Société

Le chapeau de Faurisson ou quand « même les morts ne sont pas en sûreté »

Enseignant-chercheur en littérature

En mai dernier, Shoah a été inscrit au registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO. En ce début novembre, la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou consacre une rétrospective à Claude Lanzmann, et son chef d’œuvre y tiendra la place centrale. C’est aussi l’occasion de s’inquiéter du fait que les négationnistes n’ont pas dit leur dernier mot : pour preuve la dernière « blague » abjecte de l’humoriste Dieudonné.

Cela pourrait être de l’histoire ancienne, comme le montrent de nombreux sondages, parfois contestés et qui soulignent un relatif désintérêt des jeunes face à la Shoah dont certains n’auraient même jamais entendu parler. C’est pourtant toujours une histoire d’actualité, une histoire qui nous remue, nous hante et surtout nous questionne en questionnant notre présent.

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Pour preuve : les négationnistes n’ont pas dit leur dernier mot. Leurs invectives répétées à plus soif continuent d’agiter les médias et sont l’un des symptômes les plus inquiétants de la fragilisation de la mémoire de la Shoah aujourd’hui.

Le tristement célèbre humoriste Dieudonné, condamné à de multiples reprises pour antisémitisme, négationnisme, incitation à la haine ou encore fraude fiscale et malversations, a par exemple amorcé récemment une sorte de mea culpa public des plus douteux. Après avoir annoncé en avril 2023 vouloir demander pardon au peuple israélien devant la Knesset, il s’est rendu à Auschwitz. La scène de repentance est évidemment filmée et diffusée sur les réseaux sociaux. On y voit l’humoriste, accompagné du chanteur complotiste et antivax Francis Lalanne, prier pour les morts. Au cours de ce simulacre de prière, il sort d’un sac plastique qu’il tient à la main un petit chapeau noir, qu’il pose simplement sur sa tête.

Pourquoi ce chapeau ? L’ex-compagne de Dieudonné, Noémie Montagne, a révélé sur les réseaux sociaux que l’objet aurait appartenu à Robert Faurisson, qui était un proche de l’humoriste. La séquence fonctionne dès lors sur le mode de la « blague », de la blague abjecte évidemment : un scénario rudimentaire et une chute. Son déchiffrement ne pose aucun problème : un négationniste, qui cherche à faire du bruit dans les médias, se rend sur le site qui, pour tous, est la preuve géante de la Shoah ; alors qu’il fait mine de s’y recueillir, il brandit un objet ayant appartenu à l’icône du négationnisme français. L’enjeu est ainsi de nier le génocide non plus depuis une scène en France mais depuis l’endroit même qui le prouve. Il en va presque d’une opération de magie noire dans laquelle il s’agit de transformer Auschwitz en scène de théâtre et d’affirmer que la Shoah ne serait elle-même qu’une blague.

L’anecdote est révélatrice à bien des égards. Révélatrice d’abord de l’abjection d’un homme et d’un groupe fanatisé. De leur besoin avide de provocation et de spectacle, de leur obsession négationniste qui les pousse à sans cesse réitérer leurs bravades pour réaffirmer par tous les moyens possibles leur idée fixe. Révélatrice enfin d’un mode de communication très singulier puisque le sens de ce simulacre ne peut être perçu que si l’on en connaît la clef. Et cette clef, c’est le chapeau de Faurisson qui, de la sorte, est élevé au rang d’emblème, de symbole ou de totem du négationnisme. Tout se passe donc comme si Dieudonné s’évertuait à lancer un sort pour faire disparaître les fantômes des victimes assassinées en invoquant devant eux le spectre de Faurisson. Et ce geste, s’il s’adresse à tous, et en particulier aux Juifs auxquels Dieudonné a feint de demander pardon comme pour les berner, s’adresse en priorité à un public conquis qui n’a pas besoin de preuve pour justifier ses certitudes mais qui attend seulement de l’humoriste qu’il lui envoie des signes de connivence soudant les membres de cette communauté dans leur opposition forcenée à ceux qui ne partagent pas leur passion.

