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Sous le vernis de la « laïcité en danger », la rouille malséante de l’islamophobie

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Selon le raisonnement du gouvernement, on pourrait considérer que tout porteur d’une barbe fournie, tel un hipster, devrait être signalé comme musulman. Si on ne le fait pas dans le cas du hipster, pourquoi autoritairement homogénéiser la pratique du port de l’abaya ? Pourquoi ne reconnait-on pas que des adolescentes puissent porter l’abaya par simple goût et convenance personnelle ?

La loi de 2004 est censée interdire à l’école les vêtements manifestant « ostensiblement une appartenance religieuse » (tel le hijab, la kippa ou une grande croix).

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Comme il fallait s’y attendre, la liste des signes ou vêtements « religieux » à bannir n’en est pas restée là. Par un arrêt du 5 décembre 2007, le Conseil d’État a créé une nouvelle catégorie de signes religieux : les vêtements « dont le port ne manifeste ostensiblement une appartenance religieuse qu’en raison du comportement de l’élève ». Cette nouvelle catégorisation qui insiste, non plus sur des signes objectifs, mais sur des intentions subjectives, a permis d’interdire le port des bandanas pour couvrir les cheveux.

En vertu d’une circulaire prise le 31 août, Gabriel Attal, ministre de l’Éducation nationale, vient interdire le port de l’abaya dans les établissements scolaires. L’abaya (une robe longue et ample de tradition moyen-orientale) ou le qamis (une tunique longue portée par les hommes) sont des vêtements traditionnels portés dans les pays arabes et au Maghreb.

M. Attal a justifié cette nouvelle interdiction vestimentaire au nom « d’atteintes accrues » à la laïcité. Il a déclaré que « lorsque vous rentrez dans une salle de classe, vous ne devez pas être capable d’identifier la religion des élèves en les regardant ». Il a conclu que « là où la République est testée, nous devons faire bloc ».

Saisi en urgence par l’association Action droits des musulmans, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté le 7 septembre le référé contre l’interdiction du port de l’abaya ou du qamis. Il a estimé que cette interdiction « ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale au respect de la vie privée, à la liberté de culte, au droit à l’éducation et au respect de l’intérêt supérieur de l’enfant ou au principe de non-discrimination ». Dans son agrément à la décision du ministre, le Conseil d’État considère qu’aucune liberté fondamentale garantie par la constitution et la loi de 1905 n’est bafouée.

Il est important de noter que M. Attal justifie l’interdit de l’abaya en tant que signe religieux objectif. Le ministre affirme que le port de l’abaya ou du qamis relève de la première catégorie de signes religieux, au même titre qu’un hijab, une kippa ou une grande croix. Il s’agit donc d’une prise de position dans le sens d’un durcissement de la loi de 2004, puisque de nouveaux signes objectifs sont unilatéralement répertoriés comme religieux. Cette interprétation va à l’encontre du sentiment de la plupart des personnes qui portent l’abaya. Pour ces dernières, l’abaya n’est pas une tenue spécifiquement musulmane. C’est avant tout un style vestimentaire « oriental » qui n’est pas exclusivement destiné aux femmes pieuses.

Selon le raisonnement du gouvernement, on pourrait considérer que tout porteur d’une barbe fournie, tel un hipster, devrait être signalé comme musulman. Si on ne le fait pas dans le cas du hipster, pourquoi autoritairement homogénéiser la pratique du port de l’abaya ? Pourquoi ne reconnait-on pas que des adolescentes puissent porter l’abaya par simple goût et convenance personnelle ? Contrairement à ce qu’affirme le Conseil d’État, l’interdiction du port de l’abaya est en soi un acte qui a une incidence négative sur le respect de la vie privée des écoliers. Notons également le durcissement constant de la jurisprudence du Conseil d’État en la matière. Dans son arrêt du 17 novembre 1989, le Conseil d’État estimait que « le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité ». Nous nous sommes aujourd’hui éloignés de cette lecture libérale, fidèle au contenu libéral de la loi de 1905.

