éducation

L’habit fera-t-il le bon élève ?

Théoricien de l’art et des médias

Dans une société où le Beau a progressivement cédé sa place à des expressions plus authentiques de l’humanité, peut-on encore croire que l’uniformité vestimentaire dans les écoles favoriserait l’équité et l’excellence ? L’idée d’imposer un uniforme aux élèves en France réveille une fascination pour une tradition aristocratique, disciplinée et compétitive, non seulement dépassée mais également inadéquate pour répondre aux défis de l’éducation contemporaine.

Les élèves de France porteront-ils un jour un uniforme pour étudier ? Alors qu’un récent tweet du président de la République révélait à la mi-janvier une carte des cent établissements, primaire et secondaire confondus désireux de recourir, ou tout au moins d’expérimenter le port d’une tenue unique, la révolution voulue par le chef de l’État et confirmée par Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation Nationale semble loin d’être acquise, tant les résistances de la part des collectivités, parents et enseignants sont nombreuses. Une levée de boucliers qui dit beaucoup de l’attachement français à la liberté vestimentaire à l’école.

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Présentée en effet comme une possible solution pour lutter contre le harcèlement scolaire, réduire les inégalités sociales comme les communautarismes et renforcer un sentiment d’appartenance chez les élèves à leur école, collège ou lycée, et ayant pu être vue comme un remède efficace contre les tensions qu’ont souvent pu susciter au sein de la communauté éducative le port d’habits religieux ou au contraire trop suggestifs (du string dépassant du pantalon au croc-top), l’idée d’imposer un jour une même tenue à l’ensemble des élèves paraît rencontrer plus de freins que prévu.

Or le choix vestimentaire sur lequel s’est porté le gouvernement n’est pas anodin. Historiquement le blazer, pièce maîtresse de ce futur uniforme souhaité par le Président et le Premier ministre renvoie en effet à la plaisance et aux sports nautiques pratiqués dès la fin du XVIe siècle aux Pays Bas et en Angleterre par les familles royales. Créé en 1885 par l’Anglais John Redfern, il sut en effet allier l’élégance et la décontraction de l’aristocratie britannique et reste encore aujourd’hui associé à cette société de privilégiés aux bonnes manières et fortement ancrée dans la tradition. Une confrérie qui, à l’instar des pratiques navales exige discipline et esprit d’équipe, dépassement de soi et solidarité, excellence et dévotion. Quant au polo qui complèterait cette tenue, s’il renvoie également à l’univers du sport et du loisir, c’est pour sa part au tennis et au golf qu’il se réfère, deux autres disciplines connues pour leur attachement à la tradition et leur ancrage chez les classes sociales les plus élevées de la société.

En prônant le port de cette tenue comme solution aux maux qui minent l’école, le gouvernement témoigne ainsi non seulement d’un attachement, voire d’une fascination pour une tradition que la France n’a pourtant jamais connue, mais aussi, et c’est le propos de cet article, d’une vieille idée selon laquelle le beau serait l’expression et favoriserait l’avènement du bien. En uniformisant et en élevant le standing vestimentaire des élèves, l’école parviendrait ainsi à positiver le regard que ces derniers portent sur eux-mêmes comme sur l’institution et instillerait en eux l’envie de se surpasser et un sentiment d’appartenance plus fort à leur établissement. Une transformation à l’image de ces super-héros dont l’endossement ou le découvrement de leur tenue de gloire opère également une mutation de leur caractère. À moins que l’analogie soit davantage de l’ordre de ces vêtements qui, à l’instar de l’uniforme du pompier ou de la chasuble du prêtre feraient endosser à l’individu une fonction transcendante.