C’est pourtant en mai 2023, presque au moment où Dieudonné entame sa mascarade de la repentance, que Shoah de Lanzmann a été inscrit au registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO. Une rétrospective sera d’ailleurs consacrée au cinéaste à partir du 5 novembre à la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou. Elle fera une place centrale au film-monument qu’est Shoah, ce film qui a mis en lumière la diversité des aspects de l’extermination, donné la parole aux témoins et nommé l’événement. Le Mémorial de la Shoah, partenaire de la manifestation, se penchera d’ailleurs sur le « devenir-archive » des rushes d’un film qui avait lui-même fait un choix étonnant à l’époque : se passer d’images d’archive afin de ne pas reconstruire de manière réaliste les événements du passé et de laisser toute sa place au témoignage. « Claude Lanzmann, le lieu et la parole » : le nom même de cette rétrospective doit nous retenir par sa façon de désigner ce qui est au cœur de l’esthétique et de l’éthique du cinéaste, à savoir la confrontation de la parole des témoins avec les lieux où les crimes ont été commis et où les traces ont été effacées.

Nous comprenons que deux choses s’affrontent : l’absence de traces matérielles ; la parole du témoin. Le lieu et la parole donc.

Shoah multiplie en effet ces rencontres saisissantes et cela dès son ouverture où Lanzmann accompagne Simon Srebnik, l’un des deux seuls survivants du centre de mise à mort de Chelmno, sur les lieux où se trouvait le camp. Contre toute attente, ce que le spectateur voit, ce ne sont pas des crématoires et des barbelés, mais des forêts, une rivière, une clairière, une prairie. C’est le silence de la nature qu’il entend et qui provoque son malaise. Car c’est bien ce qui reste de Chelmno.

Mais à la place du camp d’extermination, s’élève aussi et surtout une voix, celle de Simon Srebnik qui explique que c’était bien ici qu’on assassinait, même si, dit-il, c’est « difficile à reconnaître ». Il précise que « les camions à gaz arrivaient là » et qu’« il y avait deux immenses fours ». Et nous, nous ne voyons rien. Du moins nous ne voyons que le vide : nous voyons ainsi la négation du crime à l’endroit où il a été perpétré. Et nous comprenons que deux choses s’affrontent : l’absence de traces matérielles ; la parole du témoin. Le lieu et la parole donc. C’est bien pourquoi Lanzmann confère une telle importance aux lieux où l’effacement s’inscrit presque matériellement. Filmer une extermination dont les traces ont été partiellement gommées : voilà l’origine du choix du cinéaste de ne pas recourir à des images d’archive dont l’absence fait, en elle-même, voir l’effacement. C’est la parole du témoin qui, dans le film, désigne ce vide. C’est elle qui fait trace à sa manière.

Plusieurs publications récentes ont elles aussi mis en lumière cet effacement délibéré que l’art et la littérature ont combattu, et cela dès la guerre. En octobre dernier, est paru, aux éditions Artulis – Signes et balises, un témoignage tout à fait exceptionnel, rédigé par Marcel Nadjary : Sonderkommando. Birkenau 1944 – Thessalonique 1947. Résurgence. Ce texte a été écrit par Nadjary tandis qu’il officiait dans le Sonderkommando de Birkenau, le « commando spécial » composé de détenus juifs affectés aux opérations de gazage et de crémation des corps. Parmi les membres du Sonderkommando, seule une trentaine a survécu mais plusieurs d’entre eux ont voulu laisser une trace de ce qui se passait à l’abri des regards. Conscients que les bourreaux s’employaient à éliminer les preuves de leurs crimes pour écrire à l’avance l’histoire de cet événement, ils ont rédigé des textes alors que l’extermination était en marche, ils les ont arrachés à la mort en cours et les ont enfoui près des crématoires.

Ces textes ont été progressivement exhumés, entre 1945 et 1980, publiés et traduits parfois tardivement. En France, la majorité d’entre eux a été publiée en 2005 dans Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau. La récente publication du texte de Marcel Nadjary complète ces témoignages et nous donne l’occasion de mieux comprendre les enjeux d’une écriture qui, alors qu’elle était elle-même menacée de disparaître, a cru dans la survivance de l’écrit et dans sa capacité à faire trace contre l’effacement.

