Sport

Antoine Dupont ou la fracture du roman national

Journaliste

Entre une cérémonie d’ouverture controversée et la blessure feuilletonnée jusqu’à la nausée du capitaine des Bleus, le premier mois de la Coupe du Monde de rugby aura peiné à convaincre sur le plan compétitif mais il aura néanmoins été instructif à plus d’un titre, en livrant une projection décomplexée du futur du sport professionnel et de ses grands événements ; en mettant en lumière la typologie nouvelle de son public ; enfin en décodant la narration merchandisée soumise à une société française en perte de récit.

Jean Dujardin nous a bien bernés. En effet, l’anachronisme qui a pu être reproché à « sa » cérémonie d’ouverture en cachait un autre. Car ce tableau d’une France peinte à la sépia était tout autant décalé au regard de ce qui allait suivre : un grand show à l’américaine où le sport est, de manière assumée, appréhendé uniquement comme une part de marché.

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Après la râclée infligée par l’Angleterre à son équipe (71-0), Pablo Lemoine, le sélectionneur uruguayen du Chili, compara d’ailleurs la première phase de cette Coupe du Monde à un « cirque », « avec d’un côté les clowns (dont les Chiliens) et de l’autre les propriétaires (du cirque) ». En employant des mots forts, l’ancien joueur du Stade Français voulait dénoncer un rugby à deux vitesses, où à peine dix pays sont réellement compétitifs sur la scène internationale et où le reste du contingent leur sert tous les quatre ans au mieux de sparring partners pour des entraînements en situation réelle au pire de paillasson.

Petite liste non exhaustive de résultats du premier mois de compétition : Italie-Namibie 52 à 8 ; Irlande-Roumanie 82 à 8 ; Nouvelle-Zélande-Namibie 71 à 3 ; Irlande-Tonga 59 à 16 ; Afrique du Sud-Roumanie 76 à 0 ; France-Namibie 96 à 0 ; Nouvelle-Zélande-Italie 96 à 17 ; Argentine-Chili 59 à 5 ; Ecosse-Roumanie 84 à 0 ; Nouvelle-Zélande-Uruguay 73 à 0 ; France-Italie 61 à 0 etc.

Sport magnifique, hautement inclusif, le rugby mérite mieux que cette fiction aux accents sadiques mais le public a pourtant semblé s’en repaître puisqu’il a rempli les tribunes à ras bord et multiplié les olas devant ce théâtre désespérant, avec « des bourgeois gentilshommes sur le terrain et des précieuses ridicules en tribune », aurait pointé Antoine Blondin. C’était certes divertissant quand on se rend au stade comme on va au carnaval ou au parc d’attractions. Beaucoup moins pour les amoureux de ce jeu qui, Coupe du Monde après Coupe du Monde, voient le fossé se creuser inexorablement dans une belle métaphore du modèle occidental contemporain – néocapitaliste ou néolibéral, définissez-le comme vous voulez – qui, à l’instar de Don Salluste, part du principe que les pauvres c’est fait pour être très pauvre et les riches très riche.

World Rugby, la fédération internationale organisatrice, a d’ailleurs fait part de son intention d’élargir le banquet de vingt à vingt-quatre couverts pour les prochaines éditions. Alan Gilpin, son directeur général, qui n’a pas dû lire La Fontaine, s’est fait l’avocat de ce nouveau plan de table lors de la conférence de presse hebdomadaire que donne l’instance durant la compétition, avançant qu’il y avait « beaucoup de raisons de penser » que c’est « la bonne chose à faire » pour « renforcer la compétitivité » du rugby, devant un auditoire d’experts convaincus du contraire et un peu consternés.

Qui est prêt à débourser entre 100 et 300 euros pour assister à une parodie de match dont le sort est scellé au bout d’un quart d’heure ? Certainement pas un connaisseur

Mais la démesure est dans l’air du temps sportif, au mépris de toute concertation et responsabilité collective, avec, dès 2026, une Coupe du Monde de football à quarante-huit équipes et, parce que c’est sans doute amusant de jouer avec les chiffres, disputée sur trois continents et dans six pays, en 2030.

En ne perdant pas de vue qu’en 2031 la Coupe du Monde de rugby se déroulera aux Etats-Unis, les vraies raisons d’envoyer l’Espagne ou Hong Kong au casse-pipe, en leur faisant croire qu’elles pourront un jour décrocher la queue du Mickey, sans toutefois leur donner les moyens de monter plus fréquemment sur le manège, sont, bien sûr, d’un tout autre ordre : c’est la perspective de matches supplémentaires, donc d’empocher plus de droits de retransmission et de recettes publicitaires, de vendre plus de billets et de pintes de bière dans des enceintes clonées de plus en plus gigantesques (avec son stade de 30 000 places Toulouse, capitale mondiale de l’Ovalie, n’a pas eu le droit d’accueillir les affiches qu’elles méritait) et d’étendre la zone de marchandisage à de nouvelles contrées. Une formule à court terme financièrement bénéficiaire mais à moyen terme sportivement suicidaire. Réformée dans le même esprit mercantile en 2019, la séculaire Coupe Davis de tennis n’apparaît même plus sur les écrans radars.

