Éducation

Le lycée professionnel en réforme : régression et mépris

Sociologue

Dès la rentrée 2023 entrera en vigueur la réforme des lycées professionnels, qui vise en grande partie à accélérer le processus d’accès à l’emploi par une professionnalisation renforcée. Déplacés en amont de l’emploi, les processus de hiérarchisation opérés dans les entreprises ne détermineront dès lors plus seulement l’accès au marché du travail mais aussi l’accès à l’éducation, creusant davantage les inégalités entre élèves, défavorable pour les plus paupérisés.

La réforme du lycée professionnel et sa mesure phare, le rallongement des périodes de stage, n’est pas un projet original puisqu’elle s’inscrit dans la droite ligne d’un choix politique opéré dans les années 1980, celui de rapprocher l’école de l’entreprise.

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C’est à ce titre que se développent différents dispositifs à la frontière de l’école et du travail : mise en place du bac pro en 1985 (premier diplôme en alternance), rénovation de l’apprentissage (avec son extension à l’enseignement supérieur) en 1987 puis en 1992, la généralisation des stages (dont son introduction au collège), la professionnalisation des universités avec la création des licences et masters professionnels au tournant des années 2000.

La mise en place de ces dispositifs repose sur une affirmation, portée tant par les différents gouvernements que par le MEDEF, selon laquelle c’est en développant les temps de formation en entreprise que l’on favorise l’accès à l’emploi. Parce que l’entreprise serait formatrice et productrice de compétences, elle serait plus apte que l’école à préparer à l’emploi.

Ces choix politiques posent question.

D’abord l’affirmation selon laquelle les temps en entreprise favoriseraient l’accès à l’emploi peut être discutée. Si cette affirmation paraît évidente, c’est que la preuve en serait établie par les faits : différentes enquêtes menées tant par le Céreq que par le ministère de l’Éducation nationale concluent que les apprenti·e·s accèdent plus rapidement à l’emploi que les élèves de lycée professionnel. Cet écart bien réel est mis un peu rapidement sur le compte de la performance de la formation en entreprise occultant de ce fait les processus de sélection. En distinguant dès la sortie du collège, celles et ceux dit « employables » – les futur·e·s apprenti·e·s –, de celles et ceux dits « inemployables », les futur·e·s élèves de LP, les entreprises opèrent une véritable sélection. Comme je le souligne dans l’ouvrage que je viens de publier, trouver une place en entreprise, comme stagiaire ou apprenti·e, s’avère très difficile. Ce sont 30 % des élèves de LP qui, chaque année, souhaitent accéder à l’apprentissage mais qui, faute de place, n’y parviennent pas[1].

Outre que d’un point de vue purement pragmatique il n’y aura pas de (bonnes) places de stage pour toutes et tous, l’examen des sas de sélection démontre d’abord l’importance du capital d’autochtonie, c’est-à-dire des réseaux qui favorisent l’accès rapide à une bonne place en apprentissage. Il renseigne ensuite sur la sélection des filles, l’éviction tant des plus jeunes que de la fraction paupérisée des classes populaires dont ceux et celles marqué·e·s par une histoire migratoire. Ce que le gouvernement ne dit pas davantage quand il met en avant la performance de l’apprentissage, c’est que ce succès est d’abord celui de l’apprentissage dans le supérieur. Le développement de l’apprentissage ne profite pas aux moins diplômés et aux plus fragilisés, sa progression s’effectue auprès d’un public adulte, dans l’enseignement supérieur – 6 apprenti·e·s sur 10 sont des étudiant·e·s[2] – et surtout dans les grandes écoles[3].

Comme le formule Gilles Moreau, « l’apprentissage n’est pas un bien public, au sens de bien universel[4] », il réduit l’éducation à un marché́ (concurrentiel) où se rencontrent l’offre (les employeurs) et la demande (les élèves). En reléguant aux formations professionnelles scolarisées (le LP) les populations les plus paupérisées et fragilisées face à l’emploi, l’apprentissage concurrence mécaniquement le taux d’insertion des jeunes issus des lycées professionnels. De ce fait, les processus de hiérarchisation opérés dans les entreprises sont renforcés : déplacés en amont de l’emploi, ils ne déterminent plus seulement l’accès au marché du travail mais aussi l’accès à l’éducation.