En 2022, un autre texte tout à fait exceptionnel était publié aux éditions Le Bord de l’eau dans un volume appelé Traces de vie à Auschwitz. Il s’agit de l’édition commentée, sous la direction de Philippe Mesnard, du manuscrit écrit clandestinement en janvier 1945 par Abraham Levite au camp d’Auschwitz. Ce texte est une introduction à un projet collectif qui devait s’appeler le Recueil Auschwitz et qui cherchait à réunir des témoignages rédigés par les victimes sur les lieux où elles étaient en train d’être assassinées.

La parution de mon essai, Faire trace (Corti, 2023), est ainsi pour moi l’occasion de revenir sur ces écritures de la Shoah et sur les manières multiples dont elles ont riposté à l’abolition des traces. Son titre doit être compris à la lumière de ces entreprises extraordinaires qui ont eu foi dans la survivance de l’écrit et dans sa capacité à lutter contre l’effacement. Il dit l’effort et la volonté de ceux qui avaient compris que des « Eichmann de papier », comme les appelait Pierre Vidal-Naquet, au nombre desquels on peut compter Dieudonné, ne manqueraient pas de profiter de l’effacement. Car si les attaques dont la Shoah est la cible aujourd’hui ont plusieurs origines, l’une d’elles tient à la triple destruction orchestrée par le génocide : la destruction d’un peuple, la destruction de sa mémoire et la destruction des traces de son anéantissement.

Tout au long de ses différentes étapes, la Shoah a en effet été accompagnée d’une dissimulation des opérations ainsi que de l’élimination des preuves et des témoins. Elle contenait en germe sa propre négation et préparait ainsi la voie au négationnisme. Si cet effacement a été largement documenté et discuté par les historiens, il m’a semblé nécessaire de m’interroger sur la façon dont il a orienté l’écriture de cet événement. Car l’effacement des traces a joué le rôle tant d’un obstacle que d’un moteur pour les œuvres. L’écriture s’est faite et se fait encore aujourd’hui contre l’effacement, au double sens de cette préposition, c’est-à-dire à la fois tout contre l’effacement et à l’encontre de celui-ci. Si bien qu’il s’agit pour les œuvres de faire trace en archivant ce que n’a pas laissé d’empreinte.

Et c’est dans cette part engloutie que l’art et la littérature se confrontent à leurs moyens, leurs limites et leur rôle. C’est sur elle que portent leurs efforts. C’est elle qui relance leur désir de documenter les événements et de les faire signifier. Mais c’est aussi elle qui proscrit un savoir complet sur l’événement. Regarder les œuvres depuis la destruction des faits et de la factualité, comme je me le propose dans Faire trace, c’est donc se situer à l’endroit où le rapport au savoir, à la trace et à l’archive a été sapé et refondé.

Toutes ces œuvres nous invitent donc à saluer une ténacité à faire trace qui doit continuer de nous interpeller. N’oublions pas ce que notait Walter Benjamin dans son dernier texte, rédigé avant son suicide le 26 septembre 1940, « Sur le concept d’histoire » : « Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne sont pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher ». Notre époque, où pullulent les « Eichmann de papier », lui donne raison. Mais les récentes publications de tous ces textes survivants ainsi que la présence toujours vive de l’œuvre de Lanzmann, attisent en nous cette étincelle de l’espérance à l’encontre de ceux qui se cachent sous le couvre-chef de Faurisson, pour nous avertir que « même les morts ne sont pas en sûreté ». À chacun de nous d’œuvrer à ce que notre époque ne soit pas celle qui éteindra étincelle d’espérance qui les animait.

Paris, le 5 octobre

 

NDLR : Maxime Decout a publié le 5 octobre 2023 l’essai Faire Trace – Les écritures de la Shoah aux éditions Corti.


Maxime Decout

Enseignant-chercheur en littérature, Maxime Decout est professeur à l’université de la Sorbonne et membre junior de l’IUF