Politique

Corruption de la médecine

Anthropologue

Comment comprendre les trajectoires du Grenoblois Olivier Véran, de l’Alsacien Jean Rottner et du Parisien Martin Hirsch, arrivés au sommet de leur carrière publique au niveau national avec la pandémie de Covid, et qui semblent s’offrir une fin de carrière confortable dans le privé ?

Le 19 mars 2024, Le Monde annonçait qu’Olivier Véran, ministre de la Santé pendant la pandémie de Covid-19 puis porte-parole du gouvernement Borne, exercera la médecine esthétique tout en conservant son mandat de député à l’Assemblée Nationale.

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Le médecin neurologue de formation justifiait ainsi son choix : « Il m’a paru extrêmement compliqué de reprendre la neurologie au CHU, d’une part parce que la discipline a très fortement évolué sur le plan thérapeutique (…), et [de] deux [parce que] je me suis très vite rendu compte en discutant notamment avec quelques patients que l’étiquette de ministre que j’ai sur le front perturbait la relation thérapeutique. (…) C’est 15 % de la population adulte française qui a recours à des soins de médecine esthétique, et c’est quelque chose qui ne doit pas être dénigré (…). Il y a quand même un pourcentage de Français très important qui souffrent, que ce soit en raison d’une cicatrice sur le visage, d’un vieillissement accéléré lié à la ménopause ou d’une calvitie précoce ».

Les syndicats de médecins dénonçaient dans le même article le cynisme d’une telle reconversion, et Le Canard Enchaîné écrivit le 28 mars : « le carnet d’adresses de l’ancien ministre est plus précieux que son bistouri pour refaire une beauté au lobby de la médecine esthétique ».

Cette annonce rappelait étrangement celle qui avait été faite un an et trois mois auparavant par Jean Rottner, médecin urgentiste à Mulhouse, président de la région Grand Est, un temps pressenti pour être ministre de la Santé mais ayant dû céder le poste à son collègue urgentiste à Nancy et Metz, François Braun. Dans un communiqué publié le 20 décembre 2022, annonçait : « J’ai décidé de quitter la vie publique. Je me retirerai de l’ensemble de mes mandats d’ici la fin de l’année. Cette décision mûrement réfléchie n’a pas été facile à prendre. Des impératifs familiaux animent cette lourde décision. »

La suite de l’histoire avait révélé que cette démission énigmatique avait conduit Jean Rottner à prendre la direction de l’antenne Grand Est du cabinet de conseil et promoteur immobilier Réalités. L’association anticorruption AC!! avait adressé en janvier 2023 une plainte contre X au parquet national financier pour favoritisme et prise illégale d’intérêts, avec le raisonnement suivant : « Jean Rottner est un VRP de grand luxe, il est à cette nouvelle place grâce au tremplin de la région Grand Est. Je ne vois pas comment il aurait pu atterrir là dans l’immobilier en tant que médecin. Je pense qu’une enquête est nécessaire ».

Le parallèle entre ces deux héros de la pandémie de Covid est frappant. Olivier Véran avait marqué les esprits sur les plateaux télévision en mars 2020 par sa capacité à expliquer clairement à l’aide d’un dessin la nécessité d’« aplatir la courbe » de l’épidémie de cas en France, profitant du fiasco de la précédente ministre de la Santé Agnès Buzin et d’une formule rhétorique qui avait fait florès dans les milieux anglophones : « flatten the curve ».

Jean Rottner avait été en première ligne de la pandémie de Covid lorsqu’il coordonnait les efforts de la région Grand Est après la multiplication des cas suite au cluster causé par un rassemblement évangélique à Mulhouse. Olivier Véran et Jean Rottner avaient tous deux communié dans la célébration des TGV qui transportaient des patients atteints de formes graves de Covid depuis les hôpitaux du Grand Est ou de l’Ile de France vers les hôpitaux des régions les moins touchées en Bretagne et dans le Sud-Ouest.

L’accusation de corruption lancée contre des héros de l’hôpital public tentés par les offres lucratives des entreprises privées révèle ainsi les dérives de la présidence d’Emmanuel Macron. Olivier Véran était une étoile montante du Parti Socialiste avant de devenir ministre de la Santé du gouvernement d’Edouard Philippe. Jean Rottner était un des espoirs des Républicains avant de quitter le parti en dénonçant son penchant vers l’extrême-droite et en se rapprochant d’Emmanuel Macron. Tous deux auront parfaitement appliqué le programme de celui qui proposait à chacun de réaliser son projet : un petit passage par le public pour prendre la lumière et enrichir son carnet d’adresses, puis une carrière prospère dans le privé pour subvenir aux besoins familiaux.

L’autorité conférée par le pouvoir médical oblige ceux qui l’exerce à plus de dignité dans l’affirmations de choix personnels.

Ces trajectoires rappellent celles d’une autre grande figure de la santé publique française : Martin Hirsch. Médecin de formation avant d’entrer à l’École Nationale d’Administration par le concours réservé aux normaliens, il fut directeur de cabinet de Bernard Kouchner, ce qui le conduisit à présider l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments créée par la loi Kouchner de 1999, puis il entra en même temps que Bernard Kouchner dans le gouvernement de François Fillon sous la présidence de Nicolas Sarkozy comme haut-commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté, puis il présida l’Agence de service civique créée en 2010. Il fut ensuite nommé directeur général de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) de 2013 à 2022 : cette position en première ligne de la gestion de la pandémie de Covid dans la capitale française lui permit d’intervenir de façon brillante et efficace à la fois auprès du président Macron et des grands médias nationaux.

