Société

Tuer un enfant : oui, si c’est un « nuisible »

Ancien député européen (Vert)

À quoi, dans ce monde de l’idéologie policière française, reconnaît-on un « nuisible » ? Le brigadier n’a vu que quatre choses : que l’enfant était… un jeune, qui normalement n’aurait pas dû conduire une voiture de ce prix dans ce quartier-ci, qu’il était maghrébin, que son copain était noir. Il n’a pas eu besoin d’ordre pour « interpréter un texte mal rédigé » sur le permis de tirer. Il a tiré au cœur après avoir menacé d’une balle dans la tête, parce qu’il a reconnu un nuisible.

Deux policiers interpellent un jeune conducteur à l’arrêt. Il a 17 ans, pas de permis, il vient de brûler (diront-ils) plusieurs feux rouges. Un policier tient l’enfant en joue, à quelques décimètres de distance. On entend : « Tu vas recevoir une balle dans la tête ». On apprendra que l’un des policiers le frappe trois fois à la tête. Le véhicule démarre quand même. Le policier tire, visant au coeur : la balle traverse le bras de l’enfant et sa poitrine. Le véhicule part dans le décor.

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La scène, « grâce à Dieu », est filmée. Le meurtre est intentionnel, annoncé. La police explique que le jeune fonçait sur les policiers : le démenti filmé apparait presqu’aussitôt sur les réseaux sociaux. Il n’y a rien à dire, le policier passe aux aveux, les plus hautes autorités appellent la justice à passer, le brigadier est inculpé et incarcéré.

Et voilà que malgré le mensonge flagrant, trop habituel, de la hiérarchie, les syndicats policiers s’insurgent : le brigadier est « présumé innocent » (non : il y a flagrant délit, il n’a droit qu’à un procès équitable qui reconnaîtra éventuellement des « circonstances atténuantes »), il ne faisait qu’appliquer la loi, qui autorise à tirer en cas de « délit de fuite ». Le législateur avait oublié de préciser « à tirer dans les pneus ». Eux, ils avaient compris : « à tirer dans la tête ou au coeur ». Tirer pour tuer. Une condamnation à mort administrative et sans appel. Voilà ce qu’ils avaient compris.

La palme reviendra aux syndicats Alliance et UNSA-Police qui invoquent la « guerre » en cours contre les « nuisibles », où la police incarnerait la « résistance ». La guerre excuse tous les meurtres volontaires, dès lors qu’il s’agit d’ennemis. Plus précisément de « nuisibles ». Un terme repris de la Radio des Mille Collines, qui orchestra le génocide du Rwanda.

L’avocat de l’assassin commence par un communiqué d’une insigne maladresse : « Le brigadier présente ses excuses à la famille ». Oops ! Mes excuses, Madame. Il ne précise pas les excuses en question. Puis, voyant l’horreur de sa communication, il précise « Il demandait pardon, il est dévasté ». On le serait à moins. Personnellement, si j’avais fait ça (mais comment aurais-je pu le faire ? c’est bien là la question), j’aurais plutôt dit « Pardon, oh, pardon, je donnerais ma vie pour que vous retrouviez votre enfant », un truc comme ça.

Nous avons donc : un assassinat, commis de sang froid (pas de trace de stupéfiant dans le sang du brigadier, du moins la presse n’en a pas parlé, qui se contente de nous informer qu’il n’y en avait pas dans celui du mort), et précédé de menace de mort, suscite, de la part de la hiérarchie un énorme mensonge, puis une défense intransigeante de tous les syndicats, à l’exception de la CGT-Police.

Ma première interrogation est allée au brigadier : comment a-t-il pu ? Ce brigadier a considéré que l’enfant n’appartenait pas à une « commune humanité ». Alors, comment en vient-on là ? J’ai pensé aussitôt au livre de Christopher Browning, Des Hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne : ces bons pères de famille qui ont effectué la « Shoah par balles ». Mais ça ne colle pas : pas d’effet de groupe (ils étaient deux, mais peut-être est-ce suffisant), pas de supérieur hiérarchique leur donnant des ordres. Pourtant le livre de Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, souligne la difficulté que les chefs des Einsatzgruppen ont éprouvé à faire franchir par leurs hommes la barrière « tuer les enfants d’une balle dans la tête tirée à bout portant », après avoir expliqué que les Juifs adultes étaient des ennemis, des nuisibles, qu’il fallait éradiquer.

