Contre l’absolutisme du narratif – storytelling (2/2)
En juin 2007, le romancier indien Amit Chaudhuri a créé un scandale en interrompant une conférence qu’il donnait à un groupe d’écrivains et d’universitaires internationaux réunis à Delhi. Il exprima son exaspération à l’égard du storytelling devenu dominant à l’échelle mondiale en s’écriant au début de son intervention « Fuck storytelling ! »
Une journaliste qui était présente a raconté qu’elle avait été « choquée », non par le juron prononcé par le romancier mais par cette attaque contre la narration qui avait joué un rôle libérateur (« empowering ») pour les peuples et les cultures. Le storytelling affirmait Amit Chaudhuri était désormais devenu « une vache sacrée que l’on insultait à ses risques et périls.»
J’ai pu constater au cours de la promotion de mon livre Storytelling, la machine à fabriquer des histoires, à la fin des années 2000, la difficulté d’avoir dans les médias comme dans le monde académique un débat sur les enjeux (politiques, médiatiques, mais aussi cognitifs et épistémologiques) de cette véritable tyrannie du narratif qui congédiait ou remisait dans les marges toute autre forme de symbolisation et de pensée. L’appétit pour les histoires était tel dans l’opinion que toute discussion sur le storytelling n’aboutissait qu’à faire l’éloge de ses pouvoirs et à contribuer à diffuser son magistère. Mon livre s’efforçait de faire l’inventaire de ces usages du récit et d’en montrer les enjeux cachés et il a contribué à les porter au jour et à les répandre.
La critique du storytelling a produit paradoxalement sa vulgate. En 2019, le mot storytelling est même entré dans le dictionnaire (le Petit Robert), une sorte de consécration pour cet anglicisme, assez plastique pour s’adapter à des contextes très différents et doté d’une sorte d’« aura » magique qui lui conférait attractivité et pouvoir. La série célèbre Game of Thrones n’affirme-t-elle pas ? : « Il n’y a rien au monde de plus puissant qu’une bonne histoire. Rien ne peut l’arrêter. Aucun ennemi ne peut le vaincre. »
Comment le paradigme de la narration exploré par les théoriciens du récit et les narratologues dans les années 1960 est devenue une vulgate pour managers et communicants, comment cette vulgate s’est transformée en une idéologie spontanée dans la culture de masse au point d’éclipser toute autre forme de pensée et de symbolisation ?
« Jamais depuis l’œuvre de Freud, dont les notions de névrose, d’Œdipe et d’inconscient se sont rapidement banalisés, un concept théorique n’était entrée aussi facilement dans le langage courant, constatait le théoricien et critique littéraire Terry Eagleton dans une contribution au débat sur le storytelling (« What’s your story ? », London Review of books)
Ceux qui tentaient d’attirer l’attention sur les dangers d’une telle instrumentalisation du concept de récit à des fins de publicité ou de propagande n’étaient pas écoutés et leurs arguments vidés de leur contenu critique ne servaient qu’à alimenter et à répandre l’euphorie qui entourait la découverte de ce nouvel or du récit. Allez convaincre les chercheurs d’or que la cupidité est un vilain défaut. La ruée vers l’histoire s’est propagée dans tout le monde occidental comme une fièvre et une épidémie. Il a envahi tout l’espace médiatico-culturel sans qu’aucune pensée critique ne puisse lui être opposée. Quel mal y-a-t-il à raconter des histoires entendait-on ? Pourquoi critiquer une innocente pratique acquise dès l’enfance et légitimée par les plus grands écrivains ?
Les choses sont en train de changer. Des voix de plus en plus nombreuses se font entendre qui dénoncent l’incroyable hold-up sur l’imaginaire réalisé par le storytelling depuis les années 1980. L’article du New Yorker s’en fait l’écho. Il recense et met en perspective les voix de cette nouvelle dissidence qui ne se contente pas de dénoncer les abus ou les excès de la narration mais questionne la centralité de ce format narratif dans l’économie des discours.
