Savoirs

Écrire, décrire, faire rire :
les « petits gestes »
de Bruno Latour

Sociologue

On a beaucoup discuté des grandes idées de Bruno Latour ; moins des petits gestes qui ont construit ses recherches. L’écriture d’abord, geste banal du chercheur mais fondamental pour celui dont le style a suscité vocations et critiques. La description ensuite, l’un de ses mots d’ordre et la base d’un travail de terrain. Le rire enfin, signature latourienne et redoutable geste pédagogique.

Si les grandes idées de Bruno Latour ont été amplement discutées, on n’a que peu parlé de ses « petits gestes ». Pourtant ce sont ces gestes qui montrent comment il enseignait et pratiquait la recherche au quotidien. Face à la théorie de Latour, dressons le portrait de la pédagogie de Latour.

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Voici quatre choses que je ne vais donc pas faire dans ce qui suit : résumer sa pensée en citant quelques-uns de ses livres et de ses concepts ; mentionner les prix qu’il a reçus ; retracer les différentes étapes de sa carrière ; situer sa posture et ses contributions par rapport à la sociologie, la philosophie, l’écologie, les sciences politiques ou l’anthropologie.

Car résumer, mentionner, retracer, et situer, de nombreux commentateurs l’ont déjà très bien fait. Cet article pose une autre question : qu’est-ce que Bruno Latour a fait faire à ses étudiants, à ses collègues, à ses lecteurs, à ses critiques ? Réponse en trois gestes.

Écrire

Écrire semble être un geste banal. Tous les chercheurs écrivent des textes. Tous les chercheurs lisent et relisent des textes. Et si l’écriture n’allait pas de soi ? Et si elle devenait, tout comme les matériaux et l’analyse, une préoccupation en soi ?

Dans sa thèse de doctorat, un des anciens thésards de Latour le remercie pour lui avoir « donné des conseils utiles pendant ces cinq années, non seulement sur la façon de mener mes recherches, mais surtout sur la façon de m’asseoir devant mon ordinateur et d’écrire cette thèse ».

Latour prenait l’écriture très au sérieux : « C’est là où je suis en total désaccord avec la façon dont on forme les doctorants en sciences sociales. Écrire des textes a tout à voir avec la méthode […] Ne pas apprendre aux doctorants à écrire leur thèse, c’est comme de ne pas apprendre à des chimistes à faire des expériences. C’est pourquoi, désormais, je n’apprends plus rien d’autre qu’à écrire[1] ».

Pour le séminaire doctoral qu’il animait au Centre de sociologie de l’innovation à l’École des Mines, Latour a imaginé divers exercices d’écriture. Il demandait par exemple à des binômes de doctorants de réécrire la thèse de leurs collègues en 6 000 signes, ce qui faisait émerger de nouvelles idées et pistes d’analyse. Ou il leur faisait écrire des textes pour décrire une situation, comme un acte d’achat, un acte administratif, ou une interaction avec un animal. Grâce à ces exercices, l’écriture – tout comme l’analyse – cessait d’être un geste solitaire, voire terrifiant, mais devenait une activité plus collective et conviviale.

Un ancien doctorant du Centre de sociologie de l’innovation se rappelle des séminaires doctoraux pendant lesquels on discutait de la façon de prendre des notes de terrain, comme de l’importance de diviser les pages en deux pour séparer les verbatim et l’analyse. Mêmes questions par rapport aux outils informatiques : Combien de fichiers utiliser pour écrire une thèse ? Comment les intituler ? Latour insistait sur le fait que l’écriture doit être un geste quotidien et répétait souvent « On pense ce qu’on écrit, on n’écrit pas ce qu’on pense[2]. »

L’objectif de Latour n’était pas tant de diffuser sa façon de penser que de pousser les étudiants (ainsi que ses collègues) à réfléchir par eux-mêmes. « Assister à ses séminaires hebdomadaires, entourées d’élèves qui comme moi étaient interpellés par ce dispositif ont fait de ces années parmi les plus précieuses de ma vie » écrit une ancienne thésarde dans ses remerciements.

L’écriture de Latour est singulière. Truffée d’humour, d’un sens de dramaturgie, d’une attention fine aux différentes façons de définir et de déplier les mots, d’un goût pour les formules accrocheuses, d’une sensibilité à la rythmicité d’un texte, elle n’a laissé que peu de lecteurs indifférents. Pour de nombreux lecteurs, son style d’écriture a eu un effet émancipateur : écrire différemment est possible.

De l’autre côté, Latour a souvent été qualifié de provocateur. Il a agacé de nombreux chercheurs par son style d’écriture, par sa vision qualifiée de relativiste et constructiviste des sciences, et pour avoir développé une approche critiquée pour son aveuglement aux questions de pouvoir, de domination et d’intentionnalité.

