Les fonctionnaires doivent-ils démissionner ?
L’attitude des fonctionnaires en cas de victoire du Rassemblement national dans le prochain scrutin législatif dès 30 juin et 7 juillet, fait l’objet de débats depuis quelques jours. Certains dénoncent par avance le manque de courage supposé des fonctionnaires qui accepteront de continuer à travailler alors que Jordan Bardella occupera l’hôtel Matignon ; d’autres agitent au contraire la menace d’une démission massive des hauts fonctionnaires qui laisserait le Rassemblement national sans cadres pour faire fonctionner l’appareil d’État.
Il y a fonctionnaire et fonctionnaire…
5,6 millions d’agents publics travaillent dans les administrations de l’État, des collectivités territoriales et les services de santé du pays. On suppose que personne ne demande que tous ces agents publics, fonctionnaires et contractuels, dont le travail est indispensable à la vie du pays, abandonnent leur poste au motif d’un changement de Premier ministre. La majorité d’entre nous souhaite sans doute qu’ils poursuivent leur travail dans les services publics dont nous avons tant besoin, malgré le manque de moyens et la difficulté croissante rencontrée par les usagers pour y accéder.
La discussion porte donc sur quelques centaines de fonctionnaires de l’administration de l’État dont la nomination résulte d’une décision du président de la République et des membres du gouvernement. Ces emplois supérieurs de l’administration sont dits « à la discrétion du gouvernement ». Il s’agit notamment des emplois de secrétaires généraux et directeurs d’administration centrale dans les ministères, des préfets, des ambassadeurs, des recteurs, des présidents et directeurs généraux d’établissements publics, d’entreprises publiques et de sociétés nationales, des conseillers d’État, magistrats de la Cour des comptes, etc. L’exécutif est libre de choisir qui il veut nommer pour occuper ces postes ; il peut s’agir de fonctionnaires ou de non-fonctionnaires. Le gouvernement peut à tout moment mettre fin à leurs fonctions.
À l’échelon inférieur, celui des chefs de service des sous-directeurs, des chefs de bureau, les nominations obéissent à des règles, notamment quant aux corps d’origine des fonctionnaires nommés à tel ou tel poste et à la durée pendant laquelle ils pourront exercer leurs fonctions. Si les ministres connaissent généralement leurs chefs de service et leurs sous-directeurs, il n’en est pas de même pour les chefs de bureau qui constituent pourtant l’échelon essentiel du bon fonctionnement de l’administration et l’endroit où le travail se fait. Les directeurs régionaux et départementaux des services de l’État sont nommés par arrêté des ministres dont ils dépendent.
Depuis que l’appareil d’État existe, la nomination aux emplois de responsabilité les plus élevés est le privilège du pouvoir exécutif. Il n’était pas discuté sous la monarchie. Sous la IIIe République, ce qui est apparu comme une confiscation de l’État par les partis politiques au pouvoir a entraîné des critiques de plus en plus fortes de ceux qui se trouvaient systématiquement écartés des responsabilités administratives importantes. C’est ce qui a conduit à la création de l’ENA en 1945. La réussite à un concours et la scolarité au sein d’une école identique des futurs administrateurs ayant vocation à travailler dans tous les ministères (les ingénieurs destinés aux fonctions supérieures de l’État continuant à être formés par l’école polytechnique) devaient permettre une plus grande égalité entre les candidats et la démocratisation de la haute fonction publique, revendication traditionnelle des partis de gauche.
Le statut de la fonction publique créé par la loi du 19 octobre 1946 et révisé à diverses reprises notamment en 1959,1983, 2019 jusqu’à l’adoption du code de la fonction publique en 2022, est encore pour l’essentiel celui d’une fonction publique de carrière, dans laquelle la réussite à un concours donne accès certains corps au sein desquels les conditions de promotion sont précisées par des textes réglementaires et législatifs. Le législateur voulait ainsi, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, assurer aux agents publics une certaine indépendance par rapport au pouvoir politique pour garantir leur impartialité. En échange de quoi les fonctionnaires sont soumis à des contraintes spécifiques en termes d’affectation, de mobilité géographique, d’adaptation de leurs fonctions et de continuité du service public (horaires de travail en dehors des plages habituelles en journée, restrictions du droit de grève pour certains corps de fonctionnaires).