M.Attal sait qu’il joue sur du velours en prenant une telle décision. Comme il était prévisible, sa déclaration a été reprise et amplifiée par les médias qui ont abondamment couvert la question et relégué au second plan de vrais problèmes scolaires, tel le manque d’effectifs et de moyens dans l’Éducation nationale. Le ministre sait aussi que la droite et l’extrême droite le soutiendront. Il est enfin conscient que ses propos vont diviser la gauche. Les débats portant sur les signes religieux n’opposent pas la droite à la gauche, mais un pôle culturellement libéral, attaché aux droits et libertés individuels, à un pôle communautariste qui, depuis une quarantaine d’années, traque les signes religieux dans les écoles, au nom de la « défense de la laïcité ». Ce pôle est communautariste dans le sens où il entend imposer aux minorités les normes vestimentaires et culturelles de la majorité des Français.

Si les fondements politiques et juridiques d’une telle interdiction sont aberrants, son efficacité sur le terrain l’est tout autant. L’épisode abaya montre que la loi de 2004 n’a rien résolu du tout. Le législateur de l’époque avait assuré qu’elle règlerait tout conflit vestimentaire à l’école. C’est l’inverse qui s’est produit. Cette loi a entraîné de nouvelles interdictions de la part du pôle communautariste (le bandana, les robes longues ou sombres, puis l’abaya, et d’autres interdits suivront inévitablement), et exacerbé les exégèses arbitraires sur ces tenues.

Les premiers effets de la circulaire sont connus : 298 élèves se sont présentées en abaya lors de la rentrée scolaire 2023, et 67 ont refusé de la retirer. Ce chiffre tend à être présenté comme « insignifiant » eu égard à la population scolaire en général. C’est une manière utilitariste d’aborder la question. Que plusieurs centaines d’élèves aient pu être contraintes de retirer un vêtement sur la base d’un principe aussi ténu que celui présenté par le ministre, est un acte de violence symbolique. Certaines ont été interrogées dans un climat souvent hostile, et ont pu se sentir humiliées, dévalorisées et rejetées par l’institution. Se pose-t-on la question du coût humain de ces mesures prohibitives au ministère et à l’Éducation nationale ?

Chaque décision politique en matière de règlement vestimentaire à l’école contient en elle le germe de futures interdictions car la loi ne traque pas des vêtements manifestement religieux dûment répertoriés, mais des vêtements qui revêtent une dimension religieuse « en raison du comportement des élèves ». Nous sommes de fait entrés dans une phase impressionniste de ce débat : l’État, au gré des soubresauts politiciens du moment, s’arroge le droit d’interpréter les intentions et de sonder les esprits d’écolières. Ce faisant, il ne tient pas compte du point de vue ou des sentiments des personnes visées par l’interdiction.

Outre la nature proprement illibérale et autoritaire de la démarche, cette culture de l’interdiction est, de fait, racialement ciblée. Pour déterminer les intentions d’une élève, les établissements scolaires doivent s’en remettre à des éléments objectifs : le nom et l’apparence physique de l’élève. Puisque le port d’un vêtement revêt une dimension religieuse « en raison des comportements des élèves », une élève caucasienne non-musulmane, au prénom et nom indiscutablement français, est autorisée à porter une abaya à l’école. En grattant le vernis de la « laïcité en danger », on perçoit très vite la rouille malséante de l’islamophobie. La loi de 2004 et ses dérivés jurisprudentiels sont une machine à produire du conflit, du ressentiment et de l’injustice ad aeternam. Pour paraphraser le slogan du ministère de la Vérité de George Orwell : « l’interdiction des signes religieux, c’est la paix ». Le droit consacre a posteriori des décisions politiques, sans parvenir à gommer le fait que ces décisions sont iniques et ont des effets désastreux sur les écolières. Car le problème n’est pas l’abaya qui bafoue la laïcité, mais une interprétation falsifiée de la loi laïque qui restreint les libertés individuelles.

Puisque les tenues « orientales » qui dérogent au goût français posent un tel problème au ministre, que celui-ci impose un uniforme aux écoliers ! Cela règlerait, en partie, le problème vestimentaire. Mais aucun ministre ne prendra une décision qui braquerait nombre de parents des classes moyennes et supérieures. Il est curieux de constater que les signes de distinction liés à la richesse économique (les vêtements de marque notamment) ne suscitent aucune interrogation dans l’école républicaine française. Il y aurait pourtant matière à débattre de cette forme réelle d’inégalité dans le « sanctuaire » d’une école en théorie protégée de la « tyrannie commerciale ». Non, seules les croyances religieuses (entendez, la foi musulmane) sont problématiques. Le républicanisme français a une conception de l’égalité très singulière.