Donc cette idée n’a ni besoin d’un effet de groupe, ni d’un supérieur hiérarchique pour qu’un homme considère qu’un enfant qui a fait une grosse bêtise (conduire sans permis, et – dit-il – bruler des feux rouges) mérite la mort, et qu’il peut la donner lui-même. L’idée que la victime ne fait pas partie de la commune humanité est déjà là. Elle l’imprègne. C’est une « idéologie », une vision du monde. Elle est partagée par une partie de l’institution, ses supérieurs qui le couvrent, par son avocat, par les syndicats majoritaires (il existe aussi une minorité républicaine). Cette idéologie cimente un « bloc social » au sens de Gramsci , englobant les dominants (la hiérarchie) et les dominés, assurant le consentement des dominés : les policiers de base. Plus qu’un consentement : un intérêt corporatiste, un avantage acquis, défendu par les syndicats majoritaires au même titre que les primes et les congés, en compensation des mois de fatigues et de dangers passés à taper sur les Gilets jaunes, sur les manifestants pour la retraite, sur les écologistes anti-bassines. Ce droit de tuer les nuisibles. Idée qui disparaît quand l’individu est plongé dans un autre univers : celui de la justice de son pays. Alors là il retrouve son humanité : il est « dévasté ».

Le problème est l’idéologie d’un corps de l’État français.

À quoi, dans ce monde de l’idéologie policière française, reconnaît-on un « nuisible » ? Le brigadier n’a vu que quatre choses : que l’enfant était… un jeune, qui normalement n’aurait pas dû conduire une voiture de ce prix dans ce quartier-ci, qu’il était maghrébin, que son copain était noir. Il n’a pas eu besoin d’ordre pour « interpréter un texte mal rédigé » sur le permis de tirer. Il a tiré au cœur après avoir menacé d’une balle dans la tête, parce qu’il a reconnu un nuisible.

Le problème – et le Haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme l’a compris instantanément, tant le passé récent de la police française plaide pour cette interprétation – est donc l’idéologie d’un corps de l’État français. Idéologie qui la sépare de ce qui est officiellement reconnu comme « droit de la personne humaine » par les Déclaration de 1789 et 1947. Une idéologie qui se matérialise dans une législation particulière : le droit de tirer en cas de refus d’obtempérer. Tirer dans les pneus ? Non, tirer dans la tête selon le bloc social ainsi « séparé ». On hésitait à parler de « racisme systémique » : la démonstration est faite. Le brigadier n’est pas qu’une « pomme pourrie dans un panier sain ».

La question est alors : le pouvoir politique a-t-il la volonté de réduire cette sécession idéologique et ses effets mortifères sur les « nuisibles », sans même compter les effets sur l’âme des « éradicateurs »  (que je ne néglige pas : la vie du brigadier aussi est foutue) ? Je me permets d’en douter. Quelques indices : le refus de rapatrier les petits enfants, même bébés, nés de parents français partis combattre avec l’État islamique, pour les rendre à leurs grands-parents. Une conception biologiste de la criminalité : ils ont ça dans le sang. Et quasi le jour même : la présidente de l’Assemblée nationale condamnant les enfants qui pratiquent le ramadan dans les écoles de la République. C’était le jour de l’Aïd, et la présidente rayait d’une phrase la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1947 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. »

On peut comprendre (ce qui n’est pas juger judicieux ni légitime) que les émeutes qui ont suivi le crime soient menées par des 12-18 ans des quartiers populaires, avec pour cible les symboles des pouvoirs publics, les commissariats et les écoles de la République. Mécanisme bien connu de la surenchère des exclus : « Vous nous prenez pour des barbares ? Alors nous allons vous montrer que nous sommes bel et bien barbares ». Et aussi : brûler le café sympa du coin, comme le gosse qui casse son jouet.

Hélas ! une partie de « la gauche » en est encore à se demander si les enfants de l’immigration font vraiment partie des classes populaires, supposées blanches, si la lutte contre les discriminations fait vraiment partie des combats « de classe » d’un peuple aujourd’hui bigarré.


Alain Lipietz

Ancien député européen (Vert), Économiste