Élection par temps de haine
Pour celles et ceux qui continuent à le pratiquer, le rituel du vote est une épreuve émotionnelle qui vient rappeler la sacralité du statut de citoyen et la charge de responsabilité qu’il fait peser sur ses épaules. L’excitation du votant quand il exprime sa préférence dans l’isoloir, attend le dévoilement du résultat le soir et s’époumone ensuite en criant « on a gagné » n’abolit pourtant pas un sentiment qui resurgit dès le jour d’après : ce jeu est pipé. Car voilà bien le mystère de l’élection : même quand les votants admettent que les « promesses n’engagent que celles et ceux qui les croient », il en reste encore qui y croient sincèrement à chaque nouveau scrutin.
C’est ce mystère qui fait que l’expérience du vote reste, quels que soient le taux de participation et l’attention que les citoyens lui portent, celle d’une tension permanente entre croyance, désillusion et projection. Et cette tension est constamment ravivée par le fait que l’élection rythme la vie des régimes de gouvernement représentatif en conférant à une majorité sortie des urnes le pouvoir de faire la loi et de fixer les politiques publiques durant un mandat. Parfois, une consultation doit trancher une alternative tragique[1]. C’est sans doute le cas à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale annoncée le 9 juin dernier.
Cette décision a plongé le pays dans une situation extraordinaire. Pas seulement parce qu’elle porte en elle la crainte de voir l’extrême-droite devenir majoritaire au Parlement, mais surtout parce qu’elle force les partis à se mettre en ordre de bataille dans une urgence inédite. Cette précipitation et la durée rétrécie de la campagne ont peu de chances de dissiper ce qui corrompt l’atmosphère politique du pays et risque de commander le vote : le ressentiment.
C’est qu’une somme inouïe de haines circulent dans l’espace public depuis une décennie : celles de Macron et de ses obligés, de Mélenchon et de ses affidés, des écologistes et de leurs appels alarmants, des intentions funestes du Rassemblement national, de la social-démocratie qui a trahi, des « élites » déconnectées et méprisantes, de l’islamisme et de ses suppôts réels ou illusoires, de « la gauche » et de sa volonté de redistribution des richesses, des juifs en tant que tels. L’échéance qui vient est donc inquiétante : saura-t-on domestiquer toutes ces haines afin qu’elles ne contaminent pas les convictions ou ne dopent les abstentions d’ici au 7 juillet ? Pour le savoir, il faut d’abord se demander ce à quoi correspond aujourd’hui l’acte de voter.
Métamorphose du suffrage universel
Le rapport que les citoyens des régimes démocratiques avancés entretiennent à l’élection est marqué par un phénomène que Zygmunt Bauman[2] a bien diagnostiqué : la séparation entre pouvoir et politique que l’emprise de l’idéologie libérale a imposée. La globalisation, la dérégulation et la privatisation du secteur public ont en effet réduit le rôle de l’État dans la société à portion aussi congrue que possible.
Cette reconfiguration du monde a provoqué un creusement extravagant des inégalités, la réduction des droits sociaux et politiques acquis, l’accroissement de la précarité, la dégradation des conditions de travail, l’instauration de la concurrence comme principe de régulation sociale, l’aggravation de la corruption. Et comme les élections qui ont accompagnées cette suite obstinée de « réformes » ont rarement démontré qu’un changement de majorité pouvait la freiner, une certitude a gagné les esprits : les professionnels de la politique, de droite comme de gauche, suivent peu ou prou une même orientation qui fait totalement fi des aspirations des populations qu’elles prétendent gouverner.
Comme en conséquence de cet arasement de la politique, une inversion s’est insensiblement produite : ce ne sont plus les partis qui façonnent les opinions des citoyens afin d’engranger leurs votes, mais ce sont les citoyens concernés par les affaires publiques qui définissent le type de parti auquel ils acceptent de confier la mission de les représenter en usant de leur bulletin. Cette inversion est l’œuvre dans la manière dont l’électorat français – tel qu’il s’est exprimé lors des européennes – façonne l’offre électorale qui lui est faite pour les scrutins du 30 juin et du 7 juillet.
Vivre la dissolution
La compression du calendrier électoral oblige les partis à agir sous le coup de la nécessité – en étant persuadés que cette nécessité fait loi. Ils ont dû constituer des blocs consistants, élaborer à la hâte les grandes lignes d’un programme, avaliser et déposer des listes de candidats en six jours et organiser les deux semaines de la campagne qui commence. Au débotté, les directions de partis se sont trouvées sommées de vider leurs contentieux, en interne comme vis-à-vis de leurs adversaires, mais sans vraiment rebattre toutes les cartes ou apurer les dissensions passées.
Dans le camp de la droite traditionnelle (Les Républicains), les choses se sont rapidement décantées sous la pression de voix réclamant une alliance avec ses extrêmes – suscitant une réaction instantanée de caciques médusés par le choix de leur Président qu’ils ont d’ailleurs débarqué dans l’heure mais qui fait de la résistance (ce qui en dit long sur l’effondrement de la morale politique de ce côté de l’échiquier). Quant à l’extrême-droite, elle a retrouvé ses vieux réflexes assassins : les traîtres (Reconquête) ont été châtiés et liquidés sans merci. Pour elle, seule la contrition est à la hauteur de ce crime – et encore pas celle de n’importe qui.
