Social

Chômage, retraites : des réformes reflet d’un gouvernement par l’emploi

Sociologue, Sociologue

Qu’il s’agisse de l’assurance chômage ou des retraites, les réforme ou projet de réforme Macron sont symptomatiques d’un « gouvernement par l’emploi ». En lieu et place du travail, l’emploi est devenu un totem autour duquel la société est désormais pensée, et vers lequel chacun et chacune doit orienter ses efforts.

Depuis près de trente ans, les politiques de l’emploi en Europe se sont organisées selon un principe d’État social actif (Vanderbroucke, 1999). Selon ce principe, les politiques publiques ne doivent pas permettre seulement d’assurer un minimum pour vivre et couvrir les individus contre les aléas de la vie. Elles doivent aussi pousser les individus à intégrer à nouveau le marché économique, comme si leur exclusion était, pour partie au moins de leur fait.

publicité

Il n’est pas question d’affirmer que la solidarité était, avant cette période, exempte de doutes quant aux personnes qui pouvaient en percevoir les fruits. Bronislaw Geremek (1987) et Robert Castel (1995) ont bien montré comment s’établissait de longue date une césure entre « bons » et « mauvais » pauvres, entre ceux qui méritent l’aide car leur exclusion est subie et ceux qui ne la mériteraient pas car leur exclusion est choisie.

Les années 2000 ont été l’occasion d’un tournant, consacrant d’une part cette frontière, mais affirmant d’autre part la nécessité du mouvement. Faire advenir un État social actif, c’est d’abord considérer qu’il faut activer les dépenses publiques liées à la solidarité. Chaque euro dépensé doit être considéré comme un investissement, une dépense active et non pas (non plus ?) une perte à laquelle la société consent. C’est aussi considérer les destinataires de la solidarité comme des personnes devant être en action, maintenues en action ou activées.

Prenons quelques exemples pour le montrer. Le Revenu de solidarité active (RSA) doit faire des allocataires, des individus qui manifestent leur volonté de s’insérer (Duvoux, 2009). Le Contrat d’engagement jeune (CEJ) s’adresse à des jeunes soucieux « de s’engager activement dans un accompagnement intensif vers l’emploi ». L’allocation chômage (en réalité nommée « aide au retour à l’emploi » – ARE) suppose d’être « en recherche effective et permanente d’un emploi ».

L’activation n’est pas qu’une rhétorique, elle équipe de manière très concrète les dispositifs d’action publique. Les personnes au RSA ou ayant signées un CEJ sont incitées financièrement à la reprise d’une activité par un mécanisme permettant à certaines conditions, de cumuler allocation et ressources liées à une position professionnelle (salaire, indemnité de stage, revenu des autoentrepreneurs…).

Ce mécanisme incitatif vise à s’assurer que le travail paie davantage que le non travail[1] et ainsi que les destinataires de l’aide ne soient pas enfermés dans des supposées « trappes à inactivité », dont le présupposé est que le travail ne constitue pour le travailleur qu’une espérance de gain, exit alors les dimensions de socialisation, d’occupation, d’émancipation… Du côté des demandeurs d’emploi, l’activation tient principalement dans deux dimensions. Les conseillers s’assurent que les personnes indemnisées recherchent de manière active un emploi, d’une part. D’autre part, l’indemnisation a une durée maximale, considérant de facto qu’une personne qui recherche activement un emploi pendant un certain temps finit toujours par en trouver un, si seulement elle cherche vraiment.

C’est exactement ce qui se joue dans le projet de réforme de l’assurance chômage porté par le gouvernement d’Élisabeth Borne. En proposant de réduire la durée d’indemnisation, le gouvernement met la pression sur les personnes privées d’emploi. Soit elles ne cherchent pas vraiment, soit elles refuseraient de prendre un emploi, qui ne les satisferaient pas. En somme, elles feraient les difficiles.

Ne trouve-t-on pas des éléments similaires dans le projet de réforme des retraites discutée et annoncée ces derniers jours ? En allongeant la durée de cotisation et en réservant un seuil minimum de pension aux seules carrières complètes, les réformateurs supposent que chacun peut travailler toute sa vie. Les interruptions de carrières sont là encore sanctionnées, comme si elles relevaient purement et simplement de choix personnels. Quid dans ces deux projets de toutes les personnes privées d’emploi par les carences en termes de mobilité, d’accueil des jeunes enfants, de problèmes de santé, ou d’éloignement géographique ?