Mais nous retrouvons également dans le choix très classique et noble de ce complet écolier cette idée antique d’un beau forcément bon et offrant à qui le contemple (ou le vêt) l’occasion de se rappeler d’une Beauté idéelle et originelle. L’élégance de cet uniforme aurait dès lors la vertu d’habiller les manières comme la nature de l’écolier, collégien ou lycéen et de lui informer une grâce comportementale et spirituelle. Mais cette pensée est-elle encore opportune dans une société de plus en plus inclusive et plurielle et où cette notion de distinction apparaît plus que jamais le signe d’une pensée élitiste et artificialiste qu’il convient à présent de dépasser au profit d’une nouvelle culture toujours plus ouverte sur le commun et le vivant ?

Nous pouvons en effet considérer l’histoire de l’art occidental pour prendre la mesure de cette tombée progressive en désuétude et disgrâce du Beau au profit du commun et de ses beautés modestes comme de ses mochetés et imperfections si riches et révélatrices d’humanité. Si en effet la Beauté put établir son emprise sur l’art et la culture en général de l’Antiquité jusqu’au XVIe siècle, elle ne tarda pas à être par la suite remise en question par des artistes désireux de se libérer de son dogmatisme et de son artificialité.

Du baroque, terme emprunté au portugais « barroco » qui signifiait une perle mal taillée aux avant-gardes européennes du début du XXe siècle, nombreuses furent les expérimentations plastiques qui tendirent à trouver dans le laid ou le moche de nouvelles esthétiques davantage proches de l’homme et du quotidien. Autrefois contre-manifestation de la sublimité de Dieu, le laid finit ainsi par devenir un moyen de renouveler un esthétisme jugé trop normatif, s’ouvrir à d’autres cultures et dénoncer les atrocités et injustices du siècle. Ce fut ensuite le moche qu’explorèrent de nombreux plasticiens contemporains soucieux de rendre compte au sortir de la Seconde Guerre Mondiale (du pop art des années 60 à la bad painting des années 80, jusqu’à l’impertinence de Jeff Koons ou Wim Delvoye) de la vacuité et de la vulgarité d’une société obsédée par la consommation et le loisir, sous emprise d’une logique néo-capitaliste et industrialiste.

Autant de révolutions esthétiques, desesthétiques et anesthétiques que l’on retrouve également dans la mode. C’est ainsi que Coco Chanel imagina en 1926 sa petite robe noire à l’image de la femme moderne, portant le deuil des soldats tués au combat mais désormais active et nécessitant un vêtement capable de donner plus de liberté à son corps et à ses mouvements. On y retrouve alors un souci du pratique, du sobre et du confortable qu’avait initié le développement démocratique du sport et avec lui la création de tenues résolument plus souples et ajustées, révolution dont profitèrent également les femmes qui purent pour la première fois participer aux jeux olympiques en 1928. On se mit alors à imaginer des tenues féminines plus près du corps, moins volumineuses et complexes qui commencèrent à définir une modernité qui ne cessera d’être plus paritaire et axée sur le quotidien et le mouvement.

Nous sommes alors désormais à l’ère d’une mocheté revendicative et militante

C’est ensuite pour se jouer de la culture mainstream jugée trop « proprette » et lisse comme pour réfléchir une fin de siècle désenchantée marquée par le chômage et les tragédies environnementales que le groupe Nirvana initia une mode du débraillement, autant musical que vestimentaire. Aux strasses et coupes stylisées des années 80, Kurt Cobain, chanteur charismatique du groupe et véritable figure de proue de ce mouvement grunge (crasseux en français) opposa ses cheveux sales en bataille et ses gilets informes tout comme il mit fin à une longue tradition de belles voix qu’incarnèrent alors des artistes comme Michael Jackson et Barbara Streisand avec sa voix nasillarde et éraillée.

Le positivisme clinquant d’une Amérique flamboyante cédait dès lors la place à un présent en proie au doute et à la désillusion auquel fit là encore écho le suicide du chanteur américain à l’âge de 27 ans. C’est enfin pour jouer de la limite qui sépare le bon du mauvais goût et se faire l’écho chic d’une culture désinvolte, inclusive et prosaïste que les firmes de Haute Couture Louis Vuitton et Balenciaga se sont amusées récemment à poubelliser avec leur Raindrop Besace et Trash Pouch cet accessoire phare de l’habillement féminin qu’est le sac à main. Une tendance qui après la mondialisation du street wear et sa réappropriation par les marques de haute-couture semble exprimer une volonté de s’affranchir d’un Beau normatif et élitiste au profit d’un esprit du temps horizontaliste et (faussement ?) démocratiste.