Ce n’est pas un courant littéraire, encore moins une école ou un manifeste comparable à ce que fut après-guerre le Nouveau Roman en France ou le Nouveau journalisme aux Etats-Unis, tout au plus s’agit-il d’une rumeur insistante qui court d’un bout à l’autre de la planète, colportée par des voix dispersées et minoritaires – poètes, romanciers, philosophes, linguistes, essayistes… « De tels dissidents dispersés ne peuvent s’apparenter à un mouvement », écrit Parul Sehgal dans l’article du New Yorker. « Mais j’entends leurs questions et leurs malaises résonner et rimer et se rejoindre. J’entends un chœur. »
Que dit ce chœur ? « Assez d’histoires ! » « Au diable le storytelling ! ».
Dans son enquête, Parul Sehgal suit un fil rouge à travers la littérature contemporaine, celui qui retrace une méfiance croissante à l’égard de la nouvelle doxa qui s’est emparée de l’époque, une tendance apparue dans les années 1980 comme on l’a vu précédemment mais qui s’est pleinement imposée après le 11 septembre lorsque les témoignages à la première personne ont commencé à affluer sur le Web, produisant une masse d’informations, d’anecdotes, d’impressions personnelles que l’écrivain américain Don DeLillo n’hésitait pas à qualifier en décembre 2001 de « contre-narration », un récit chaotique façonné par la rumeur, le mensonge et les échos mystiques.
Le récit est devenu notre pharmakon, le poison et le remède face à l’hypercrise actuelle. Il n’y a pas une crise qui ne soit analysée comme une crise de narration.
« Il y a cent mille histoires qui parcourent New York, Washington et le monde. Où nous étions, qui nous connaissons, ce que nous avons vu ou entendu. Il y a les rendez-vous chez des médecins qui ont sauvé des vies, les téléphones mobiles qui ont servi à annoncer les détournements d’avions. Des histoires qui en engendrent d’autres et des gens qui courent vers le nord de la ville pour fuir la fumée et la cendre. Des hommes qui courent en costume et cravate, des femmes qui ont perdu leurs chaussures, des policiers qui courent pour échapper au plongeon vertigineux de tout cet acier vertical. Il y a des histoires d’héroïsme et de rencontres avec l’épouvante. Il y a des histoires qu’entoure un lumineux halo de coïncidence, de destinée, de prémonition. Pendant les cinquante ans à venir, des gens qui n’étaient pas dans les parages au moment des attentats prétendront y avoir été. Avec le temps, certains finiront par le croire. D’autres prétendront avoir perdu des amis et des proches, alors qu’ils n’auront perdu personne. C’est aussi la contre-narration, une histoire en creux de faux souvenirs et de deuil imaginaire. L’Internet est une contre-narration, formée en partie par la rumeur, l’imaginaire et la réverbération mystique… »
Le 11 septembre est le premier choc narratif du XXIe siècle (car il y a plusieurs chocs narratifs – 2001, 2008, 2020 – comme il y a eu des chocs pétroliers au XXe siècle). Depuis le récit est devenu notre pharmakon, le poison et le remède face à l’hypercrise actuelle. Il n’y a pas une crise qui ne soit analysée comme une crise de narration. Pas un conflit ou une guerre qui ne soit décrit comme un affrontement de « narratifs ». Tous nos problèmes, toutes nos crises (politique, économique, militaire, sanitaire, écologique, terrorisme…) sont convertibles en récits.
« Chaque crise est en partie une crise de narration », affirme Rebecca Solnit dans le Guardian « C’est aussi vrai du chaos climatique que de toute autre chose. Nous sommes cernés par des histoires qui nous empêchent de voir, de croire ou d’agir sur les possibilités de changement. » Et si une histoire nous trahit, insiste la rédactrice du New Yorker ? La solution, semble-t-il, consiste à en chercher une meilleure. La journaliste Nesrine Malik défend ce point de vue dans son livre We Need New Stories (2019).