Une partie de la gauche a protesté contre cette nouvelle interdiction en ayant recours à un double argument. D’une part, l’abaya n’est pas un vêtement religieux, et ne doit donc pas être soumis à la loi de 2004. D’autre part, cet arrêté ministériel est un écran de fumée qui distrait des problèmes réels au sein de l’Éducation nationale. Ceci est vrai, mais cette réponse est aussi faible que défaitiste. La gauche qui s’oppose à cette mesure devrait clairement affirmer que la décision de Gabriel Attal est anti-laïque, ce qu’elle se garde bien de faire. La loi laïque de 1905 a séparé les églises et l’État, et a assuré la liberté de croyance et sa libre expression. Seuls les agents de l’État ont un devoir de neutralité, pas les usagers d’un service public. La gauche demeure influencée par l’idéologie républicaine classique qui s’est opposée au catholicisme au 19e siècle. Elle continue de considérer que la religion demeure incompatible avec l’émancipation et l’éducation.

Au lieu de contribuer à d’interminables débats sur la nature des vêtements ou les intentions des porteuses d’abaya (débats perdus d’avance dans le climat conservateur actuel), la gauche devrait se concentrer sur le problème majeur : la loi de 2004, en interdisant les signes religieux en classe, a contrevenu à la loi de 1905. En effet, les écoliers ne sont que des usagers du service public de l’éducation. Le devoir de neutralité ne devrait donc pas les concerner. Contrairement à ce qu’affirme le ministre de l’Éducation nationale, la présence de signes religieux dans les classes ne devrait pas être considéré comme un acte anti-laïque. Au contraire, c’est leur interdiction qui l’est.

Dans un souci d’égalité entre élèves et d’apaisement à l’école, la gauche (vraiment laïque) devrait préconiser l’abolition de la loi de 2004. Dans le respect de la loi laïque, les signes religieux devraient être tolérés en classe, comme c’est partout le cas en Europe. Un sondage récent montre que les jeunes Français sont favorables au port de signes religieux à l’école. L’école est laïque, non parce qu’elle interdit les signes religieux, mais parce qu’elle dispense un enseignement laïque. Tolérer les signes religieux en classe permettrait de faire retomber la tension. Dans un environnement scolaire apaisé, il est probable que le nombre de signes religieux serait au niveau de la société en général : très bas.

Par ailleurs, la gauche devrait rompre avec une croyance qui est préjudiciable au principe laïque. Celle-ci conçoit la laïcité comme une « valeur » à laquelle on prête des vertus émancipatrices contre « l’obscurantisme » religieux. Cette croyance positiviste a été imposée par le régime de la IIIe République pour galvaniser la gauche contre la « réaction cléricale ». Si on revient aux débats qui ont abouti à la loi de 1905, on s’aperçoit que la laïcité n’a pas été conçue comme un « idéal émancipateur », mais comme principe de séparation des églises et de l’État, tout en affirmant la liberté de croyance.

La laïcité devrait donc être comprise pour ce qu’elle est : un principe juridique, une plateforme qui accorde des droits et des libertés individuelles, tout en protégeant les citoyens de l’interférence de l’État. Une telle approche permettrait de rééquilibrer le débat contre les forces de gauche et de droite qui instrumentalisent la laïcité depuis plus de 40 ans à des fins inavouables.

Concevoir la laïcité comme un principe juridique, et non comme une valeur, permettrait de mettre en sourdine le discours de celles et ceux qui font commerce d’interminables exégèses fantaisistes de la loi de 1905. Car la laïcité est devenue en France la guerre culturelle par excellence. Elle fait même office de dog whistle politique (sifflet à chien), comme notion qui parait normale à la majorité, mais qui envoie un message implicite à l’attention de groupes particuliers. Disons-le franchement : la laïcité est devenue en France le dog whistle d’une prise de position hostile à l’islam et aux musulmans.

La gauche, toute emprunte d’anti-religiosité et emberlificotée dans sa conception conservatrice de la « laïcité-valeur », a donc tout intérêt à changer de registre sur la question. Elle doit privilégier la défense des droits et des personnes, et non une vision du monde aussi idéologique que surannée. C’est, du reste, une nécessité politique, car la laïcité comme dog whistle est l’un des vecteurs principaux de la normalisation des idées d’extrême droite.


Philippe Marlière

Politiste, Professeur de science politique à University College London