Les fonctionnaires nommés sur les emplois à la discrétion du gouvernement (cf. supra) ne sont pas soumis au statut de la fonction publique. Ils sont dans une situation d’allégeance vis-à-vis de ceux qui les ont nommés et peuvent être démis de leurs fonctions s’ils les déçoivent. La politisation de la haute fonction publique est donc une réalité. Elle est toujours dénoncée par les partis qui se trouvent dans l’opposition, mais ils s’empressent de la pratiquer à leur profit lorsqu’ils arrivent au pouvoir.
L’État au service de la bourgeoisie ou de l’intérêt général ?
Les partis de gauche avant 1981, particulièrement le Parti communiste et le Parti socialiste ont développé une critique peu cohérente de l’administration de l’État. Ils se réclamaient encore, à cette époque-là, du marxisme et considéraient l’État comme un appareil d’oppression au service de la bourgeoisie et des intérêts du grand capital. Le Parti communiste français décrivait la France comme un « capitalisme monopoliste d’État » dans lequel l’appareil d’État était le garant des intérêts de la classe dominante. Le Parti socialiste avait repris à son compte, peu ou prou, cette vision de l’État.
Mais les deux partis n’en étaient pas moins d’accord pour mettre en œuvre, s’ils arrivaient au pouvoir, un grand programme de nationalisations, donc de prise de contrôle par l’État de secteurs clés de l’économie et promettaient le renforcement des services publics de santé, d’éducation, de transport et de culture notamment. Il fallait donc expliquer le miracle par lequel l’appareil d’oppression de classe étatique allait se transformer en instrument de transformation socialiste de la France. Les partis de gauche devaient aussi trouver un moyen de s’adresser aux fonctionnaires sans en faire des ennemis de classe. C’est pourquoi leur discours mélangeait des éloges adressés aux fonctionnaires et des propositions mal définies de démocratisation de l’État.
Que s’est-il passé après la victoire de la gauche en 1981 ?
Le débat s’est focalisé sur la haute fonction publique façonnée par 15 années d’État UDR, puis 7 années d’État UDF pendant lesquelles Valéry Giscard d’Estaing remplaça les proches du parti gaulliste par des fonctionnaires en qui il avait plus confiance. Dès le congrès de Valence du Parti socialiste, en octobre 1981, Paul Quilès exigeait que l’on dise quelles têtes allaient tomber et si elles allaient tomber rapidement.
En réalité, ni François Mitterrand, ni les membres du gouvernement n’étaient pressés de couper des têtes. Ils avaient trouvé, en prenant le pouvoir, des fonctionnaires généralement prêts à les servir comme ils avaient servi leurs prédécesseurs, à commencer par le secrétaire général du gouvernement qui resta jusqu’en 1982. À la fin de l’année 1981, seul le directeur du budget avait été remplacé. Progressivement, bien sûr, des fonctionnaires proches des socialistes ou adhérents du Parti socialiste seront nommés aux emplois de direction. Ce sera l’occasion de s’apercevoir qu’ils ressemblaient comme des frères à leurs prédécesseurs de droite et que leur sensibilité de gauche ne les conduisait pas à proposer aux membres du gouvernement de bouleverser l’appareil d’État et encore moins la société.
Cela n’aurait pas dû être une surprise, dans la mesure où l’origine sociale des hauts fonctionnaires ne diffère guère qu’ils soient de gauche ou de droite, pas plus que leur formation, qui passait par l’école des sciences politiques de Paris puis par l’ENA, avec l’objectif d’intégrer un des grands corps de l’État, l’inspection des finances, le Conseil d’État ou la Cour des comptes. C’est d’ailleurs un des échecs de l’ENA que de n’avoir pas permis un recrutement des hauts fonctionnaires plus ouvert socialement, passée la brève période de la libération et des premiers pas de la nouvelle école.
Le concours interne a permis dans une certaine mesure de diversifier le recrutement, mais insuffisamment. Les tentatives plus audacieuses comme la 3e voie d’accès à l’ENA (ouverte à des personnes ayant une expérience associative ou syndicale) créée par Anicet Le Pors, ministre de François Mitterrand, fut très contestée par ceux qui se considéraient comme véritablement méritants, en raison de leur réussite à SciencesPo puis au concours externe de l’ENA, avant d’avoir 25 ans.