« Il est inutile de combattre des faits faux, ou des faits vrais mais cyniquement tordus, avec d’autres faits. Les nouvelles histoires que nous devons raconter ne sont pas seulement des corrections d’histoires anciennes, ce sont des visions. » Narrative Initiative, qui se consacre au « changement social durable », est l’une des nombreuses organisations consacrées à de telles stratégies ; « Un changement social percutant et durable », affirme-t-il, « évolue à la vitesse du récit ».
« La transition écologique en manque de récit », titrait l’éditorial du journal Le Monde il y a un an au lendemain de la présentation le 21 octobre par la première ministre, Elisabeth Borne, de son plan « France nation verte ». « Ce qu’on a vu pour le moment, ce sont des photos. Mais il manque le script du film, un narratif partagé », enfonçait le clou Benoît Leguet, directeur d’un think tank sur la transition écologique. C’est une illusion partagée par les milieux politiques et les médias que de croire qu’un récit peut remédier à une crise de civilisation qui questionne non seulement nos modes de consommation mais notre manière de représenter la réalité et de la raconter.
« Israël : en France, la bataille des récits commence » affirme Libération, « une bataille entre le récit de l’extrême droite qui fait du conflit entre le Hamas et Israël une guerre de civilisations et celui de l’extrême gauche qui y verrait plutôt une guerre de libération, quitte à légitimer le terrorisme. » À ces deux récits qui risquent de favoriser l’importation du conflit en France le chroniqueur de Libération en oppose un troisième, « plus conforme à la réalité locale », selon lequel « une démocratie, rongée par ses propres fondamentalistes religieux, submergée par ses nationalistes belliqueux, plombée par une tentation illibérale, choisit la poursuite de la colonisation face à un peuple prisonnier, entassé sur une bande de terre sans ressources, dirigé par une mafia islamiste entretenue par l’Iran sous la bienveillance opportune de la Russie. » La phrase croule sous les compléments (« rongée », « submergée », « plombée » vs « prisonnier », « entassé », « dirigé », « entretenue », « sous la bienveillance ») au point de devenir incompréhensible mais ce n’est pas la faute ni le style du chroniqueur qui en est responsable, c’est la construction narrative de son analyse qui le force à intégrer dans une seule phrase les éléments complexes d’une situation indéchiffrable par la seule narration.
Toute analyse rationnelle du conflit israélo-palestinien étouffe dans le corset du storytelling. Il y a là un forçage narratif qui privilégie certains éléments aux dépends d’autres, exclue les données historiques, politiques, géopolitiques, militaires, humanitaires, sans lesquels le conflit au Moyen-Orient reste incompréhensible. On voit bien dans cet exemple que le choix du paradigme narratif n’est pas innocent. Il éclaire et obscurcit à la fois, il souligne et exclut, il tord la réalité et force le langage à se plier à un « ordre narratif ».
Jonathan Gottschall affirme dans The Story Paradox : « nous avons appris à vivre dans “l’obéissance inconsciente” à la grammaire de l’histoire. » C’est le côté obscur du storytelling que nous ne pouvons plus ignorer. « L’histoire apaise. Elle nous incite à oublier qu’il s’agit d’abord d’un acte de sélection. Les détails sont amplifiés ou atténués. Les non-pertinences apparentes sont intégrées ou élaguées. Chaque décision est un argument, chaque argument une imposition de sens, chaque imposition un exercice de pouvoir. » C’est pourquoi, prétend-il, il faut cesser de se demander : « Comment pouvons-nous changer le monde par des histoires ? » et se demander plutôt : « Comment pouvons-nous sauver le monde des histoires ? »
Les nouveaux récits que propose le storytelling n’explorent pas les conditions d’une expérience possible, mais les modalités de son assujettissement. Les stories innombrables que produisent les machines à raconter sont des protocoles de dressage, de domestication, qui visent à prendre le contrôle des pratiques et à s’approprier savoirs et désirs des individus… Sous l’immense accumulation de récits que produisent les sociétés modernes, se fait jour un « nouvel ordre narratif » (NON) qui préside au formatage des désirs et à la propagation des émotions – par leur mise en forme narrative, leur indexation et leur archivage, leur diffusion et leur standardisation, leur instrumentalisation à travers toutes les instances de contrôle.
