Culture

Le parfum comme survivance des fleurs

Historienne de l'art

Les odeurs comme médium artistique sont employées depuis le début du XXe siècle et disputent tous les items de l’art. Depuis les grandes prises de conscience écologiques, elles sont notamment la possibilité illustratrice qu’ont trouvée les artistes pour nous relier à notre environnement direct et à ainsi exprimer la vie. En une respiration s’incarne la mémoire olfactive des plantes qui disparaissent.

«En 2020, quand j’ai découvert les images de la marée noire qui sévissait au large de l’île Maurice, j’étais atterrée. Comment une catastrophe aussi affreuse pouvait être visuellement si belle ? Voir tant de beauté dans les mille tonnes de fioul que déversait le bateau Wakashio, m’a laissée perplexe. Une nouvelle preuve qui accusait la vue comme n’étant plus vraiment le sens de l’alerte. Il fallait trouver un moyen complémentaire pour renouer avec l’importance de la tragédie et lui redonner son impact. Les choses n’auraient pas été si belles si on avait pu respirer les effluves de mazout. »

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Lorsqu’Elia Chiche, parfumeuse indépendante me raconte cette expérience, elle est encore étudiante à l’École supérieure du parfum et nous discutons de la crise de la sensibilité théorisée par Baptiste Morizot. Elle comme moi sommes d’accord : à envisager la société dans laquelle nous vivons mais que l’on met à distance, loin de nous, par le prisme d’une hiérarchie des arts fondée sur la vue et l’ouïe – deux sens de l’éloignement, a contrario du toucher, du goût et de l’odorat qui favorisent la proximité avec la chose –, nous nous sommes extirpé·e·s du vivant. Baptiste Morizot le dit en ces mots :

« La crise de nos relations au vivant est une crise de la sensibilité parce que les relations que nous avons pris l’habitude d’entretenir avec les vivants sont des relations à la “nature”. Comme l’explique l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, les héritiers de la modernité occidentale que nous sommes pensent qu’ils entretiennent des relations de type “naturel” avec tout le monde des vivants non humains, car toute autre relation envers eux est impossible. […] Conséquemment, cela implique que l’on considère les vivants essentiellement comme un décor, comme une réserve de ressources à disposition pour la production, comme un lieu de ressourcement ou comme un support de projection émotionnel et symbolique. […] La chute du monde vivant en dehors du champ de l’attention collective et politique, en dehors du champ de l’important, c’est là l’événement inaugural de la crise de la sensibilité. Par “crise de la sensibilité”, j’entends un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui[1]. »

Cette crise de la sensibilité, lorsqu’elle est envisagée au regard du monde de l’art, raconte combien notre histoire de l’art est constellée d’œuvres qui s’envisagent à distance. Lorsqu’une peinture est vue ou qu’une symphonie est entendue, le message est envoyé à distance au cerveau, par ondes (vibrations pour les ondes sonores et ondes lumineuses pour les ondes visuelles). Or, nombre d’artistes ont réagi à cette distanciation sensorielle perceptible dans nos musées occidentaux. Iels ont constaté la mort –ou plutôt l’immortalité cristallisée dans les peintures et les sculptures placées hors du temps par la conservation et par la restauration – et y ont répondu par la vie, par l’installation du vivant sur les cimaises. Iels ont alors fait émerger le sens de l’olfaction, sens oublié et rarement théorisé. Ici, le vivant, sent (comme tout le vivant), et les artistes ont fait exhaler ses parfums en réponses à la trop lente réaction de sa considération et à l’oubli de sa nécessité. Pour faire réagir, pour faire sentir l’urgence à l’intérieur de soi. Car, en matière d’olfaction, le message – chimique – pénètre directement le corps du.de la visiteur·euse. C’est une partie de l’œuvre qui entre dans les chairs et qui rend possible l’expérience. Et qui, espérons-le fera bouger les lignes.