Cette actualité illustre et dans le même temps alimente, ce que nous avons pu qualifier de « gouvernement par l’emploi ». Dans un ouvrage paru en mai dernier aux Presses Universitaires de France, nous défendons l’idée que l’emploi est devenu le grand organiseur de la société ; que l’accès à l’emploi devient progressivement l’unique objectif des politiques économiques et sociales. Longtemps, le travail a pu être considéré comme le cœur de l’intégration sociale. La thèse du fondateur de la sociologie qu’est Émile Durkheim ne consistait-elle pas à indiquer que la division du travail produisait une nouvelle forme de cohésion sociale ? De même, les débats récurrents sur la valeur travail ne discutent-ils pas de la centralité de ce dernier ?

Le récent emballement médiatique autour du soit disant phénomène du quiet quitting visant à mettre en évidence le fait qu’un nombre anormalement important de salariés se livreraient clandestinement à une activité de freinage en ne mettant pas le cœur à l’ouvrage qui serait attendu d’eux, serait un signe de désinvestissement de la sphère du travail au profit d’autres dimensions de la vie sociale.

D’un point de vue sociologique et politique, c’est moins le travail qui est dorénavant au centre de l’attention, que l’emploi. À partir d’une entrée féministe, des sociologues comme Margaret Maruani, ont mis en évidence le caractère fécond de la distinction entre le travail et l’emploi. En analysant le travail comme l’espace du processus de transformation de la matière, de production d’un bien ou d’un service, les sociologues ont fait porter la focale sur l’activité productive, sur les relations entretenues avec les pairs, avec les collectifs de travail ou avec la hiérarchie à l’occasion du travail.

L’emploi et sa sociologie se concentrent sur le caractère statutaire, réglementaire, temporel, économique des relations nouées à l’occasion de la production. Le type de lien juridique entre co-contractants est un exemple parfaitement parlant. Être intérimaire, être en CDD, être en CDI ou être titulaire de la fonction publique n’offre pas les mêmes protections au travailleur. De la même manière, être indépendant et ne devoir sa subsistance qu’à l’existence d’une demande d’une clientèle solvable ou être salarié d’une entreprise qui exerce comme sous-traitante d’une autre organisation et qui peut à chaque instant rompre son engagement, place les travailleurs dans des situations incertaines quant à leur avenir.

Comme l’a souligné Laurent Willemez (2017), le code du travail a cessé d’être un droit visant à protéger les travailleurs de la toute-puissance patronale pour devenir un droit de l’emploi. Au nom de la création ou de la sauvegarde d’emplois, le législateur n’hésite pas à revenir sur ce qui longtemps passait pour une protection des travailleurs et qui est maintenant considéré comme une entrave à l’activité économique, à la liberté d’entreprendre et ce faisant au niveau d’emploi. L’idée selon laquelle un droit du travail trop protecteur empêcherait les entreprises de recruter par peur de ne pas pouvoir facilement mettre un terme à leur engagement a convaincu les décideurs politiques, qui, au cours du temps ont cherché à répondre au souci de faire mincir le code du travail. L’emploi est devenu un totem autour duquel la société est pensée, vers lequel chacun et chacune doit orienter ses efforts.

Si l’école se présente bien volontiers comme « disruptive », elle incarne dans les faits les grandes mutations des relations formation-emploi.

Réalisée dans une école qui forme au code informatique, l’enquête que nous avons menée permet de mettre l’accent sur différentes dimensions de ce gouvernement par l’emploi. Rappelons tout d’abord que différentes politiques multiplient les mesures visant à « professionnaliser » l’enseignement supérieur. La loi n° 2007-1199 du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités, dite loi Pécresse est emblématique de ce mouvement, en ce qu’elle introduit dans l’article L. 123-3 du code de l’éducation une nouvelle mission du service public de l’enseignement supérieur en indiquant qu’aux côtés des missions d’enseignement et de recherche, les établissements ont dorénavant « l’orientation et l’insertion professionnelle ». Cette disposition a été fermement critiquée par les participants aux différents mouvements de contestation universitaire qui se sont déroulés sous le gouvernement Fillon.

Notons que l’enseignement supérieur public a toujours participé à la transmission de différents savoirs, savoir-faire et manière d’être articulés aux attentes professionnels. Ainsi en est-il des univers corporatifs comme le droit et la médecine, qui transmettent dans les facultés les outils des professionnels du droit et de la santé. De même, en tant que principal espace de formation des enseignants, l’université a toujours transmis des savoirs disciplinaires à celles et ceux qui se préparent à leur tour à l’enseignement. Ce qui a pu faire l’objet d’une opposition n’est donc pas tant le fait de transmettre des contenus qui peuvent trouver une utilité dans un cadre professionnel, que le risque de voir aliéner un savoir construit pour lui-même à cette utilité.

En outre, en l’absence de moyens supplémentaires accordés pour mener cette nouvelle mission à bien, le risque de la voir supplanter les autres a été bien perçu par la communauté universitaire. Ce risque a été d’autant plus craint qu’outre la transformation juridique du rôle des établissements, de nombreux dispositifs rapprochant ces derniers du monde de l’entreprise ont été déployés en leur sein. Olivia Chambard (2020) montre bien la pénétration de l’idéologie entrepreneuriale au sein de l’université française à travers l’analyse de différentes « innovations pédagogiques ».

Si la tendance est donc bien à la professionnalisation de l’enseignement supérieur, entendue comme un long mouvement visant à la fois à transmettre des contenus immédiatement utiles à l’activité professionnelle et des dispositions permettant d’obtenir un emploi, force est de constater que nos observations récentes au sein d’une école de code réputée franchissent un pas de plus pour différentes raisons. L’idée défendue dans cette école, de permettre un accès sans condition de diplôme est séduisante, puisqu’elle offre une seconde chance à toutes celles et ceux qui ont rencontrés des difficultés dans le cadre scolaire ordinaire.

Cela étant, l’entrée se fait au prix d’une sélection intense consistant à réussir une série d’épreuves en un temps limité – un mois – mais en laissant les aspirants élèves se consacrer à leurs tâches 24 h/24, du lundi au dimanche, puisque l’école ne ferme jamais. En outre, en proposant une école gratuite, qui ne délivre pas de diplôme, le milliardaire philanthrope à l’origine du projet s’arroge symboliquement le rôle traditionnellement dévolu à l’État en matière d’éducation : financer la scolarité, définir les programmes, reconnaître et certifier les acquis.

On est tenté de répondre à la question que se posent le lecteur et la lectrice à ce stade : est-ce que ça marche ? Affirmons-le sans détour. L’école aura bientôt formé 10 000 personnes au code, dans une ambiance alternative potache et sympathique. La totalité de ces jeunes travaillent déjà dans le secteur ou trouveront un emploi au sortir de l’école. Mieux, une large partie d’entre-eux n’attendra pas de terminer son cursus pour accepter un job, la plupart du temps plutôt bien payé.

La « réussite » de ce que nous avons qualifié de politique privée de formation et d’emploi n’est pas sans questionner. D’abord parce que dans cette école, les élèves n’apprennent rien d’autre que l’utile : savoir coder, apprendre l’ordre et la discipline d’entreprise, mettre à jour en permanence ses compétences, travailler sans relâche et faire fi de la distinction entre temps de travail et temps hors travail ou entre vie professionnelle et vie personnelle. Surtout, ils apprennent à accepter un emploi, quelles qu’en soient les conditions parce que cet emploi est l’occasion d’ajouter une ligne sur leur CV, d’élargir leur réseau et d’accumuler des expériences utiles… pour trouver un prochain emploi !

L’école, dont on propose une ethnographie rigoureuse dans l’ouvrage, est le symbole de la pénétration des logiques de formation par des enjeux marchands. Si elle se présente bien volontiers comme « disruptive », elle incarne dans les faits les grandes mutations des relations formation-emploi. Au niveau individuel, chacun et chacune est enjoint à être actif pour se préparer à occuper un emploi, pour conquérir un poste, et pour imaginer comment celui-ci est un prélude au suivant. Au niveau politique, gouverner par l’emploi, c’est croire et faire croire que le volume d’emploi quelle qu’en soit la qualité est l’indicateur à l’aune duquel on doit évaluer toute proposition.

Les individus sont enjoints à être actif dans leur formation, dans leur préparation à l’emploi, dans leur recherche d’emploi, dans leur quête de l’emploi suivant. Les politiques publiques et privées de formation et d’emploi prennent le pas sur tout autre considération. Les réformes en cours ne sont que le reflet de ce gouvernement par l’emploi.

NDLR : François Sarfati et Camille Dupuy ont  récemment publié Gouverner par l’emploi : une histoire de l’école 42 aux éditions PUF en mai 2022.


[1] Selon l’expression anglo-saxonne “making work pay

Camille Dupuy

Sociologue, Maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Rouen Normandie

François Sarfati

Sociologue, Professeur de sociologie à l’Université d’Évry Paris Saclay

Notes

[1] Selon l’expression anglo-saxonne “making work pay