Ensuite cette réforme réduit l’ambition éducative des LP à une seule dimension, celle de l’économie et de l’emploi. De ce fait, elle occulte nombre d’expériences émancipatrices dont l’objectif était justement d’extraire la formation professionnelle de la formation sur le tas en y intégrant une dimension culturelle. C’était par exemple le cas des centres d’apprentissage (ancêtres des LP) qui suite à la Seconde Guerre mondiale délivraient en école un « enseignement complet », un métier, une culture technique et une culture générale permettant aux élèves de s’approprier les débats de leur temps. Précisons que les milieux de la production n’en étaient pas moins absents, des conventions étaient signées avec des entreprises locales pour accueillir les élèves, prêter du matériel, participer à leur financement pour ensuite les recruter sur des emplois qualifiés.

Cette réforme est marquée du sceau de la régression et du mépris social pour les jeunes concernés.

Alors que la France a su développer des écoles professionnelles capables de former des travailleurs compétents et des citoyens éclairés, 40 ans plus tard, le projet de réforme porté par le gouvernement réduit les élèves à leur statut de jeunes travailleurs. L’enseignement professionnel est sommé de se rapprocher du monde économique et sa valeur est dès lors mesurée à travers une seule dimension, celle de l’accès à l’emploi. L’objectif est clairement affiché : appauvrir l’enseignement général et professionnel pour y substituer progressivement un enseignement à l’esprit d’entreprise dont la référence est celle de l’entrepreneur[5].

Ce choix est pourtant problématique pour le devenir des élèves. D’abord pour ceux et celles qui souhaitent s’insérer sur le marché du travail et qui seront ainsi privé·e·s d’un véritable métier leur permettant de négocier leurs conditions de travail et de s’élever dans la hiérarchie professionnelle. Mais aussi pour les élèves qui aspirent à poursuivre leurs études, lesquels ne seront pas préparés et qui de ce fait connaîtront de grandes difficultés dans l’enseignement supérieur.

Cette réforme est marquée du sceau de la régression et du mépris. De la régression sociale, car il remet en cause un compromis historique selon lequel la transmission d’un socle de savoirs communs à toute une génération est une nécessité. De fait, l’entrée en LP se fait aujourd’hui de plus en plus jeune ; avec l’arrêt des politiques de redoublement, ce sont aujourd’hui 7 jeunes sur 10 qui entrent en LP à 14 ou 15 ans. Ce sont ainsi des enfants qui sont confrontés au travail, à un travail qui éprouve le corps. Celui-ci doit tenir les postures, le rythme de la production, mais aussi celui des trajets quotidiens auxquels s’ajoute parfois le travail domestique, la charge des frères et sœurs. Rappelons un fait pourtant connu des décideurs politiques : ce sont les plus jeunes qui rencontrent les conditions de travail les plus difficiles : non-paiement des salaires, horaires excessifs, travail de nuit, exposition aux produits toxiques[6].

À côté des travaux encadrés par la loi il existe aussi des tâches confiées aux filles qui ne font pas (ou peu) l’objet d’une législation spécifique. Tel est le cas des situations en formation, en esthétique par exemple, où elles restent des heures debout, dans une cabine sombre, sans fenêtre, à effectuer des tâches répétitives (massages, épilations) tout en devant parfois pratiquer des « massages de fesses » (sur des hommes). Dans les soins et services à la personne, elles sont amenées à faire les toilettes des personnes âgées, voire même parfois à pratiquer des toilettes mortuaires. Cette réforme est aussi celle du mépris social, encore une fois les élèves de LP – dont on ne rappellera jamais assez qu’ils et elles appartiennent aux classes populaires[7]–, sont stigmatisé·e·s, ils et elles sont désigné·e·s comme « différent·e·s » et pas digne d’être considéré·e·s comme des élèves. C’est ce dont témoigne la décision du président Emmanuel Macron, de ne pas confier cette réforme au ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye. 