Les hauts fonctionnaires socialistes ont mis en œuvre les nationalisations de 1981 et les mesures sociales qui ont accompagné la prise de pouvoir par les socialistes, avant de mettre en œuvre les mesures concrétisant « la pause » de 1983 et la politique défavorable aux salariés qui allait suivre : désindexation des salaires, fermeture des industries traditionnelles (sidérurgie, charbonnages…), puis la politique très libérale qui fera du second mandat de François Mitterrand un moment d’explosion de l’affairisme et de l’enrichissement rapide d’un petit nombre de Français, avec Bernard Tapie comme figure de proue du nouveau cours de la politique, en même temps que l’intégration européenne avançait à pas de géant (marché unique européen, préparation du passage à l’euro).
La docilité des hauts fonctionnaires ne suffit pas. Affaiblissement continu de la fonction publique depuis 1995.
Cette docilité de la haute fonction publique n’était plus suffisante pour ceux qui devaient succéder aux 14 années de présidence de la République de François Mitterrand. Depuis le milieu des années 1990, c’est l’existence de la fonction publique elle-même qui est mise en cause par les responsables politiques dont l’objectif principal est de réduire le coût est la place des services publics. Ils n’y sont pas encore parvenus pour une raison très simple : les principaux postes de « dépenses publiques » sont la santé et les retraites, et non la soi-disant surabondance de fonctionnaires de l’État occupés à des tâches inutiles. Les Français résistent à la destruction de ces deux piliers de l’État social.
Nicolas Sarkozy a beaucoup fait pour affaiblir l’administration de l’État grâce à sa « revue générale des politiques publiques ». Il a réduit drastiquement le nombre de directions et services des administrations centrales. Il a affaibli les ministères et multiplié les établissements publics de moins en moins contrôlés par les ministres, qui se considèrent comme des agences indépendantes. Il n’a laissé dans les départements et les régions que des squelettes d’administration.
Le mal a été aggravé par François Hollande qui a poursuivi la même politique de réduction des moyens de l’administration, qu’il méprise autant que son prédécesseur. Cette nouvelle entreprise était baptisée « modernisation de l’action publique ». Pour aggraver la désorganisation il a créé sur un coin de table des grandes régions auxquelles il a fallu adapter ce qu’il restait de l’administration territoriale, dont les responsables passent désormais plus de temps dans leur voiture de service qu’avec leurs collaborateurs ou les usagers.
Pour faire passer la pilule, l’exécutif ne cesse de renforcer les pouvoirs des préfets sur presque tous les services de l’État. Ceux-ci sont contents ; ils se prennent pour des premiers ministres de province sans se rendre compte qu’ils règnent sur un château déserté. Les « préfectures nouvelle génération », promues par Bernard Cazeneuve, sont des préfectures dans lesquelles les citoyens ne peuvent plus se rendre, tous les services étant rendus par des plateformes électroniques devant lesquelles les citoyens s’arrachent les cheveux. Le RN prospère sur les résultats de cette politique.
Enfin, Emmanuel Macron a voulu porter le coup de grâce. Ancien fonctionnaire lui-même mais qui n’a jamais vraiment travaillé dans la fonction publique, il se méfie comme Donald Trump de ce qu’il appelle « l’État profond ». Il désigne par là une supposée opposition organisée des fonctionnaires de l’État à ses projets réformateurs, qui expliquerait que « les choses ne changent pas assez vite » comme il ne cesse de le répéter. Pour mettre les fonctionnaires au pas, il a fait adopter en 2019 une loi dite de modernisation de la fonction publique qui généralise le recrutement de contractuels en lieu et place de fonctionnaires (plus de la moitié des recrutements dans la fonction publique sont désormais des recrutements de contractuels).
Pour éviter que les fonctionnaires ne développent un esprit de résistance au pouvoir politique, il a supprimé une grande partie des corps qui structuraient la fonction publique autour de métiers (ambassadeurs, préfets, spécialistes des politiques publiques agricoles ou de la comptabilité publique, etc.) pour mettre tout le monde dans le même sac. Ce sont les fameux « petits pois » auxquels Nicolas Sarkozy comparait avec mépris les magistrats. La seule compétence exigée des fonctionnaires n’est plus de savoir s’ils connaissent le secteur dont ils ont la charge, le droit ou l’économie, mais s’ils vont exécuter docilement les ordres qui leur sont donnés par le président de la République. Il reçoit d’ailleurs personnellement chaque directeur d’administration centrale lors de sa nomination, en dehors de la présence du ministre pour lequel il va travailler, afin que celui-ci lui prête l’hommage de l’homme lige à son suzerain.
