Société

Se réapproprier la production de connaissance

Philosophe , Biologiste et informaticien, Philosophe

Face à la marchandisation de la recherche scientifique et sa possible mobilisation à des fins destructrices, la science ouverte, aveugle aux conditions d’utilisation des travaux de recherche, est au mieux impuissante, au pire contre-productive. Nous proposons au contraire la définition de communautés se réappropriant les enjeux de la propriété intellectuelle au service de la redirection écologique. Cette construction n’est pas un vœu pieux : elle existe déjà, en tant qu’outil juridique disponible pour tous.tes.

Le physicien et membre éminent du parti communiste français Frédéric Joliot-Curie proposait en décembre 1945 que les scientifiques se missent en grève si leurs résultats étaient utilisés pour produire des applications qu’ils réprouvaient[1]. Non seulement il ressentait, comme beaucoup de ses pairs à l’époque, une responsabilité eu égard aux conséquences de la mise au point de l’arme atomique, mais il imaginait ainsi un moyen d’action pour exercer cette responsabilité. S’il pouvait s’enorgueillir de conséquences de ses travaux de recherche quand il les trouvait bénéfiques, preuve qu’après leur diffusion ils lui appartenaient encore un peu, il ne pouvait par conséquent se dédouaner des conséquences qu’il jugeait à l’inverse désastreuses.

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Le principe de la grève, destinée à empêcher certains usages de leurs résultats, n’a pas essaimé parmi les scientifiques[2]. Cependant, cette idée soulève aujourd’hui la question de l’exercice de la responsabilité des chercheurs et chercheuses face à la mobilisation à marche forcée de la production scientifique à des fins de croissance économique, au détriment de la production d’un savoir partagé et de l’écologie[1]. Sans exclure la grève, nous proposons d’employer un moyen d’action alternatif, autant symbolique que juridique, basé sur une réappropriation des enjeux de la propriété intellectuelle et des communs afin de définir à qui et à quoi chercheuses et chercheurs entendent destiner leurs productions.

À qui appartiennent les résultats de la recherche scientifique ? Tout résultat « matérialisable » est protégé par le droit de la propriété intellectuelle, qui en attribue une part aux auteurs et une part à leurs employeurs. Une partie est soumise au secret des entreprises ou des États, quand les résultats touchent à des enjeux stratégiques pour la défense ou la compétitivité par exemple. En dehors de ces règles, l’habitude de la communauté scientifique est de reconnaître la maternité ou la paternité d’un résultat, mais pas


[1] Michel Pinault, « Frédéric Joliot-Curie et l’arme atomique », AFIS, 2004.

[2] Tout au plus certain.es climatologues imaginent aujourd’hui un moratoire portant sur la production de connaissances climatiques, tant que celles qui ont été produites n’auront pas été suffisamment mobilisées à leur goût par les politiques, à l’inverse de Joliot-Curie qui entendait en limiter l’usage. Voir Bruce C. Glavovic, Timothy F. Smith & Iain White (2021), « The tragedy of climate change science », Climate and Development, vol. 14, n°9, 2022.

[3] Ce recrutement de la science pour le marché et la croissance économique est par exemple décrit dans Philip Mirowski, Science-Mart: Privatizing American Science, Harvard University Press, 2011, ou Elisabeth Popp Berman, Creating the Market University: How Academic Science Became an Economic Engine, Princeton University Press, 2012.

[4] Elinor Ostrom et Charlotte Hess, Understanding knowledge as a commons: from theory to practice, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2007.

[5] Nicholas Bloom et al, « Are Ideas Getting Harder to Find? » American Economic Review, vol. 110, n°4, April 2020.

[6] Wiedmann, T., Lenzen, M., Keyßer, L.T. et al., « Scientists’ warning on affluence », Nat Commun, vol. 11, n°3107, 2020.

[7] Gabriel Galvez-Behar, Posséder la science. La propriété scientifique au temps du capitalisme industriel, EHESS, 2020.

[8] La redirection écologique est définie dans le livre Héritage et Fermeture. Une écologie du démantèlement d’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, où sont décrites plusieurs « stratégies écologiques » : la fuite, la transition écologique, et la redirection écologique. La fuite consiste à déserter les infrastructures actuelles, attitude cohérente individuellement, mais non généralisable socialement : on ne peut pas collectivement abandonner toutes les infrastructures existantes. La transition suppose qu’en modifiant les technologies, en les rendant plus efficientes ou s’appuyant sur des énergies dite

Alexandre Monnin

Philosophe , Directeur scientifique d’Origens Media Lab et professeur à l'ESC Clermont Business School

Éric Tannier

Biologiste et informaticien, Directeur de recherches à l'Inria

Maël Thomas

Philosophe, Coordinateur chez Bizi

Notes

[1] Michel Pinault, « Frédéric Joliot-Curie et l’arme atomique », AFIS, 2004.

[2] Tout au plus certain.es climatologues imaginent aujourd’hui un moratoire portant sur la production de connaissances climatiques, tant que celles qui ont été produites n’auront pas été suffisamment mobilisées à leur goût par les politiques, à l’inverse de Joliot-Curie qui entendait en limiter l’usage. Voir Bruce C. Glavovic, Timothy F. Smith & Iain White (2021), « The tragedy of climate change science », Climate and Development, vol. 14, n°9, 2022.

[3] Ce recrutement de la science pour le marché et la croissance économique est par exemple décrit dans Philip Mirowski, Science-Mart: Privatizing American Science, Harvard University Press, 2011, ou Elisabeth Popp Berman, Creating the Market University: How Academic Science Became an Economic Engine, Princeton University Press, 2012.

[4] Elinor Ostrom et Charlotte Hess, Understanding knowledge as a commons: from theory to practice, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2007.

[5] Nicholas Bloom et al, « Are Ideas Getting Harder to Find? » American Economic Review, vol. 110, n°4, April 2020.

[6] Wiedmann, T., Lenzen, M., Keyßer, L.T. et al., « Scientists’ warning on affluence », Nat Commun, vol. 11, n°3107, 2020.

[7] Gabriel Galvez-Behar, Posséder la science. La propriété scientifique au temps du capitalisme industriel, EHESS, 2020.

[8] La redirection écologique est définie dans le livre Héritage et Fermeture. Une écologie du démantèlement d’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, où sont décrites plusieurs « stratégies écologiques » : la fuite, la transition écologique, et la redirection écologique. La fuite consiste à déserter les infrastructures actuelles, attitude cohérente individuellement, mais non généralisable socialement : on ne peut pas collectivement abandonner toutes les infrastructures existantes. La transition suppose qu’en modifiant les technologies, en les rendant plus efficientes ou s’appuyant sur des énergies dite