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Rugby : une désillusion très « jupitérienne »

Journaliste

La 10ème Coupe du Monde de rugby s’apprête à reconnaître ses champions dans une France qui a manifestement du mal à reconnaître ses défaites. L’épilogue grinçant d’un storytelling qui, en travestissant la réalité en fiction, aura confondu organisation et victoire.

La scène succède à l’élimination des Bleus par les Sud-Africains. L’auditorium du Stade de France est plein à ras bord. La presse internationale attend les premières déclarations de Fabien Galthié et Antoine Dupont après Waterloo. Le timing est précis : à 23h30, les perdants ; à 23h45, les gagnants. Mais le sélectionneur et le capitaine français sont en retard, fait très inhabituel dans un protocole millimétré.

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On vient alors annoncer à l’assistance, qui s’impatiente car elle a des impératifs, que le Président Macron s’éternise dans le vestiaire tricolore. Cette fois, pas de caméra comme à Doha, pas de bière avalée cul-sec comme après la finale du Top 14, mais une prise de parole, une énième prise de parole, superflue et dérisoire à la fois.

Que peut-il bien leur raconter encore à ces « frères d’armes », qui, selon le vœu élyséen, se sont battus « jusqu’à la dernière seconde » d’un combat épique et palpitant pour finalement revêtir le costume des vaincus, après leur avoir dit début septembre : « Vous êtes l’équipe la mieux préparée au monde. Vous êtes la plus grande équipe et il n’y a pas de doute à avoir là-dessus » ? Certes, toute la France en est convaincue avant même de percer les états d’âme de Superdupont : les Bleus se sont fait escroquer par l’arbitrage, comme en 1995, face à l’Afrique du Sud déjà, comme en 2011 à Auckland etc. Une répétition qui pourrait, en effet, s’avérer fâcheuse, si dans le bourbier de Durban l’intérêt supérieur de la nation arc-en-ciel naissante et donc le sens de l’Histoire n’avaient prévalu, et si, plus prosaïquement, le sifflet de l’Anglais Wayne Barnes n’avait été d’un soutien déterminant dans le succès des Bleus contre la Nouvelle-Zélande en 2007.

Les résultats ne trompent pourtant pas quand ils s’inscrivent dans la récurrence. Le XV de France perd la tête quand il joue sa vie en Coupe du Monde à Paris : défaite en 1991 face à l’Angleterre, bis repetita en 2007 avec en bonus un double revers contre l’Argentine, lors du match d’ouverture et de la petite finale, et donc ce coup de grâce asséné par d’expérimentés Springboks dont la détermination semble avoir été enseignée par Nelson Mandela.

Garder toutefois à l’esprit qu’accueillir une Coupe du Monde est une chance et un honneur, que la remporter n’est pas un avenant au contrat et que la « perdre » ne saurait justifier de la jeter avec l’eau usée du bain de la désillusion. Or, entre France-Afrique du Sud et les demi-finales, le diffuseur TF1 a vu ses audiences réduites de moitié. Il n’y a pourtant qu’une seule chose à retenir de cette soirée du 15 octobre, c’est qu’elle donna lieu à un match d’anthologie, à une épatante partie d’échecs remportée par un stratège de génie, Rassie Erasmus, le directeur du rugby sud-africain, pas mécontent par ailleurs d’avoir rendu la monnaie de sa pièce au pays qui avait dessaisi le sien de l’organisation de cette Coupe du Monde dans des conditions assez troubles (cf AOC du 8 septembre 2023).

Fabien Galthié est un homme trop intelligent pour ne pas avoir conscience de tout cela, qui eut l’élégance de ne pas s’aventurer sur le terrain marécageux de l’iniquité, lui qui sait mieux que quiconque que les interprétations arbitrales l’emportent toujours sur les lois du rugby, et parfois même le mensonge sur la vérité. Hélas ! comme la politique, le sport semble arriver à l’épuisement de son récit, dont la mise en scène finit par l’emporter sur l’énoncé.

Qu’elles apparaissent logiques ou injustes, reconnaître ses défaites est le b.a.-ba du sport. Quoi qu’il en coûte.

Le Fédération française de rugby (FFR) aura souhaité associer à son projet de conquête le président de la République. Aussi, dès 2021, Emmanuel Macron se trouvait-il au Centre national d’entraînement de Marcoussis pour partager avec les joueurs l’expérience de son propre itinéraire jusqu’au sommet de l’Etat. Le challenge de ces derniers devenait dès lors mission : redonner le goût de la victoire à une nation en pleine crise existentielle. On vit ainsi Galthié entrer dans un exercice d’autosatisfecit très jupitérien, répétant étape après étape : « On est là où on voulait être », feignant, avec un staff gros comme un cabinet ministériel, une maîtrise absolue, bref laissant entendre que l’issue finale ne faisait guère mystère. S’exposant naturellement à un cruel retour du boomerang, il semait « en même temps » les graines d’espoirs déçus.