Nombreuses ont été les réactions écrites. « Surely you are joking, Monsieur Latour », écrivait, dans un compte-rendu, une chercheuse en études sociales des sciences et des techniques[3]. « Allo Latour, ici la terre », répondait un historien aux propos de Latour sur la réforme des universités et de la recherche[4]. « Epistemological Chicken » titrait un chapitre dans lequel deux sociologues critiquent les théories de Bruno Latour et de Michel Callon pour ne fournir que peu d’explications par rapport aux phénomènes qu’ils étudient[5]. Et dans « The Eighteenth Brumaire of Bruno Latour », un historien lui reproche d’attribuer la vie aux choses inanimées et de passer sous silence certaines controverses et les puissants rivaux de Louis Pasteur[6].

Pour mieux comprendre ces tensions, un petit détour par le cycle de conférences intitulé My Best Fiend. On the Productivity of Intellectual Enmities[7], dans lequel Bruno Latour fut souvent cité, mérite d’être fait. Au lieu de dénoncer ses « ennemis » intellectuels, le parti pris de ces conférences était de souligner leur productivité sur la propre pensée : « Les ennemis sont productifs. Ils suscitent l’intérêt, ils attirent l’énergie, les gens s’intéressent à eux et ils s’intéressent à nous. […] Les ennemis orientent aussi souvent involontairement la réflexion, la recherche et la théorisation. […] Un ennemi peut avoir plus de pouvoir sur la pensée des gens qu’ils ne le souhaiteraient sans doute[8]. »

Latour a certes provoqué ses nombreux ennemis. Mais, ce faisant, il les a aussi provoqués dans un autre sens, plus positif, du terme : il les a aussi amenés à. De nombreux sociologues, historiens, philosophes ont réagi et discuté ses travaux, tout en affinant leurs propres arguments et positionnements.

Décrire

« Décrire » a été un des mots d’ordre de Latour. L’apparente simplicité de ce verbe est trompeuse, car il ne s’agit pas seulement de représenter une réalité. Décrire est aussi un geste analytique. Décrire le monde veut dire prendre les acteurs et ce qu’ils disent et ce qu’ils font au sérieux. Pour le dire avec des mots pragmatistes, l’idée est de partir des situations, des arguments, des pratiques, des choses qui sont observables et ne pas essayer de dénoncer des asymétries ou injustices qui, elles, ne le seraient pas.

La description a été – et reste toujours – un des principes fondamentaux du cours Description des controverses. Ce cours, instauré par Michel Callon en 1980, a été largement développé par Latour pendant les 24 ans qu’il a été chercheur à l’École des Mines (1982-2006) et par après. L’originalité de ce cours est triple : c’est à la fois un outil pédagogique, une entrée méthodologique (car les controverses sont des évènements empiriquement très riches) et une posture analytique (il s’agit de décrire des positions, mais pas de prendre position).

À ses étudiants, doctorants et collègues, Latour a sans cesse souligné l’importance de produire des descriptions : « Notre business, ce sont les descriptions […]. On écoute, on apprend, on pratique, on devient compétent, on modifie nos conceptions. C’est vraiment très simple : ça s’appelle le travail de terrain. Un bon travail de terrain produit toujours de nombreuses descriptions nouvelles[9]. »

La description est le geste opposé de l’inscription. Les ingénieurs, eux, produisent des inscriptions à travers leurs solutions, leurs techniques, leurs dispositifs, leurs inventions. Le geste du chercheur en sciences sociales sert à faire autre chose : décrire finement les interactions entre les humains, les techniques, les non-humains, etc. Pour cela, il faut se déplacer entre plusieurs mondes, car il faut enquêter à la fois sur les ingénieurs, scientifiques, ou concepteurs tout comme il faut enquêter sur les différents utilisateurs et publics. Car entre le monde imaginé par un concepteur et le monde réel de l’utilisateur, l’écart peut être conséquent[10].

Si la description est donc un geste analytique, c’est aussi un geste politique. Car tout en décrivant un phénomène ou une technique, on rend aussi visible ses attachements au monde social et politique.

Faire rire

Plusieurs hommages ont insisté sur le rire de Bruno Latour. Dans Le Monde, on lit : « Les obstinations, les certitudes diverses le faisaient rire et son rire se transmettait. On riait avec lui. Son rire était le signe d’une immense tendresse […] Bruno avait le rire humble ; une joie toujours là, au cœur du désastre laissé par nos siècles de progrès. » Certains auteurs ont même proposé de concevoir l’humour comme « qualité scientifique prépondérante » tout en argumentant qu’il y aurait un lien entre le constructivisme latourien et l’humour[11].

Mais l’humour, il ne faut pas l’oublier, est aussi un redoutable geste pédagogique. Il existe toute une littérature académique – dont un tour d’horizon nécessiterait un autre article – qui montre que l’utilisation d’une certaine dose d’humour dans l’enseignement a de nombreuses vertus : améliorer l’apprentissage, favoriser des idées divergentes, intéresser les étudiants. « One of the greatest sins in teaching is to be boring[12]. »

Écrire, décrire, faire rire. Des gestes qui, malgré leur apparente simplicité, méritent toute notre attention. Car ce sont des gestes qui, de nos jours, sont de moins en moins valorisés dans le monde académique, où compte le projet, la publication, la citation, l’excellence. Latour nous rappelle qu’il y a aussi autre chose qui compte : prendre du temps pour écrire et échanger, et y trouver du plaisir.


[1] Latour, B. (2004), « Comment finir une thèse de sociologie », Revue du MAUSS, 24(2), pp. 154-172.

[2] Propos de Yannick Barthe lors de l’hommage à Latour au LIER-FYT (EHESS), le 1er décembre 2022.

[3] Amsterdamska, O. (1990), « Book Review: Surely You Are Joking, Monsieur Latour! », Science in Action, by Bruno Latour, Milton Keynes, Open University Press, 1987, 274 pp, in Science, Technology, & Human Values, 15(4), pp. 495-504.

[4] Lachenal, G. (2009) « Réforme des universités : allo Latour, ici la terre », Rue 89.

[5] Collins, H. et S. Yearley (1992), « Epistemological Chicken », in Pickering Andrew (dir.) Science as Practice and Culture, Chicago, University of Chicago Press, pp. 17-46.

[6] Schaffer, S. (1991), « The eighteenth brumaire of Bruno Latour », Studies in History and Philosophy of Science, 22, pp. 174–192.

[7] My Best Fiend. On the Productivity of Intellectual Enmities (1er novembre 2011 – 13 décembre 2011). Cycle de conférences organisé par Michael Guggenheim au Centre for Invention and Social Process du Goldsmiths College à Londres.

[8] Texte original : « Enemies are productive. They spark interest, they draw energy, people care about them and they care about us. […] Enemies also often involuntarily direct ones thinking, researching and theorising. […] An enemy can have more power over people’s thinking than they would probably like to have it. »

[9] Latour, Bruno (2004) « Comment finir une thèse de sociologie », art. cit.

[10] Akrich, M. (1987), « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques et culture, (9), pp. 49-64.

[11] Keucheyan, R. (2008) « L’imagination constructiviste. Une enquête au centre de sociologie de l’innovation », L’année sociologique, 58(2), pp. 409-434.

[12] Baughman, M.D. (1979), « Teaching with humor: A performing art », Contemporary Education, 51, pp. 26-30.

Morgan Meyer

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS

Notes

[1] Latour, B. (2004), « Comment finir une thèse de sociologie », Revue du MAUSS, 24(2), pp. 154-172.

[2] Propos de Yannick Barthe lors de l’hommage à Latour au LIER-FYT (EHESS), le 1er décembre 2022.

[3] Amsterdamska, O. (1990), « Book Review: Surely You Are Joking, Monsieur Latour! », Science in Action, by Bruno Latour, Milton Keynes, Open University Press, 1987, 274 pp, in Science, Technology, & Human Values, 15(4), pp. 495-504.

[4] Lachenal, G. (2009) « Réforme des universités : allo Latour, ici la terre », Rue 89.

[5] Collins, H. et S. Yearley (1992), « Epistemological Chicken », in Pickering Andrew (dir.) Science as Practice and Culture, Chicago, University of Chicago Press, pp. 17-46.

[6] Schaffer, S. (1991), « The eighteenth brumaire of Bruno Latour », Studies in History and Philosophy of Science, 22, pp. 174–192.

[7] My Best Fiend. On the Productivity of Intellectual Enmities (1er novembre 2011 – 13 décembre 2011). Cycle de conférences organisé par Michael Guggenheim au Centre for Invention and Social Process du Goldsmiths College à Londres.

[8] Texte original : « Enemies are productive. They spark interest, they draw energy, people care about them and they care about us. […] Enemies also often involuntarily direct ones thinking, researching and theorising. […] An enemy can have more power over people’s thinking than they would probably like to have it. »

[9] Latour, Bruno (2004) « Comment finir une thèse de sociologie », art. cit.

[10] Akrich, M. (1987), « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques et culture, (9), pp. 49-64.

[11] Keucheyan, R. (2008) « L’imagination constructiviste. Une enquête au centre de sociologie de l’innovation », L’année sociologique, 58(2), pp. 409-434.

[12] Baughman, M.D. (1979), « Teaching with humor: A performing art », Contemporary Education, 51, pp. 26-30.