Si la haute fonction publique fait preuve d’une docilité excessive demain, vis-à-vis d’un éventuel gouvernement du Rassemblement national, il ne faudra donc peut-être pas incriminer l’autoritarisme du parti d’extrême droite, mais le résultat d’un travail continu de domestication conduit par le pouvoir exécutif, particulièrement depuis 2017.
Choisir un mode de désignation de la haute fonction publique
La question du statut de la haute fonction publique se pose donc indépendamment de l’arrivée éventuelle du Rassemblement national à la tête du pays. La France vit dans l’hypocrisie. L’opposition proteste contre la chasse aux sorcières à chaque alternance politique. Mais les sorcières sont toujours celles qui sont nommées par le parti adverse, celui qui est au pouvoir. Ce dernier expliquera qu’il a nommé des chefs de l’administration en ne prenant en compte que leur compétence. Quel que soit le vainqueur des prochaines élections législatives, nous aurons droit à une nouvelle polémique sur ce sujet.
Pour en sortir, deux solutions sont possibles.
La première consisterait à inclure les hauts fonctionnaires dans une fonction publique de carrière, ce qui les mettrait relativement à l’abri des aléas de la vie politique. Ils ne seraient pas pour autant inamovibles, mais la durée d’exercice de leur responsabilité serait fixée par leur statut. Ils pourraient être nommés pour une durée de 3 ans, renouvelable une fois, de façon à permettre un renouvellement périodique des personnes occupant des emplois de direction. Mais les responsables politiques, dont le pouvoir de nomination est peut-être le principal pouvoir réel qu’ils peuvent encore exercer, ne veulent pas s’en départir et refusent d’aller dans ce sens.
L’alternative serait la mise en place d’un système dit « des dépouilles », à l’instar de ce qui se pratique aux États-Unis par exemple. Dans ce système, lorsqu’un nouveau parti politique arrive au pouvoir, les responsables de l’administration quittent automatiquement leur poste et le nouvel exécutif nomme des responsables en qui il a confiance. Il serait également souhaitable de soumettre au vote du Parlement, à une majorité qualifiée, la nomination des personnes nommées aux principales responsabilités de la fonction publique, comme cela se fait déjà pour certaines autorités indépendantes et certains établissements publics.
Chacun de ces systèmes a ses mérites et ses inconvénients. Choisir l’un ou l’autre permettrait de sortir de la situation très insatisfaisante dans laquelle nous sommes actuellement qui donne aux réseaux d’appartenance une importance déterminante dans la nomination aux plus hautes fonctions de l’État, sans que cela ne soit jamais avoué. Ne comptons pas sur le Rassemblement national pour faire ce que les autres n’ont pas fait dans ce domaine.
Alors, faut-il qu’ils démissionnent ?
Quant à la question de savoir si les hauts fonctionnaires doivent démissionner ou non si monsieur Bardella devient Premier ministre, il me semble que c’est à chacune des personnes concernées d’en décider. Si le Rassemblement national est majoritaire au terme d’une élection législative régulièrement organisée après avoir été souhaitée par le président de la République, il ne s’agira ni d’un coup d’État, ni de la prise du pouvoir par une organisation illégale.
Il reviendra donc à chaque directeur d’administration centrale de savoir s’il veut mettre en œuvre la politique proposée par le Rassemblement national, tout comme il leur revenait de décider de travailler avec M. Sarkozy lorsque son gouvernement limitait la possibilité de travailler en France pour les étudiants non ressortissants de l’Union européenne (circulaire Guéant 2011) ou portait à 5 ans la durée de résidence en France permettant de bénéficier du RSA. Le même dilemme a dû occuper la conscience des hauts fonctionnaires de gauche qui ont participé aux réformes successives du droit du travail qui ont plongé dans la précarité un nombre croissant de nos concitoyens, ou préparé les mesures portant l’âge de la retraite et réduisant drastiquement les droits d’indemnisation des chômeurs. La question que chaque haut fonctionnaire devra peut-être se poser n’est donc pas nouvelle.
Mais au-delà de cet épisode et des cas de conscience individuels, il faut mettre fin à l’entreprise de destruction de la fonction publique qui accompagne celle des services publics et faire des choix quant aux modes de sélection et de gestion des carrières des hauts fonctionnaires.