir territorial.

Parce qu’ils sont justement les supports naturels de toute activité, les sols fournissent le point de vue à partir duquel on peut décrire le territoire comme croisement de flux. Le territoire devient alors ce qui littéralement « donne lieu à »… du stockage de carbone, une préservation de la ressource en eau, du maintien de l’emploi, mais aussi du largage de carbone dans l’atmosphère, des produits bio destinés à l’exportation, de l’attractivité touristique, etc., etc.

Le défi du ZAN n’est pas de savoir comment il sera possible à l’avenir de ne pas artificialiser les sols tout en continuant à promouvoir un développement local dont nous ne savons pas bien quel genre de territoire il engage. Le ZAN nous oblige à un autre exercice de prospective : de quel genre doit être le territoire dont les sols « supporteront » encore un avenir, et a fortiori notre avenir, en 2050 ?


Philippe Éon

Philosophe