Dans le camp de gauche, la décision de ressusciter le mythe du Front populaire a été scellée en moins de temps qu’il n’en fallait pour l’annoncer. Avec, à la clef, un accord express de répartition des 577 investitures uniques. La célérité avec laquelle ces accords ont été noués tient au travail engagé de façon souterraine depuis des mois par des cercles de réflexion cherchant à imposer une candidature unique de la gauche à la Présidentielle de 2027. L’apparition du Nouveau Front Populaire ne se réduit donc pas à une opération de circonstance : il rend public une volonté d’union également portée par de nombreux secteurs du monde syndical et associatif comme par les mouvements activistes.
La démarche se justifie d’elle-même : empêcher l’arrivée au pouvoir d’une extrême-droite dont les intentions sont un péril fatal pour les droits sociaux et politiques, la liberté d’expression et la démocratie. Mais cet argument suffira-t-il pour étouffer les états d’âme de partenaires de feu la NUPES qui ont dû subir les insultes et les anathèmes depuis que l’unité a été rompue à l’occasion de la campagne des élections européennes ? Comment oublier les affronts endurés sans rechigner ou s’asseoir tranquillement sur des désaccords présentés hier comme irrémédiables (sur l’obligation vaccinale, l’Ukraine, l’antisémitisme, le droit à l’autonomie des Palestiniens, l’existence d’Israël, la laïcité) ? C’est là le point sensible : a-t-on le droit de renier la promesse de ne jamais renoncer à des engagements présentés comme irrévocables sans perdre la face ou sombrer dans la compromission ?
Une morale des circonstances
Deux grands philosophes se sont penchés sur cette question. Pour John Rawls, promettre est une pratique qui consiste, pour une personne, à contracter un engagement envers autrui qui lui fait obligation de la remplir faute d’un discrédit moral irréparable[3]. C’est que le concept même de promesse est directement lié à celui de responsabilité individuelle : la rompre produirait des conséquences sur la manière dont elle sera jugée (désinvolture, je-m’en-foutisme, folie ignorance de la signification de la promesse). Stanley Cavell critique la conception trop rigide que Rawls a des règles qui le conduit à les doter d’une force contraignante intrinsèque[4]. Dans le cas de la promesse, ne pas l’honorer serait une faute morale qui discréditerait à jamais celui qui la commet.
Pour Cavell, au contraire, on peut et on doit (parfois) ne pas honorer une promesse au cas où les circonstances le commandent ou le justifient. Pour lui, la promesse est un engagement qui s’inscrit dans un environnement global dont les membres d’une société ont une connaissance suffisamment étayée pour savoir ce que promettre veut dire – et ce que se faire pardonner en cas de manquement à sa parole requiert. Cavell pose donc qu’il convient en toutes choses de considérer le « fait que nous savons ce que nous faisons » et que nous savons comment faire pour que nos conduites soient toujours tenues pour responsables. Pour lui, « les règles ne sont elles-mêmes contraignantes que sous réserve de notre engagement ». C’est pourquoi il est tout à fait possible de rompre une promesse sans se déconsidérer, pour autant que les motifs invoqués soient convaincants et admis.
L’obligation d’empêcher l’extrême-droite de parvenir au pouvoir est-il un de ces motifs catégoriques au nom duquel une personne peut raisonnablement revenir sur la promesse de ne plus jamais frayer avec celle ou celui qui l’a vilipendée ? On peut penser que l’enjeu est si élevé et l’urgence si pressante que les sympathisants de gauche se grandiraient à ravaler les ignominies et les vilénies qu’ils ont subies sans les réparer vraiment. Juste passer outre (pour le moment), sans pardon (parce que ce qui a été fait est inexpiable), ni oubli (parce qu’il n’est pas question d’abdication). En un mot, dans la décision de manquer à la promesse de ne plus jamais renouer avec les offenseurs, il faudrait se ranger du côté de Cavell pas de celui de Rawls.
Les urnes comme stratégie
L’enjeu de l’élection est double. D’une part, éviter d’offrir le pouvoir à un parti autoritaire et suprémaciste dont les choix aggraveraient les politiques libérales et austéritaires qui s’imposent tout autour de la planète – car tel est le programme des extrêmes-droite partout en Europe et dans le monde, dont les renoncements du Rassemblement national pour complaire aux puissances d’argent portent déjà l’empreinte. D’autre part, défendre un projet visant à remettre la puissance publique au service de celles et ceux qui souffrent du retrait de l’État en proposant d’augmenter les revenus des plus précaires, d’assurer le refinancement des services publics, de lutter contre les discriminations, de démocratiser les institutions représentatives, de répondre sérieusement à l’urgence climatique, de rétablir les libertés publiques. C’est, en gros, l’esprit du programme que le Nouveau Front Populaire vient de définir.
Le moment est donc à la lucidité pour les défenseurs de la démocratie : il s’agit de s’approprier les urnes en les retournant à leur avantage. Autrement dit, se servir de l’élection de façon purement stratégique en lui assignant une tâche prioritaire : défaire le Rassemblement National afin d’écarter les dangers immédiats que son résistible succès ferait courir à la société et au soutien à l’Ukraine. Et peut-être ce vote contribuera-t-il ensuite à corriger un ordre établi devenu trop défectueux ; ou, qui sait, à instaurer une collaboration sans domination entre partis, syndicats et mouvements activistes afin de renouveler les pratiques de la politique[5].
Il n’est plus temps de purger les haines recuites et accumulées au fil de la dernière décennie. Elles ont envahi les discours et les pensées, et, petit à petit, dégradé le débat public en exacerbant l’indécence. La situation née de la dissolution ne va pas solder ce vieux compte. En attendant, il semble qu’elle ait crée un choc qui a permis de désarmer ou de neutraliser momentanément la haine entre gens de gauche. Ce qui laisse espérer qu’elle remette un peu de raison, le temps d’un vote au moins, dans leur jugement politique.