Écologie

Pédagogie du circuit court de l’électricité

Philosophe

Imaginée et valorisée pour le secteur alimentaire, l’expression « circuit court » a été transposée au secteur de l’approvisionnement électrique comme si elle pouvait annoncer des bénéfices analogues. Le courant, ce n’est pourtant ni des pommes, ni des choux. Dans quelle mesure peut-on parler de circuit court de l’électricité ?

La dérive des prix de l’électricité (il n’y a en effet pas un seul prix de l’électricité) a provoqué des réactions dont le premier but est faire baisser la facture des Français. Les solutions du bouclier tarifaire ou de l’amortisseur électrique mises en œuvre par l’État protègent effectivement les consommateurs. Ces solutions temporaires ne font cependant que transférer la charge. L’ardoise subsiste. Il faudra la régler d’une façon ou d’une autre.

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D’autres solutions, explorées et expérimentées depuis des années, suscitent dans le contexte actuel un intérêt grandissant. On parle naturellement d’autoconsommation individuelle, d’autoconsommation collective ou territoriale mais également de contrat direct entre le consommateur et le producteur (power purchase agreement) ou enfin de circuit court de l’électricité. Ces nouvelles pratiques cherchent tout autant à réduire et à sécuriser le prix de l’électricité consommée. Mais l’approche est bien différente de celle du bouclier tarifaire ou de l’amortisseur. Dans chaque cas, il s’agit d’exploiter les possibilités du système électrique pour décorréler une partie de sa consommation des fluctuations du marché. Toutes ces solutions reposent donc sur une évolution des modalités techniques et commerciales de l’approvisionnement électrique. Comme on le constate encore une fois avec la loi sur l’accélération des énergies renouvelables, le cadre juridique peine toutefois à se transformer au même rythme.

L’expression de circuit court, appliquée à l’électricité, mérite une attention particulière. En raison de son usage déjà rôdé et valorisé dans le secteur alimentaire, elle a été transposée au secteur de l’approvisionnement électrique comme si elle pouvait annoncer des bénéfices analogues. L’électricité, ce n’est pourtant ni des pommes, ni des choux. Peut-on vraiment parler de circuit court de l’électricité ? En soumettant la notion de circuit court de l’électricité à un examen critique, on ne fait pas seulement preuve de la prudence sémantique qui est de mise lorsqu’il est question de politique énergétique (pensons à tout ce qui se dit à propos de la sobriété énergétique). On en fait du même coup le moyen d’une pédagogie de l’électricité : la notion de circuit court est une invitation à chercher dans la réalité du système électrique tout ce qui peut, le cas échéant, lui conférer de la pertinence.

Il y a circuit court dans le secteur alimentaire quand on compte un seul intermédiaire entre le producteur et le consommateur. Évitons les grossistes, réduisons le plus possible les maillons de la chaîne de distribution. Il semble envisageable d’aborder le système électrique avec une intention similaire. Encore faut-il pouvoir identifier le genre d’intermédiaires qu’il faudrait contourner. Il s’avère que cet exercice est, pour l’électricité, beaucoup moins intuitif que pour les pommes ou pour les choux.

Nous payons l’électricité à un fournisseur, que nous pouvons choisir depuis l’ouverture des marchés. Mais où va-t-il lui-même s’approvisionner ? Achète-t-il directement à l’exploitant de la centrale nucléaire ou du parc éolien près desquels nous passons chaque jour ? Il est probable que les intermédiaires entre le producteur et le consommateur soient aussi très nombreux dans le système d’approvisionnement de l’électricité. Nous avons toutefois du mal à imaginer leur rôle parce que nous avons tout autant de difficultés à envisager une situation qui permettrait effectivement « de faire ses courses électriques » plus directement.

La difficulté n’est d’ailleurs absolument pas levée quand on installe des panneaux photovoltaïques sur son toit pour autoconsommer l’électricité qui en est issue. Certes, on peut dire dans ce cas qu’il y a un circuit hyper court entre le producteur et le consommateur puisqu’ils ne font qu’un. L’opacité reste toutefois entière pour tous les besoins qui ne peuvent pas être couverts par la production des panneaux, la nuit par exemple. Dans le secteur de l’électricité, le circuit court a donc une première vertu pédagogique qui est de révéler les intermédiaires. C’est une invitation à regarder au-delà de la facture mais aussi en amont de la prise de courant ou de l’ampoule à laquelle s’arrête bien souvent notre représentation du « service de l’électricité ».

De ce point de vue, on peut déjà faire apparaître deux catégories d’intermédiaires. Notre consommation d’électricité dépend en effet d’un réseau physique, fait de câbles, de postes de distribution, de transformateurs. Les équipements électriques chez soi ou au travail ne fonctionneraient pas s’ils n’étaient reliés physiquement aux sites de production d’électricité quels qu’ils soient. Mais la possibilité de consommer (de soutirer) de l’électricité ne dépend pas seulement de l’existence intermédiaire d’un réseau de transport et de distribution. Les flux physiques sont toujours accompagnés de liens contractuels grâce auxquels l’électricité est commercialisée, à un certain prix, depuis la centrale qui la produit jusqu’au consommateur qui en a besoin pour chauffer son plat dans le four à micro-ondes.

Pas de commercialisation de l’électricité sans le support physique du réseau et sans le comptage des flux qu’il permet. Rien n’empêche cependant de se demander, par analogie avec ce qui se passe pour l’alimentation, s’il n’y a pas possibilité de raccourcir la chaîne de commercialisation qui commence au pied de la centrale solaire et finit sous forme d’une facture adressée au client. Si la notion de circuit court paraît généralement séduisante, parce qu’on l’associe pour les produits agricoles à une économie locale et transparente, il n’est pourtant pas dit qu’elle soit applicable ni même qu’elle ait un sens dans le secteur de l’électricité.

Le lien entre production et consommation d’électricité est fondamentalement assuré par les gestionnaires du réseau, RTE et les distributeurs, Enedis et quelques distributeurs locaux, sous la forme d’un équilibre rigoureux entre production et consommation. Tout déséquilibre, soit en raison d’un défaut de production soit sous l’effet d’une demande excessive, menace le fonctionnement du réseau. Les procédures de délestage dont il est question actuellement constitueraient le moyen exceptionnel, avant une coupure effective, de préserver la continuité du service de distribution. Le gestionnaire du réseau, garant de sa fonction intermédiaire entre production et consommation, n’assure pourtant pas lui-même la commercialisation de l’électricité produite et consommée. Une partie de la responsabilité de l’équilibre du réseau incombe donc à ceux qui fournissent de l’électricité à leurs clients. Cela signifie en premier lieu qu’on ne peut pas vendre de l’électricité à des clients si on ne présente pas en amont des garanties sur une production équivalente d’électricité.

La notion de responsable d’équilibre, qui vaut pour un certain périmètre défini par des unités de production et des sites de consommation, est déterminante pour caractériser l’intermédiaire dont nous dépendons pour accéder à une production d’électricité distribuée par le réseau. Or cette responsabilité d’équilibre s’exerce quasiment en temps réel. Puisque l’équilibre du réseau doit être assuré à chaque instant, le compte à rendre au gestionnaire du réseau superpose une courbe de production et une courbe de consommation actualisées jour après jour. Tout écart entre les deux courbes oblige l’intermédiaire soit à chercher de la production disponible ailleurs sur le marché, soit à remettre sur le marché la production qu’il s’était réservée et pour laquelle il a avancé des garanties financières.

Le marché de l’électricité a donné lieu à des commercialisations multiples et donc à de nouveaux types d’intermédiaires. En tant que consommateur, on peut payer des garanties d’origine qui certifient que la consommation annuelle contient une certaine proportion d’électricité renouvelable. Les fournisseurs peuvent acheter sur le marché des garanties de capacité (de production), qu’ils refacturent ensuite à leurs clients.

Bref, de nombreuses opérations qui engagent la pérennité du système électrique font désormais l’objet de transactions financières. Il en va de même pour la responsabilité d’équilibre. Elle peut être assurée indirectement par un autre opérateur que celui qui livre l’électricité au client final. La complexité et l’opacité de ces mécanismes pour le client ordinaire donnent finalement à voir en creux ce que peut être un circuit court de l’électricité. On retrouve ici une forme d’analogie avec l’alimentation. Il y a circuit court de l’électricité quand un intermédiaire unique, en vertu de sa responsabilité d’équilibre définie pour un périmètre, est capable de garantir à son client que l’électricité injectée dans le réseau à partir de telle unité de production est affectée en temps réel à tel site de consommation. Cet intermédiaire unique est en mesure d’apporter au client le bilan en temps réel de la maîtrise contractuelle des flux électriques.

Le circuit court de l’électricité répond à un cahier des charges clair et précis. Il est tout à fait faisable. Cela ne dit pas pour autant qu’il y a forcément un sens à le mettre en œuvre. Le préjugé favorable qui auréole la pratique du circuit court en général n’est pas une raison suffisante, en tout cas pas suffisamment convaincante à première vue, d’en faire la promotion dans le secteur particulier de l’électricité.

Une nouvelle fois l’analogie avec l’alimentation peut servir de fil conducteur s’il faut tester la consistance de l’argumentaire par rapport à la réalité du système électrique. Le circuit court de l’alimentation redessine les contours du marché dans un espace familier. On sait d’où vient le produit, sur la base d’une traçabilité qui ne se réduit pas à une étiquette sur le paquet. L’intermédiaire unique connaît le producteur et il peut en parler au consommateur. Le circuit court contribue en outre à l’économie locale, puisque la richesse ne s’échappe pas en dehors du territoire.

De la même façon, le circuit court de l’électricité assure une traçabilité des flux en temps réel. C’est son premier mérite. ll permet de mettre en avant une consommation de la production d’électricité renouvelable locale. Il ouvre également la porte à une négociation avec le producteur pour parvenir à ces fameux contrats directs ou PPA qui permettent de sécuriser le prix de l’électricité sur le long terme. Comme dans le domaine de l’alimentation, le circuit court de l’électricité donne en quelque sorte la possibilité de ramener un bout du marché dans l’orbite de l’action locale.

C’est particulièrement important pour les collectivités territoriales depuis qu’elles ont l’obligation dans les plans climat air énergie d’atteindre des objectifs de production d’énergie renouvelable sur leur territoire. Comme clientes pour leurs propres équipements et comme autorités coordinatrices de la transition énergétique sur leur territoire, elles sont placées à l’entrée et à la sortie du système électrique. Elles tendent donc légitimement à vouloir maîtriser, le plus possible, ce qui se passe entre les deux. Le circuit court leur en donne la possibilité.

Tout comme celui de l’alimentation, le circuit court de l’électricité est un moyen de ne pas laisser faire le marché et d’y introduire à la fois le souci des externalités, une cohérence, une stabilité et une transparence. Mais la place intermédiaire du réseau oblige à nuancer l’importance de ces mérites. Traçabilité et qualité environnementale, certes : mais le réseau électrique gomme toutes les différences. Selon la formule consacrée, on ne distingue pas les électrons verts, les gris ou les bruns. L’usage électrique, autrement dit la conversion de l’électricité en d’autres énergies (rayonnement, chaleur, mouvement), impose le même nivellement. La lampe n’éclaire pas mieux grâce à telle ou telle filière d’électricité. Pour ce qui est de rapprocher le consommateur du producteur, on ne peut pas contester les bénéfices du circuit court grâce à la responsabilité d’équilibre.

La question est de savoir s’il est pertinent pour le consommateur, qui plus est s’il est en même temps producteur, de vouloir être dans le système électrique ou bien s’il peut se contenter de rester hors du système électrique.

Mais cette évolution demeure encore dépendante de la stabilité de l’ensemble du réseau, dont on voit aujourd’hui combien la gestion reste centralisée (Ecowatt), tout autant d’ailleurs que de l’ensemble du marché pour les besoins qui ne seraient pas couverts par le circuit court. Quant à la sécurisation du coût, il s’avère que, quand l’État veut, il peut. Le bouclier tarifaire et l’amortisseur électrique sont certainement plus efficaces, à court terme, que les premières expérimentations de circuit court. Ils ont peut-être le défaut d’être catégoriels (TPE et non PME ?) mais en tout cas pas celui de n’être que locaux.

La promotion du circuit court de l’électricité oblige donc à faire cet examen de conscience d’où les motivations peuvent ressortir consolidées. Il s’agit de savoir en particulier de quel point de vue on en juge les mérites. On vient de le voir, on peut aborder le fonctionnement du système électrique avec des attentes précises et tout à fait communes : régulation des prix ; disponibilité normale de l’électricité ; empreinte climatique de l’électricité produite ; proximité du fournisseur.

Or la crise du marché de l’électricité n’a pas contraint uniquement à chercher des solutions ponctuelles pour réduire l’impact de la hausse des prix. Elle a simultanément amplifié le refrain bien connu qui déplore « tout » ce que nous avons perdu dans le secteur de l’électricité : un unique opérateur national qui s’occupait à la fois de la production, du réseau et de la fourniture, les tarifs réglementés de l’électricité, un service public de proximité, un fleuron industriel capable de nous assurer une autonomie nationale tout en réduisant les émissions de CO2.

On peut remarquer que les caractéristiques de ce modèle national correspondent en fait à une sorte de circuit court de l’électricité qu’on peut appeler monopolistique : un seul intermédiaire de la production jusqu’à la consommation. Ce modèle du circuit court superposait en outre très étroitement les deux sortes d’intermédiaires, à savoir celui de la gestion du réseau et celui de la transaction commerciale. Et pour illustrer la proximité de ce service public révolu, certains n’hésitent pas à célébrer encore la disponibilité de l’agent EDF qui, jadis, n’hésitait pas à venir changer l’ampoule de la cuisine chez mamie (sic).

Il y a donc deux façons de vouloir limiter les effets du marché par le circuit court. Et si tout le monde est d’accord pour éviter que les dérives irrationnelles et les spéculations ne menacent l’activité économique ou poussent les particuliers dans la précarité, les moyens d’y parvenir sont bien différents. Le circuit court de l’électricité, que certaines collectivités et entreprises expérimentent aujourd’hui et qui mise sur la fonction centrale du responsable d’équilibre, n’est pas le circuit court national et centralisé dont on fait l’éloge par ailleurs et qu’on ne songe d’ailleurs nullement à décrire comme « circuit court ».

Une des différences essentielles entre les deux « circuits courts » est leur manière d’aborder la complexité du système électrique. La question est de savoir s’il est pertinent pour le consommateur, qui plus est s’il est en même temps producteur, de vouloir être dans le système électrique ou bien s’il peut se contenter de rester hors du système électrique. Il est clair que si l’on juge du système électrique uniquement à partir du prix qu’on est prêt à payer pour un kWh ou en accordant à nos usages, quels qu’ils soient, un bien-fondé indiscutable, il est probable qu’on n’en réduise la complexité que de l’extérieur.

Que signifie la volonté politique de fixer les prix de l’électricité, sans une explicitation des coûts de production et des différentes opérations nécessaires au système ? Que dit-on du système électrique quand on dit en faire un service public dont la vocation est de répondre aux attentes des usagers, comme si elles étaient intangibles ? Quelles conditions techniques (de production et de distribution) et organisationnelles pourraient permettre de faire de l’électricité un bien commun, à soustraire de l’emprise du marché, comme on l’entend parfois ?

Le modèle du circuit court centralisé, nationalisé, a des qualités mais il a aussi tous les défauts d’un circuit un peu simple. De ce point de vue, on ne promet pas seulement des prix bas et une réponse à tous les besoins. En même temps qu’on promet de prolonger l’accès pour tous à un système électrique avantageux, conformément à une politique de développement et de l’offre qui a prévalu depuis la Seconde Guerre mondiale, on offre un droit à négliger la complexité de ce système dont on dépend.

À l’inverse quand on fait reposer le circuit court de l’électricité sur la fonction déterminante de la responsabilité d’équilibre, on a déjà absorbé sans la réduire une petite part de la complexité du système électrique. Est-ce que les bénéfices du circuit court « complexe » expérimental peuvent être aussi importants que ceux qui sont censés découler du circuit court national et monopolistique ? Difficile de le prédire.

Mais dans la période de crise énergétique et de transition nécessaire, dans laquelle nous sommes embarqués et qui nous oblige à examiner la place du système électrique dans notre fonctionnement social, les expérimentations du circuit court « complexe » sont au moins les vecteurs d’une pédagogie de l’électricité qui est la bienvenue.


Philippe Éon

Philosophe

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