En attendant, une question se pose : qui est prêt à débourser entre 100 et 300 euros pour assister à une parodie de match dont le sort est scellé au bout d’un quart d’heure ? Certainement pas un connaisseur, celui-ci préfèrera la télévision (qui laisse la possibilité de zapper) et réserver ses deniers pour une véritable opposition. Non, la cible marketing devient le consommateur lambda, prêt à mettre un demi-salaire dans le dernier smartphone, ce qui de facto épaissit considérablement le fichier clientèle.

Ainsi, le public de cette Coupe du Monde ne ressemble en rien à celui de l’édition 2007, également disputée en France. En nous rendant au grand stade de Lyon pour assister au match Pays de Galles-Australie nous eûmes la curieuse sensation de nous retrouver de l’autre côté de l’Atlantique à quelques heures d’un Superbowl (la finale du championnat de football américain), avec cet immense vaisseau venu de nulle part se poser au milieu de rocades et de parkings, et à l’intérieur, de l’entertainment : une sono poussée à fond, des jeux ridicules auxquels tout le monde se prête volontiers et de la musique envoyée lors des arrêts de jeu.

A Nantes, on eut un pincement au cœur pour des Chiliens valeureux qui venaient malgré tout de se faire une dernière fois éparpiller façon puzzle avant de reprendre l’avion pour Santiago et auxquels le speaker local demandait de faire un triomphe parce qu’ils avaient inscrit cinq points (contre 59 encaissés). « Aujourd’hui, nous avons été de bons clowns », conclura le malicieux Pablo Lemoine. A Lille, on vit des spectateurs ébahis devant le douzième essai écossais marqué comme dans un conte pour enfants alors que les ultimes forces roumaines avaient quitté le terrain depuis une bonne vingtaine de minutes.

Ajoutons au panorama des Marseillaise cultivées hors sol comme des tomates de supermarché et entonnées à répétition telle une chanson à boire, que l’équipe de France se trouve sur le terrain ou pas. Car, cela va sans dire, un patriotisme circonstanciel est venu se mélanger à cette bouillie indigeste. En mal d’un roman national, d’un discours clairement énoncé sur ce qui remue réellement ses tripes, le pays a joué à se faire peur avec la blessure d’Antoine Dupont car il en allait d’un prétendu intérêt supérieur de la nation – avec une fracture d’une pommette, le Sud-Africain Makazole Mapimpi est, lui, rentré à la maison. Mais on a le roman qu’on mérite quand on favorise systématiquement la communication au détriment de la narration. Naguère le président de la République disait croire aux forces de l’esprit aujourd’hui il déclare adorer la bagnole. Inévitablement, cette défaillance laisse la place aux fabulistes.

Le roman de cette Coupe du Monde française n’est pas celui de la cérémonie d’ouverture – nonobstant le malaise légitime que celle-ci suscita, c’eut été, avec un peu de recul, un moindre mal – il est en réalité dicté par le soft power américain, qui se fait un plaisir de prospérer sur les ruines de notre imaginaire. C’est le roman des gagnants à la loterie de la mondialisation, celui des marques, analysé dans son dernier ouvrage par Raphaël Llorca. Un roman national qui se lit uniquement à travers le prisme commercial.

Certes, la compétition n’en est pas à son épilogue pour tirer des conclusions définitives, c’est même une deuxième Coupe du Monde qui va débuter avec les quarts de finale disputés ces 14 et 15 octobre : celle des puissants, qui se sont débarrassés en chemin des « clowns » et vont enfin pouvoir s’expliquer entre eux, au sein de leur club privé, comme ils le font selon la tradition depuis 1987. En dix éditions, seules cinq nations, dont la France, ont eu le droit de se hisser jusqu’en finale, et huit jusqu’en demi-finales. Six d’entre elles se retrouvent sans surprise dans l’octuor qui va clôturer le concert de cette année, dont le programme était écrit dès le tirage au sort effectué… il y a trois ans.

Le passage en 1999 de seize à vingt équipes n’a rien changé à la donne, le Zimbabwe et la Côte d’Ivoire, qui avaient participé aux premières grand-messes, n’ont jamais réapparu. Et ce sont toujours les mêmes qui se font rosser tous les quatre ans de manière de plus en plus brutale comme dans un bizutage sans fin. Seul un Portugal séduisant, éduqué au french flair du siècle dernier, aura par miracle réussi à échapper au supplice, ce qui apportera (malheureusement) un peu d’eau au moulin de Gilpin.

A l’approche du dénouement, le cercle des élus va concomitamment se resserrer en tribunes, l’épaisseur du portefeuille servant de critère sélectif avec des sésames atteignant 550 € pour les demi-finales et 950 € pour la finale. Reste donc huit matches sur quarante-huit à disputer, possiblement formidables comme le furent les exceptions Afrique du Sud-Irlande et Japon-Argentine, et de nature à faire oublier la maigreur du chat mais qui ne sauraient pour autant nous rassurer sur son état de santé.

Dans une quinzaine, les Bleus de Fabien Galthié seront sacrés Champions du Monde pour la première fois, conformément à la chronique d’un triomphe scénarisé depuis quatre ans. Ou pas. De leur résultat dépend la trace que cette Coupe du Monde laissera dans la mémoire nationale – jalon dans l’histoire sportive du pays sur la route des Jeux olympiques de Paris ou simple parenthèse sans lendemain (que reste-t-il de 2007 ?) – et, naturellement, la récupération qui en sera faite. Autrement dit, Antoine Dupont aura-t-il droit, comme Kylian Mbappé, à une étreinte présidentielle ?


Nicolas Guillon

Journaliste

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