En septembre 2022, il est devenu vice-président du groupe d’enseignement supérieur privé Galileo Global Education, en même temps que l’ancienne ministre du travail, Muriel Pénicaud et l’ex-patron de la SNCF, Guillaume Pepy. Un tel départ dans le privé pouvait sembler incompréhensible de la part de celui qui avait fait sa réputation sur la dénonciation des conflits d’intérêts dans la santé publique. Mais il fut justifié par l’intéressé au nom de la nécessité de développer de nouveaux secteurs d’enseignement au croisement de la santé et de l’écologie, sujet dont Martin Hirsch est devenu un lanceur d’alerte dans un roman intitulé Les solastalgiques. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique a déclaré le 6 septembre 2022 que, dans le cas de la reconversion professionnelle de Martin Hirsch, « le risque de prise illégale d’intérêts peut être écarté ».

Comment comprendre alors les trajectoires de ces trois hommes, le Grenoblois Olivier Véran, l’Alsacien Jean Rottner et le Parisien Martin Hirsch, arrivés au sommet de leur carrière publique au niveau national avec la pandémie de Covid, et qui semblent s’offrir une fin de carrière confortable dans le privé ? Est-ce que les efforts qu’ils ont consacrés à la collectivité pendant la pandémie furent si importants qu’ils méritaient bien une récompense dans un secteur de la santé publique offrant de nouvelles possibilités d’innovation et de profit ? Mais alors que dire de tous ces travailleurs de la santé publique qui ont continué leur travail auprès des patients, et qui souffrent au quotidien des manques de financement de l’hôpital public ? Plutôt que de dénoncer le cynisme d’une génération de médecins qui a cédé aux sirènes du marché, je voudrais réfléchir aux tensions que révèle l’expression « héros de la pandémie ».

La pandémie a été conçue par les gouvernements de nombreux États, dont la France, comme une guerre comme un virus ennemi. Dans ce cadre, les médecins urgentistes des hôpitaux publics étaient en première ligne : il fallait sauver le plus grand nombre de patients de cette épidémie, et expliquer à ceux qui ne prenaient pas les mesures nécessaires qu’elle causerait des ravages si rien n’était fait pour la contenir. Face à ces héros mis en avant par l’État, des anti-héros étaient mis en scène par les médias parce qu’ils bénéficiaient d’une grande popularité, comme Didier Raoult, promoteur de l’hydroxychloroquine, un médicament dont il connaissait les effets sur le paludisme par ses recherches en Afrique de l’Ouest. Ce combat entre héros et anti-héros a invisibilisé le travail ordinaire des agents de la santé publique.

J’ai appelé « sentinelles » ces travailleurs ordinaires de la santé qui guettent les signes d’une pandémie à venir en assurant le soin entre humains et non-humains. J’ai pris pour exemple de ce travail quotidien de vigilance celui qu’a mené Daniel Lévy-Bruhl à l’Institut national de veille sanitaire puis à Santé Publique France, et en retraçant sa généalogie dans l’amitié entre son ancêtre Lucien Lévy-Bruhl et Jean Jaurès au cours de l’Affaire Dreyfus. Le socialisme français doit son unification à l’argument de Jaurès selon lequel Dreyfus n’était pas un officier bourgeois juif qui a trahi sa patrie mais une sentinelle des formes de justice qui émergent sur les ruines d’une armée injuste et incompétente.

Après la mort de Jaurès, Lucien Lévy-Bruhl et les sociologues français (Maurice Halbwachs, François Simiand…) se sont engagés dans le cabinet de l’armement dirigé par le socialiste Albert Thomas en vue de préparer la France à la longue durée du conflit mondial. Après la guerre, ces sociologues se sont engagés dans la consolidation de l’enseignement des sciences sociales à l’Université française et dans la lutte contre la montée du fascisme, tandis qu’Albert Thomas réalisait au Bureau International du Travail le programme jaurésien.

Ce qui est choquant dans les trajectoires d’Olivier Véran, Jean Rottner et Martin Hirsch, ce n’est pas qu’ils exercent leurs compétences médicales et politiques au croisement entre le secteur public et le secteur privé. L’Institut Pasteur s’est constitué en France sur un tel croisement, au motif que l’hôpital public n’était pas assez ouvert aux innovations scientifiques, et il a puissamment coordonné la santé publique en France entre l’État et les industries pharmaceutiques. Mais l’Institut Pasteur est toujours resté fidèle à l’engagement dreyfusard de son premier directeur, Émile Duclaux, et il n’a jamais valorisé l’innovation technologique pour elle-même mais il l’a toujours placée au service de la santé publique.

Si l’on peut parler de corruption de la médecine dans les trois cas qui choquent l’opinion publique aujourd’hui, ce n’est pas au sens où la pureté de la médecine serait corrompue par des intérêts privés. C’est plutôt que le pouvoir médical, avec l’autorité et la visibilité qu’il confère à ceux qui l’exercent, oblige à plus de dignité dans l’affirmations de choix personnels en lien avec les valeurs collectives. On peut seulement espérer qu’Olivier Véran dans sa lutte contre le Rassemblement National, Jean Rottner dans sa politique du logement et Martin Hirsch dans son nouvel engagement en faveur de l’écologie retrouvent cette dignité.


Frédéric Keck

Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS