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Liban : une vie rivée aux taux de change

Politiste

Au Liban, le prix du café grimpe d’une heure à l’autre. Les commerçants, les chauffeurs de bus, les taxis changent jour après jour les prix affichés en livres libanaises pour suivre le taux de change au marché noir qui atteint désormais les 60 000 livres pour un dollar. L’inflation galopante depuis 2019 et les fluctuations de la monnaie libanaise sont retranscrites presque immédiatement, façonnant les pratiques et interactions sociales d’un pays devenu accro aux taux de change, jusqu’à l’épuisement.

Un apparent détail a circulé la semaine passée au Liban sur les réseaux sociaux, à tort pris sous son seul angle tragi-comique : une note de restaurant, avec deux cafés identiques commandés à quelques heures d’intervalle, et pourtant deux prix différents. Dans la même journée la monnaie locale, la livre libanaise, avait déjà fluctué sur le marché des changes.

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Cette note n’est pas seulement une énième manière de montrer cette livre qui bouge, ou qu’elle le ferait de plus en plus vite. Elle est surtout intéressante pour elle-même, comme témoin d’une évolution des pratiques autour de ces fluctuations où désormais les prix s’adaptent en direct ou presque[1]. Certains magasins affichent seulement leur taux de change, par exemple en renouvelant sans cesse l’écriteau qui l’indique, tout en ayant désormais des prix fixes et imprimés comme tels en dollars sur les produits. D’autres retirent tous les prix imprimés et gèrent tout via écran interposé.

Ces petits détails permettent d’observer en acte ce qu’est le passage d’un « seuil » dans le cas de la monnaie libanaise – qui a encore une fois fluctué de manière dramatique fin janvier, jusqu’à dépasser les 60 000 livres pour un dollar contre 1 500 pré-2019, exactement 40 fois plus. Les seuils ne sont pas seulement des comptes ronds et des frontières établies a posteriori dans de futures études économiques, ce sont des lignes vécues, investies, anticipées, craintes, par rapport auxquelles les calculs ordinaires sont omniprésents et écrasants.

Ces seuils étaient auparavant complexes à passer. On voyait la ligne avec inquiétude, avec l’hypothèse en suspension d’un moment où, symboliquement, le service (ce taxi collectif du quotidien) quitterait le domaine des 2 000 livres libanaises, alors même que chaque jour la valeur de la course diminuait mais que ce prix fixé depuis des lustres tenait bon. Les seuils sont au fil du temps devenus plus flexibles, moins dépendants d’une autorité qui annoncerait avec fatalité un changem


[1] Notamment par la numérisation des menus de restaurants, devenus QR codes dont les prix peuvent être changés immédiatement, un des nombreux petits marchés émergents de la crise.

[2] En juin 2022 (20 000 livres), mars (15 000), novembre 2021 (12 000), fin-août (10 000), mi-août (5 000), juillet (4 000), mai (3 000). Précédemment, entre 2019 et mai 2021 il n’avait changé qu’une fois (passant de 1 000 à 2 000 livres).

[3] La livre s’affiche toujours sur le site de la BDL à 1 500 livres, mais il faut désormais, depuis décembre, payer ses impôts à 15 000, tandis qu’il est possible de sortir au compte-goutte de l’argent des banques à 8 000 livres (grâce à la circulaire 151 de la banque centrale), 12 000 (circulaire 158), 38 000 (circulaire 161 indexé au taux du 30 janvier dit « sayrafa »), etc.

[4] Ahmad Beydoun, « Les civils, leurs communautés et l’État dans la guerre comme système social au Liban », Social Compass, 35-4, 1988, pp. 585‑605.

[5] Le Liban étant un des pays de la région où les écarts entre riches et pauvres sont les plus spectaculaires comme le montrent les travaux de Lydia Assouad.

[6] Car cet argent provient à moitié des fonds de la banque centrale, à moitié de ceux des banques.

[7] L’Orient-le Jour rapportait ainsi récemment la combine suivante où changer et rechanger peut rapporter gros : « Un billet de 100 dollars échangé à 43 000 livres pour un dollar représente 4,3 millions de livres. Or cette enveloppe, échangée au taux Sayrafa de 30 800 livres pour un dollar, représente près de 140 dollars, soit la réalisation instantanée d’un gain d’environ 40 %. ».

[8] Qui ne disparaît pas mais évolue aussi sans qu’on le remarque toujours. Cet argent avait vu sa valeur mécaniquement augmenter jusque-là : 1 000 dollars envoyés en 2020-2021 représentaient (jusqu’il y a peu du moins) bien plus d’achats potentiels que 1 000 dollars de 2018, d’autant plus que les pratiques de consommation avaient pu s’éloigner dans le même temps de certaines manifestations ostentat

Pierre France

Politiste, Doctorant en science politique à l’Université Aix-Marseille, Associé à l’Institut Français du Proche-Orient - Beyrouth

Notes

[1] Notamment par la numérisation des menus de restaurants, devenus QR codes dont les prix peuvent être changés immédiatement, un des nombreux petits marchés émergents de la crise.

[2] En juin 2022 (20 000 livres), mars (15 000), novembre 2021 (12 000), fin-août (10 000), mi-août (5 000), juillet (4 000), mai (3 000). Précédemment, entre 2019 et mai 2021 il n’avait changé qu’une fois (passant de 1 000 à 2 000 livres).

[3] La livre s’affiche toujours sur le site de la BDL à 1 500 livres, mais il faut désormais, depuis décembre, payer ses impôts à 15 000, tandis qu’il est possible de sortir au compte-goutte de l’argent des banques à 8 000 livres (grâce à la circulaire 151 de la banque centrale), 12 000 (circulaire 158), 38 000 (circulaire 161 indexé au taux du 30 janvier dit « sayrafa »), etc.

[4] Ahmad Beydoun, « Les civils, leurs communautés et l’État dans la guerre comme système social au Liban », Social Compass, 35-4, 1988, pp. 585‑605.

[5] Le Liban étant un des pays de la région où les écarts entre riches et pauvres sont les plus spectaculaires comme le montrent les travaux de Lydia Assouad.

[6] Car cet argent provient à moitié des fonds de la banque centrale, à moitié de ceux des banques.

[7] L’Orient-le Jour rapportait ainsi récemment la combine suivante où changer et rechanger peut rapporter gros : « Un billet de 100 dollars échangé à 43 000 livres pour un dollar représente 4,3 millions de livres. Or cette enveloppe, échangée au taux Sayrafa de 30 800 livres pour un dollar, représente près de 140 dollars, soit la réalisation instantanée d’un gain d’environ 40 %. ».

[8] Qui ne disparaît pas mais évolue aussi sans qu’on le remarque toujours. Cet argent avait vu sa valeur mécaniquement augmenter jusque-là : 1 000 dollars envoyés en 2020-2021 représentaient (jusqu’il y a peu du moins) bien plus d’achats potentiels que 1 000 dollars de 2018, d’autant plus que les pratiques de consommation avaient pu s’éloigner dans le même temps de certaines manifestations ostentat