Jusqu’à cette déclaration lunaire avant le match contre l’Italie : « Il nous reste quatre finales à jouer ». Justement, ne s’est-on pas trompé de finale quand après le succès méritoire, mais, néanmoins en trompe-l’œil contre une Nouvelle-Zélande encore en rodage dans un match non décisif on retrouve dans le vestiaire des Bleus Macron, Mbappé et consorts ? À partir de cet instant, plus rien ne s’oppose à la nuit, ni la bouillie servie face à l’Uruguay, ni les deux victoires à suivre face à des adversaires d’une faiblesse à donner une idée de l’infini, pour en arriver ultimement à cette sortie de route au premier virage serré. Une fois dans le décor, il fallait bien trouver un coupable, comme après le fiasco de la finale de la Ligue des Champions à Saint-Denis. Cela ne pouvait décemment être Karim Benzema, ce serait donc l’arbitre néo-zélandais Ben O’Keeffe, dont la désignation pour officier quelques jours auparavant avait pourtant fait l’unanimité parce qu’elle était la promesse de voir du jeu.

Qu’elles apparaissent logiques ou injustes, reconnaître ses défaites est le b.a.-ba du sport. Quoi qu’il en coûte. Certes, l’élimination de la France a encore un peu plus compliqué la commercialisation d’un programme hospitalités qui s’annonçait de toute façon dès le départ impossible à rentabiliser : places déclassées, loges vendues à la découpe, salons tout bonnement fermés pour les demi-finales et la finale. Accusant déjà un déficit de 20 millions d’euros sur la saison en cours, la FFR va voir celui-ci s’accroître de 5 à 10 millions, soit autant de ruissellement en moins pour la base. Mais, une nouvelle fois, sortir de « sa » Coupe du Monde ne vaut pas de s’en désintéresser.

Nonobstant la déception compréhensible de ne pas y retrouver les Bleus la finale qui se profile entre All Blacks et Springboks, la deuxième après celle de Johannesburg, qui s’était déroulée sous les yeux de Madiba et fut retracée dans le film Invictus de Clint Eastwood, est une affiche d’exception que la planète entière nous envie, celle de l’excellence entre les deux plus grandes nations de l’histoire du rugby, chacune détentrice de trois titres mondiaux et dont l’une va  donc prendre l’ascendant sur l’autre, l’équivalent en football du Brésil-Italie de 1970. Une rivalité séculaire qui, de la guerre des Boers à l’abolition de l’apartheid, sort du cadre avec son cortège de mythes et légendes, comme ce jour de 1981 où, à l’occasion d’une tournée très décriée des Sud-Africains en Nouvelle-Zélande, tout le monde s’était retrouvé maculé de farine à l’Eden Park d’Auckland après le passage à basse altitude d’un avion piloté par des activistes.

Alors en ces temps difficiles où la haine casse les lignes avec la même aisance qu’un Ardie Savea, ayons la politesse d’apprécier à sa juste valeur le spectacle offert, surtout à neuf mois d’accueillir des Jeux olympiques. Car, si entre deux perquisitions du comité d’organisation et des sociétés en charge de l’événement, la publication d’un tableau prévisionnel des médailles promet à la France une place de choix dans le concert des nations de l’été prochain, là non plus le triomphe n’est pas garanti. En cas de faux pas, le pays boudera-t-il à nouveau comme un enfant gâté casse ses jouets l’un après l’autre ?

Naguère, la France avait un goût prononcé pour ses perdants magnifiques, Raymond Poulidor ou les Bleus de Séville. C’était avant qu’Emmanuel Macron lui explique qu’« une compétition est réussie quand elle est gagnée ». C’est une vision du monde, avec une ultra minorité de gagnants et une écrasante majorité de perdants. Aujourd’hui, on préfère menacer de mort sur les réseaux sociaux le joueur sud-africain Cobus Reinach et s’embourber dans la vase du complotisme en se convainquant que Ben O’Keeffe avait reçu des consignes « d’en haut ». Mais quelle est donc la longueur de réflexion de cette génération de l’émotion nourrie à l’immédiateté du numérique : celle d’un tweet ?

Puisque le président de la République se plaît à tenir des discours martiaux lorsqu’il s’adresse aux sportifs« N’oubliez jamais que vous portez les couleurs d’un très grand pays. Ce pays qui nous dépasse, les couleurs qui sont les nôtres et le collectif que vous représentez, c’est aussi ce qui doit vous conduire à vous transcender. C’est cette part d’idéal qui, à un moment, doit vous porter », avait-il déclamé lors de sa visite à Marcoussisl’exposition Victoire ! La fabrique des héros, qui se tient actuellement (jusqu’au 28 janvier 2024) au musée de l’Armée des Invalides, nous rappelle que parfois les vaincus sont honorés presque à l’égal des vainqueurs : les Spartiates, perdants de la bataille des Thermopyles, dans l’Antiquité grecque, Pierre Cambronne à Waterloo ou Léon Gambetta face aux troupes allemandes. Et il se trouve précisément que la défaite des Dupont, Penaud, Mauvaka, Ramos et autres Aldritt n’a rien d’une infamie. Celle-ci est même susceptible de mener à une conjuration voire à une revanche. Cette équipe de France est jeune et talentueuse, l’avenir lui appartient, à condition de tirer les bons enseignements de la déconvenue, sans se défausser de ses responsabilités. Alors, en 2027, au crépuscule du règne jupitérien, l’action pourrait redevenir, selon la formule baudelairienne, « sœur du rêve ».


Nicolas Guillon

Journaliste

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