L’essor du storytelling et de ses différents modes opératoires dessine donc un nouveau champ de luttes démocratiques : son objet ne sera plus seulement le partage des revenus du travail et du capital, les inégalités au niveau mondial, les enjeux écologiques qui menacent la planète, mais aussi la violence symbolique qui pèse sur l’action des hommes. Car elle prétend influencer leurs opinions, transformer et instrumentaliser leurs émotions, les privant ainsi des moyens intellectuels et symboliques de penser leur vie. La lutte des hommes pour leur émancipation, qui ne saurait être ajournée par l’émergence de ces nouveaux pouvoirs, passe par la reconquête farouche de leurs moyens d’expression. Cette lutte a déjà commencé, elle se fraye un chemin dans le tumulte d’Internet et le désordre des stories, elle s’éveille à des pratiques nouvelles et minoritaires, échappant largement au regard des médias dominants.
Sylvain Bourmeau plaidait lors de la parution de son livre Bâtonnage pour le refus de toute narrativité, en appelant à une forme de subversion poétique face au storytelling généralisé. Une dissidence qu’il définissait avec humour comme « non narrative non fiction ». « Face au storytelling généralisé, la poésie peut offrir une forme efficace de subversion en allant jusqu’à refuser toute narrativité, en y opposant des images, à commencer par l’image des mots eux-mêmes. »
« L’ennemi, c’est l’histoire », écrivait en 2000 le cinéaste danois Lars von Trier dans un « manifeste » rendu public sous le titre « Défocaliser », « Le thème, présenté en dépit de toute décence. […] C’est la vénération du contour, tout-puissant, au détriment du sujet dont il provient. Ce sujet, qui est peut-être le vrai trésor de la vie, s’est volatilisé devant nos yeux. Comment le redécouvrir ? Comment le transmettre, le décrire ? Le défi ultime du futur est de voir sans regarder : défocaliser… dans un monde où les médias se prosternent devant l’autel de la netteté, et ce faisant vident la vie de toute vie ».
« Bien sûr, écrit Parul Sehgal, les rébellions les plus persistantes et les plus imaginatives contre le récit ont été mises en scène par les romanciers eux-mêmes, inexorablement attirés par des actes de sabotage individuels ». Le roman de Muriel Spark Les Consolateurs (1957) mettait en scène une femme de lettre, Caroline Rose, qui croit entendre la nuit le bruit d’une machine à écrire qui réécrit les événements de sa propre vie sous la forme d’un roman. Mais qui est assis devant cette machine à écrire ? Caroline est-elle l’héroïne de ce roman – ou son auteur ? Pour s’en assurer Muriel Spark demande à son héroïne de s’échapper du conte qui lui a donné naissance, en sautant les rendez-vous que l’intrigue a pris pour elle.
Combien de personnages de roman jouent ainsi sur le pont branlant qui relie la réalité et la fiction. Sans remonter jusqu’à Don Quichotte ou Madame Bovary, l’histoire récente du roman est pleine de ces personnages réflexifs qui mettent en doute leur statut fictionnel. Parul Sehgal cite en vrac les héros de Graham Greene ou de Ian McEwan, les abstractions de Rachel Cusk, les anti-récits de David Markson, autant d’incarnations de cette défiance à l’égard des histoires. Autant de témoins convoqués au procès de l’histoire qui a mal tourné. « Le roman d’Hernan Diaz, Trust, structuré comme un ensemble de contes emboités est un exercice de méfiance narrative. »[1]
Le storytelling constituait une alternative à des disciplines comme l’histoire dans les sciences humaines occidentales et un rejet du rationnel dans l’appréhension du monde.
Dans Une Partie rouge, Maggie Nelson avoue sans ambages : « Je suis devenue poète notamment parce que je ne voulais pas raconter d’histoires. De mon point de vue, elles peuvent nous aider à vivre, mais elles nous piègent également et sont à la source d’énormes souffrances. Dans leur hâte à donner un sens à des choses insensées, elles déforment, normalisent, accusent, agrandissent, minimisent, omettent, trahissent, mythifient et j’en passe. Et dès qu’un écrivain se met à parler du “besoin de récit” ou du “pouvoir archaïque de la narration”, j’ai envie de me ruer hors de l’auditorium. »
« Quand le soi-disant tournant narratif – “la doctrine de la suprématie narrative” – est-il devenu dominant? » se demandait Amit Chaudhuri lors d’un colloque qu’il a organisé en 2018 intitulé « Contre le storytelling ». « C’est une idée qui n’existait pas vraiment de manière convaincante dans le paysage intellectuel il y a trente ans. » Selon lui l’émergence du storytelling était liée à la mondialisation. La « narration », avec sa magie kitsch et ses déclarations d’autonomie postcoloniale, semblait émaner des fonds immémoriaux de l’oralité dans le monde non occidental. « Il n’est pas étonnant que le storytelling soit presque toujours évoqué avec un air de glamour et de célébration. »
Toute écriture se devait donc d’être narrative si elle voulait marquer une rupture avec l’élite occidentale. Le storytelling constituait donc une alternative à des disciplines comme l’histoire dans les sciences humaines occidentales et un rejet du rationnel dans l’appréhension du monde. « À mesure que la mondialisation se propage, notre accès aux biens matériels dans le monde entier s’étend également. Pour que la littérature puisse participer à ce marché mondial, elle doit être formatée et quantifiée. L’acheteur doit savoir exactement ce qu’il achète. Les histoires deviennent une force organisationnelle, qui catégorisent et séquencent les événements afin de transmettre une signification singulière. »
Selon Amit Chaudhuri la mondialisation était devenue une sorte de « récit sans extérieur » – un réseau interconnecté, sans hors champ, et auquel personne ne voulait échapper. Ce récit sans « extérieur » (la mondialisation) a conduit à la marginalisation du poétique et à l’imposition du genre romanesque comme vecteur « mainstream » et exclusif de l’échange des expériences. C’était une invention du « marketing littéraire » qui insistait sur l’importance de la narration pour les communautés dites minoritaires (l’exigence selon laquelle les écrivains indiens, par exemple doivent « raconter leurs propres histoires »). Il favorisait la création d’histoires particulières – agrémentées d’une saveur « locale » et prêtes à être exportées.
L’un des traits distinctifs de ce nouvel ordre narratif réside dans la focalisation de la narration sur « l’évènement », « la story » dans la vie d’un personnage ou d’un lieu, ce qui exclut du champ littéraire toute expérience dénuée d’histoire évènementielle. Sans événement pas d’histoire à raconter. Parul Sehgal cite le cas du guitariste B.B. King, qui raconte dans ses mémoires un moment traumatisant de son enfance dans le Mississippi. Faisant une course pour sa mère, il a assisté à une scène de lynchage d’un homme noir, hissé par une foule rassemblée sur une potence de fortune. « Au fond de moi, j’étais blessé, triste, et fou… Ma colère est restée un secret à l’écart de la lumière du jour car la place était éclairée par les sourires des Blancs qui passaient en voyant le mort exposé. Je ressentais du dégoût, de la rage et toutes les émotions qui me font pleurer sans larmes et crier sans son. Je ne fais pas de bruit. »
« C’est un moment qui ne peut pas être vécu comme une histoire. B.B. King prend alors une guitare et découvre que les notes, et non les mots, peuvent exprimer ce qui ne rentre pas dans un récit. Les notes n’offrent pas une explication ; elles expriment ce qu’il ressent, le dégoût, la rage, l’horreur, comme un bloc d’expérience chargé d’émotions.
Le poète Yusef Komunyakaa parle à ce propos d’un « essaim » de mots plutôt que d’une intrigue ou d’une histoire pour désigner cette réalité innommable et sensible qui échappe aux engrenages narratifs, aux jeux de l’intrigue. « Un essaim, pas une histoire » insiste Sehgal. C’est le titre que Ferrante a donné à un recueil de ses écrits non fictionnels : « essaim », « Frantumaglia », un « fouillis de fragments », un mot que sa mère utilisait dans son dialecte napolitain pour décrire ce sentiment d’être « secouée par des sensations contradictoires qui la déchiraient. Elle se disait en proie à la frantumaglia. » Un essaim, c’est-à-dire un agrégat de pensées et de sensations informulées, ne se laisse pas enfermer dans un cadre narratif mais il exprime « la contradiction, la dissonance, le doute, la pure immanence, le mouvement, un destin ouvert, une route ouverte. »
« Souvent, quand j’écrivais un de mes soi-disant romans, raconte Virginia Woolf, j’ai été déconcertée par ce problème : comment décrire ce que j’appelle dans mon langage personnel : le “non-être” (“non-being“) car chaque jour comprend beaucoup plus de non-être que d’être. Enfant mes journées, tout comme aujourd’hui, étaient enveloppés dans ce coton de “non-être”. Semaine après semaine le temps passait et rien ne m’effleurait. Puis, sans raison, il y a eu un choc soudain et violent. » Ce non-being, Lorrie Moore l’appelle la « vie indicible », ce trou noir que les histoires s’efforcent de combler et d’occuper, tel « un morceau de colonialisme métaphysique risible perpétré sur le pays sauvage du temps ».
Parul Sehgal avoue avoir ressenti cet état de non-being à la suite de la naissance de son enfant, lorsque « je me sentais, pendant des mois, plus un lieu qu’une personne. » Ce grondement du temps, de la pensée et des sensations en soi qu’elle définit joliment comme « l’expérience non peignée », « ce moi sans histoire » qu’Annie Ernaux caractérise comme « la pure immanence d’un moment ».
Annie Ernaux occupe une place particulière dans la généalogie de ces objecteurs de fiction. Rejetant le roman dès les années 1980, en plein revival du storytelling, elle apparait aujourd’hui comme une éclaireuse et une devancière. Dans son dialogue avec Frédéric-Yves Jeannet, L’Écriture comme un couteau, elle explicitait son projet d’une écriture libérée du genre romanesque sans tomber pour autant dans le récit de soi si prisé aujourd’hui. Elle ouvrait la voie à une recherche qui visait moins à « dire le “moi” » ou à le « “retrouver” qu’à le perdre dans une réalité plus vaste, une culture, une condition, une douleur, etc. … »
« Je ne me contenterai pas de sélectionner et de transcrire les images dont je me souviens. Je les traiterai comme des documents, en les examinant sous différents angles pour leur donner un sens. En d’autres termes, je ferai une étude ethnologique de moi-même. »
À une question de Frédéric-Yves Jeannet qui lui demandait si elle excluait tout retour à la forme du roman, elle répondait : « Ce qu’on appelle roman ne fait plus partie de mon horizon. Il me semble que cette forme a moins de véritable action sur l’imaginaire et la vie des gens (il ne faut pas confondre effet médiatique et effet de lecture, même s’ils semblent se confondre dans l’instant). Les prix littéraires continuent de consacrer le roman à tour de bras – ce qui est moins une preuve de sa vitalité que de son caractère institutionnalisé – mais quelque chose d’autre est en train de s’élaborer, qui est à la fois en rupture et en continuité avec des œuvres majeures de la première moitié du XXe, celle de Proust, de Céline, les textes surréalistes. Je tiens Nadja pour le premier texte de notre modernité. Il y a des défenseurs hystériques de la “fiction”. Mais au bout du compte, le label, le genre, n’ont aucune importance, on le sait bien. Il y a seulement des livres qui bouleversent, ouvrent des pensées, des rêves ou des désirs, accompagnent, donnent envie d’écrire soi-même parfois. »