Et que dire de l’actuelle vogue des chaussures faussement usées ? Une tendance qui réactualise la mode née au cours des années 90 des jeans troués et mouchetés de peinture et qui consiste désormais à donner un effet ancien à une paire de sneakers en en jaunissant ou noircissant artificiellement la semelle et parfois le cuir. Une pratique et un goût pour l’usé dans laquelle nous pouvons voir sans doute à la fois un clin d’œil ou une réaction à l’essor des plateformes de vente en ligne d’articles de seconde main comme un écho au marché actuel des baskets anciennes de collection et du vintage qui fit faire à Gucci une version de son modèle « Screener » en cuir patiné pour « jouer la carte du rétro jusqu’au bout », et à Balenciaga une série de chaussures historiques de sport que le couturier proposa totalement délabrées, déchirées, trouées et sales pour des sommes allant de 395 à 1450 euros en 2022.

Hommage à l’effort et au dépassement de ses limites (comme de celles du vêtement) qu’incarnent aujourd’hui le sportif, ces chaussures n’en témoignent pas moins d’une véritable révolution esthétique où le Beau et le neuf se voient relégués à un passé néolibéral qui épuisa les ressources de la planète dans une course à la consommation et à l’innovation au profit à présent d’une valorisation inédite du modeste, de l’usé, du banal.

Nous sommes alors désormais à l’ère de l’Imbeau[1], une mocheté revendicative et militante qui se pose désormais comme nouvelle valeur anesthétique d’un XXIe siècle qui ne peut et ne veut plus croire aux sirènes de l’élévation socio-esthético-culturelle mais ne désire rien tant que de faire avec le réel et ses richesses modestes. Non plus idéalisée ni normalisée, la vie y est prise dans sa diversité et ses imbeautés mineures, à l’instar de ce quotidiannisme et ce banalisme survitaminé que les jeunes consomment frénétiquement et de manière compulsive sur Tik Tok ou Snapchat.

Dès lors, ériger comme modèle vestimentaire une mode aux relents passéistes et nostalgique d’une ancienne aristocratie disciplinée et brave pourrait bien révéler un double archaïsme : celui selon lequel l’habit faisait le moine (ou le bon élève) comme celui qui pouvait encore dans un manichéisme qui semble désormais obsolète séparer le beau du laid et croire le premier pourvoyeur de bien lorsque le second ne pouvait être que la manifestation et l’expression du mal.

De même pouvons-nous considérer dans ce désir de voir tous les élèves d’un établissement arborer un même uniforme un désir de réagir à une société plus individualiste et déstructurée que jamais. Ce vêtement (volontairement ?) archaïque et presque achronique aurait alors pour fonction d’uniformiser les différences et subjectivités autant que les réalités socio-économico-culturelles de ces individus en devenir, même si l’on sait que très vite, l’usure du vêtement finira bien vite par distinguer ceux qui ont ou n’ont pas les moyens de les renouveler et les entretenir.

Mais ces complets issus d’un passé qui n’est pas le leur ni celui de leur pays commun peuvent-ils vraiment les inciter à construire un avenir collectif où ils auraient chacun leur part et seraient individuellement et en fonction de leur subjectivité un maillon déjà essentiel ? Une complexité de notre temps contemporain dont ne semble pas avoir pris la mesure le pourtant jeune et disruptif Premier ministre Gabriel Attal.


[1] Bertrand Naivin, Cachez ce Beau que je ne saurais voir, Paris, Hermann, 2024.

Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur et enseignant à l’Université Paris-8

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Notes

[1] Bertrand Naivin, Cachez ce Beau que je ne saurais voir, Paris, Hermann, 2024.