En 2019, avec l’œuvre Resurrecting the Sublime, l’artiste norvégienne Sissel Tolaas, la biologiste américaine Christina Agapakis, et l’artiste britannique et sud-africaine Alexandra Daisy Ginsberg, avec le soutien de la société de composition IFF (International flavors and fragrances) et l’aide de la société de biotechnologie Ginko Bioworks de Boston, restituent l’odeur de trois fleurs disparues et conservées dans l’herbier de l’université de Harvard. La première est l’Hibiscadelphus wilde – rianus, plante à fleurs poussant sur les champs de lave de l’île Maui à Hawaï, et qui s’éteint à partir de 1912 des suites de sa destruction par l’élevage de bovins que les colons ont emmenés avec eux. Quelques années auparavant, en 1881, c’est l’Orbexilum stipulatum, longue tige à fleurs, qui est vue pour la dernière fois près de Louisville dans le Kentucky, dans le lit de la rivière Ohio, avant qu’un barrage créé sur le site ne fasse inonder la zone dans les années 1920. Deuxième reproduction olfactive. Enfin, la troisième rend hommage à la Leucadendron grandiflorum, fleur du Cap en Afrique du Sud, qui aurait, elle aussi, subi l’invasion coloniale ayant implanté des vignobles non endémiques à Wynberg Hill et déséquilibré ainsi son écosystème.

Des siècles plus tard, les scientifiques de Ginkgo Bioworks ont pu synthétiser certains des gènes de ces trois essences grâce à la conservation d’échantillons. Dans ceux-ci se trouvaient les enzymes indispensables aux reconstitutions olfactives permises par Sissel Tolaas et son équipe. Présentées avec une diffusion d’images révélant le paysage hawaïen, les odeurs qui naissent de ce projet permettent non seulement de réactualiser un débat sur la possibilité et la nécessité de recréer une forme d’existence que l’humanité a gâchée, mais aussi de raviver de vieilles mémoires mettant en lumière un héritage écologique qui n’a pas su être ni préservé ni transmis.

Redonner sens au parfum des fleurs, son rôle premier étant l’appel des insectes qui permettent la pollinisation, et non l’esthétique.

Dans le même esprit, l’artiste et designer Alexis Foiny pense, pour son premier projet de thèse, à la création d’un conservatoire d’odeurs. Conscient que le monde tel qu’il est a de grandes chances de disparaître, il imagine un endroit où seraient répertoriées toutes sortes d’effluves, ceux de notre quotidien tel qu’ils s’appréhendent aujourd’hui par ses jardins, ses forêts et ses plaines. Son projet Tant que les fleurs vivront encore (2021), met d’ailleurs en lumière l’Astria Rosea, une plante endémique de l’île Maurice portée disparue depuis 1860, qui à l’instar du dodo, oiseau tristement connu, aurait elle aussi été victime de l’invasion des Hollandais, des Français et des Britanniques. L’introduction de parasites inexistants avant que les colons ne posent pieds sur l’île aurait causé de nombreuses pertes. Les seules traces du végétal nous étant parvenues sont dues aux dessins du biologiste anglais John Lindley qui, en 1833, grâce au don de cette plante au duc de Northumberland par les Mauriciens, aurait pu esquisser la dernière de ses floraisons.

Pour reconstituer sa présence aussi bien visuelle qu’olfactive, Alexis Foiny a rencontré des scientifiques et a mené une enquête auprès des conservateurs du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris. Avec l’aide de la botaniste Cécile Aupic et de la parfumeuse Yolaine Robert (IFF), il a pu développer une fragrance en trois temps, la première bouffée, organique, semble destinée à amadouer les pollinisateurs, la seconde est plus proche du crémeux sirupeux du pollen et la troisième évolue en notes vertes exprimant la tige de la fleur. Par cette reconstitution, l’artiste voulait redonner sens au parfum des fleurs, rappelant que l’esthétique qui lui est habituellement reconnue est secondaire, son rôle premier étant l’appel des insectes qui permettent la pollinisation. « Encore aujourd’hui, on ne vit ce que l’on appelle encore majoritairement “nature” que par sa représentation, avance Alexis Foiny.

Depuis que nous commençons à prendre conscience de l’artificialisation des paysages romantiques du XIXe siècle, souvent considérés comme des masses vertes, tout est à réapprendre et à redécouvrir. L’ajout de l’odeur dans ces fleurs permet de créer de l’empathie. Elle nous relie à elles ».

Et bien que l’on sache que cette fleur respirée dans un lieu d’exposition n’a que peu d’attache au concept de naturel, si ce n’est son souvenir, son expérience permet à touste un·e chacun.e de se reconnecter à son environnement direct. Car respirer une fleur, c’est aspirer une partie d’elle et c’est, l’espace d’un instant, s’unir à son histoire.