Enfin, cette réforme est particulièrement injuste. Et c’est ce que proclament les élèves. Cette fraction des jeunesses populaires est analysée en creux, au regard de ce qu’ils et elles ne sont pas et par référence aux lycéen·ne·s de l’enseignement général : ils et elles réussissent moins à l’école, intègrent difficilement le métier d’élèves, n’adoptent pas les bons comportements en entreprise mais surtout, étant dénué·e·s d’autonomie de pratique et de pensées, elles et ils seraient particulièrement dociles. Pour ma part j’affirme et démontre le contraire dans mon ouvrage. Ils et elles sont loin d’être des êtres passifs et soumis, ils et elles usent d’une sagacité quasi sociologique pour déconstruire leur condition et exprimer haut et fort qu’on les « oblige à choisir » et qu’ils sont des enfants auxquels on impose de « jouer à l’adulte ». C’est sur ce sentiment d’injustice, sur cette colère que se fabriquent des pratiques et une pensée indociles.

NDLR : Kergoat Prisca a récemment publié De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti·es et élèves de lycée professionnel aux éditions La Dispute.


[1] Kergoat Prisca, De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti·es et élèves de lycée professionnel, La Dispute, 2022.

[2] Ministère de l’Éducation nationale (MEN), Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), Recherches et références statistiques (RERS), 2021.

[3] Calmand Julien, Ménard Boris, Mora Virginie, Faire des études supérieures, et après ? Enquête Génération 2010 – Interrogation 2013, NEF, n° 52, 2015.

[4] Moreau Gilles, « L’apprentissage : un bien public ? », dans L’orientation scolaire et professionnelle, n° 44(2), p. 147-169, 2015.

[5] Lucie Tanguy, Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école. Le tournant politique des années 1980-2000 en France, La Dispute, 2016.

[6] Nathalie Frigul, « Jeunes et risques du travail », dans Annie Thébaud-Mony, Philippe Davezies, Laurent Vogel, Serge Volkoff (sous la direction de), Les Risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte, Paris, 2015.

[7] Soulignons l’indissociabilité de leur origine populaire et de leurs difficultés scolaires : à niveau scolaire comparable, les élèves d’origine populaire ont une probabilité 93 % plus élevée d’être orientés en bac pro et 169 % plus élevée d’être orientés en CAP (Nina Guyon, Élise Huillery, « Choix d’orientation et origine sociale : mesurer et comprendre l’autocensure scolaire », rapport Sciences Po et LIEPP, décembre 2014).

Prisca Kergoat

Sociologue, Professeure des universités en sociologie à l'Université Toulouse 2, chercheuse au sein du laboratoire CERTOP

Notes

[1] Kergoat Prisca, De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti·es et élèves de lycée professionnel, La Dispute, 2022.

[2] Ministère de l’Éducation nationale (MEN), Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), Recherches et références statistiques (RERS), 2021.

[3] Calmand Julien, Ménard Boris, Mora Virginie, Faire des études supérieures, et après ? Enquête Génération 2010 – Interrogation 2013, NEF, n° 52, 2015.

[4] Moreau Gilles, « L’apprentissage : un bien public ? », dans L’orientation scolaire et professionnelle, n° 44(2), p. 147-169, 2015.

[5] Lucie Tanguy, Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école. Le tournant politique des années 1980-2000 en France, La Dispute, 2016.

[6] Nathalie Frigul, « Jeunes et risques du travail », dans Annie Thébaud-Mony, Philippe Davezies, Laurent Vogel, Serge Volkoff (sous la direction de), Les Risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte, Paris, 2015.

[7] Soulignons l’indissociabilité de leur origine populaire et de leurs difficultés scolaires : à niveau scolaire comparable, les élèves d’origine populaire ont une probabilité 93 % plus élevée d’être orientés en bac pro et 169 % plus élevée d’être orientés en CAP (Nina Guyon, Élise Huillery, « Choix d’orientation et origine sociale : mesurer et comprendre l’autocensure scolaire », rapport Sciences Po et LIEPP, décembre 2014).