Cette artificialité, Alexis Foiny l’assume. Il y a d’abord le jeu sur le parfum et sur l’histoire humaine le liant à la séduction, mais plus encore, l’artiste maquille les fleurs qu’il recrée par imprimante 3D. La manière dont il les pigmente rappelle que, bien souvent, ce qui séduit intéresse : il leur ajoute du fard et du vernis. Un procédé qu’il utilise dans une autre fleur-œuvre, tout à fait fantasmée celle-ci, la Stolagia Mederor, qu’il imagine pousser près des glaciers et qui aurait la force de survivre au réchauffement climatique. Elle est l’espoir de la régénérescence, de la pugnacité du vivant qui ne s’éteint jamais et qui, plus encore, commence à entrer dans les musées pour forcer l’attention. Hauts lieux de l’intérêt porté, les musées et les institutions renouent depuis quelques décennies déjà avec le vivant, en l’exposant, en le laissant mourir et revenir à son cycle primaire. Et tout ceci se matérialise dans l’usage de fragrances.

Car l’odeur permet ceci, créer de nouveaux récits où l’immortalité matérielle n’est plus le seul objectif à atteindre. Un projet qui semble commun à toustes les artistes qui l’emploient comme médium. C’est le cas de l’œuvre olfactive Xatartia (gardien parfumeur)[2] du duo Berdaguer et Péjus qui pour l’exposition « Les portes du possible » ayant lieu au centre Pompidou-Metz (05/11/2022 – 10/04/2023) imagine la matérialité olfactive de xatartia, une plante endémique des Pyrénées qui prend racine dans les éboulis. En voie d’extinction, cette petite plante rocailleuse à la maigre littérature scientifique est pourtant bien vivante dans l’esprit de celleux qui la hument. Formulée par l’équipe de l’institut botanique de Montpellier (dont notamment Mathilde Andrieu et Isabelle Parrot), elle devient mémoire sensible, vectrice de récits imaginaires, dont la survivance intime se loge dans l’esprit de celleui qui aura été envoûté·e par les notes vertes et poussiéreuses de sa recréation. Sur un petit socle, un flacon scellé est présenté. Il a pour bouchon la forme d’une branche noueuse, rappelant la profondeur des racines de la plante.

À côté, un discret trou dans le mur diffuse le parfum recréé. Le humer implique la métamorphose. En respirant, une mutation intime s’opère : silencieusement se grave le souvenir de cette plante fantomatique. Elle se noue à nous, remémorant que les transformations climatiques n’engagent pas seulement le réchauffement de la planète, les mégafeux, la montée des eaux ou les migrations de certaines populations impactées. Les odeurs renvoient à l’invisible destruction de la biomasse et de son équilibre entre les vivants. Ces espèces de végétaux et de micro-organismes qui s’effacent dans l’ombre, sans que l’on s’en aperçoive, modifient nos conditions de vie.

Si depuis quelques décennies, la prise de conscience écologique oriente nos réflexions et manières d’être au monde, elle a également permis de comprendre combien la distance qu’il a été tenté de bâtir entre l’être humain et le reste du vivant est vaine et combien le cloisonnement des espèces nuit à l’équilibre de la vie sur Terre. Or, cet éloignement et cette distance est ce que l’on retrouve dans la structure de nos institutions muséales qui, historiquement, mettent en avant une expérience à distance où la contemplation d’objets canonisés est reine.

Dans cette vaste remise en question qui lie de multiples disciplines, l’ancrage à une certaine forme de naturalité, à la considération d’un tout dont nous faisons partie et où chaque entité est importante, permet d’entamer une coexistence non hiérarchisée. L’odorat et sa valorisation comme outil perceptif y participe. Le nez fait lien avec ce qui nous entoure. Il permet d’apprécier une vaste partie des expériences que nous vivons, sans que nous nous en rendions forcément compte. Et lorsqu’il se loge dans les œuvres, il nous fait faire un pas vers un environnement plus inclusif où tout le monde (au premier sens du terme) aurait droit de cité et où la vie serait mise au premier plan. Alors, nous pourrions réfléchir à d’autres possibilités de conservation et de préservation et de l’art, et de la vie.


[1]Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, enquête sur la vie à travers nous, éd. Actes Sud, 2017, page 12.

[2]Xatartia (gardien parfumeur), Coll. CNAP

Sandra Barré

Historienne de l'art, Critique d’art et commissaire d’exposition

Notes

[1]Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, enquête sur la vie à travers nous, éd. Actes Sud, 2017, page 12.

[2]Xatartia (gardien parfumeur), Coll. CNAP