De l’extractivisme souverain
L’extractivisme suppose la réduction du monde à un environnement défini comme un ensemble de matières à déchiffrer. Ce processus d’objectivation isole des portions du monde auxquelles il attribue, à partir des propriétés rattachées à ces matières, le statut de ressources[1]. L’extractivisme minier se présente alors comme le résultat de la scientifisation du monde ambiant (soit la réduction d’une contrée à ses composants physico-chimiques) soumise aux impératifs industriels.
Mais l’extractivisme ne se limite pas à l’extraction des ressources du sous-sol, ou à l’exploitation productiviste des terres agricoles. Ces vastes prélèvements correspondent également aux transferts des œuvres traditionnelles qui ont eu lieu durant les périodes coloniales, depuis l’Afrique, l’Asie et l’Océanie vers les musées occidentaux. Felwin Sarr et Bénédicte Savoy qualifient précisément ces « translocations » d’œuvres, préalable à leur transformation en objets de contemplation esthétique, d’« extractivisme patrimonial »[2].
En prenant en compte cette facette de l’extractivisme, son geste primordial apparaît avec plus de clarté : qu’y a-t-il de commun entre appréhender une contrée comme une réserve d’hydrocarbures, et distinguer un artefact en lui attribuant une valeur muséale ? Une opération de déchiffrement, dont les conséquences sont indissociablement environnementales et coloniales. Déchiffrer le monde suppose le découpage et l’arrachement aux contextes de référence. Ainsi, le buste de Néfertiti est séparé des autres vestiges de l’atelier de Thoutmôsis et transféré à Berlin, avec l’accord des autorités archéologiques françaises. Ainsi, la mine de Hambach, en ciblant les filons de lignite, défriche des centaines d’hectares de forêt et disloque les couches géologiques au moyen de gigantesques excavatrices.
Le coup de force se produit lorsque le monde a été objectivé sous une forme dégradée : les ressources à exploiter deviennent ontologiquement inférieures aux sujets qui les considèrent comme utiles à la satisfaction de leurs besoins ; les cultures non européennes deviennent ontologiquement inférieures aux sujets savants qui ne font exister celles-ci que comme des matières à interprétation. Dans cette perspective, les connaissances produites par les sciences coloniales seraient solidaires des émissions de gaz à effet de serre issues de la combustion du charbon et du pétrole (le financement des musées par les lobbies des énergies fossiles perdrait toute incongruité), puisqu’elles dérivent d’une objectivation qui réduit au silence le monde ambiant, et ne le reconnaît que comme matière à exploiter ou à interpréter[3].
La matière, que le geste extractiviste postule par définition muette, est donc le résultat d’une coercition, dont l’État apparaît comme l’un des acteurs principaux : ses appareils législatifs sont les premiers à instituer le monde, envisagé en tant qu’espace intra-frontalier, comme un ensemble de ressources matérielles et humaines, tandis que son pouvoir de contrainte garantit la pérennité des exploitations et des investissements sur lesquels elles reposent. À partir du XVIIe siècle, la souveraineté territoriale ouvre non seulement la voie aux expansions coloniales européennes, sur les ruines du projet impérial qui visait jusque-là l’unification de l’Europe[4], mais elle confère aussi au pouvoir politique une ambition qui ne se trouvait auparavant que parmi les propriétés attribuées à Dieu : celle de l’ubiquité.
En effet, l’État souverain, en tant que source du droit et détenteur du monopole de la violence légitime, suppose que son autorité s’applique partout, et à tout moment, à l’intérieur de ses frontières – et l’État, parvenu en position hégémonique, lorsqu’il construit en symétrique ses ennemis « terroristes », leur attribue cette même prétention à pouvoir frapper n’importe où.
Le découpage du monde qui s’opère à l’époque moderne pousse à leur paroxysme les opérations de déchiffrement, dont les origines remontent à la haute Antiquité, avec les premiers prélèvements de l’impôt sur les céréales. La souveraineté étatique, telle qu’elle se met en place et se renforce depuis les traités de Westphalie (1648), fournit la grille interprétative d’où sont issus, dans les siècles suivants, aussi bien les ressources naturelles que la population métropolitaine et les sujets coloniaux. En produisant de telles matières muettes, le tamis extractiviste fait ainsi du monde une entité stable, homogène et figée.
L’environnement est sens, avant d’être matière : un sens affectif et pratique, avant d’être intellectuel et thématisé.
Or si l’on essaie de remonter en amont de cette objectivation, si on ne conçoit plus le monde comme une entité, mais comme un devenir (ainsi que le pensaient un grand nombre de traditions, d’Héraclite à Lao Tseu), alors il faudrait peut-être se défaire du « monde » comme substantif, et penser plutôt une « mondanisation ». L’extractivisme serait alors à comprendre comme un arrêt de la mondanisation, qui engagerait donc un rapport au temps : l’exploitation sans fin implique une continuelle mise à l’arrêt du processus par lequel il y a monde, voire de l’histoire elle-même[5].
L’extractivisme environnemental et colonial a en effet puisé ses forces dans le temps linéaire du progrès industriel, qui s’est affirmé au XIXe siècle avant de s’effriter dans la deuxième moitié du XXe siècle sous l’effet des scandales techno-sanitaires de Minamata et Tchernobyl. Et la « société du risque »[6] n’a pas suffi à mettre fin au mythe du progrès, comme en témoignent les succès récents de la géoingénierie, du New Space ou du transhumanisme. Or le progrès n’est pas seulement la « tempête » que décrivait déjà Walter Benjamin[7], c’est d’abord une représentation qui met à distance l’histoire réelle. La flèche du progrès déroule un temps linéaire et inexorable, où les événements sont épinglés tels des trophées de chasse ou des spécimens de sciences naturelles. Le progrès n’est que le temps des matières.
La flèche du temps, orientée vers le progrès, est en réalité un cercle d’où l’on peine à sortir, qui se refuse à toute bifurcation significative. Peut-être ce rapport au temps serait-il un point faible de l’extractivisme, qui disposerait à s’en échapper. Ainsi le temps pourrait-il être pensé sous la forme du tourbillon plutôt que du progrès. Si le progrès est l’histoire des matières, telle qu’elle a pu être produite par le regard de l’État moderne, le tourbillon serait l’histoire du monde, sans orientation destinale, ouverte de tous côtés. Là où la matière décompose le monde en unités discrètes et en catégories homogènes, l’histoire comprise comme tourbillon est cette fabrication continue de singularités dont le sens est inépuisable[8].
Car l’environnement est sens, avant d’être matière : un sens affectif et pratique, avant d’être intellectuel et thématisé, offert à une lisibilité précédant tout déchiffrement. Mais cette dimension originaire, offerte à une lisibilité para-souveraine, plus proche de l’usage que de l’échange, est le plus souvent recouverte par le regard techno-industriel qui transforme le sens en ressources. Alors comment s’émanciper du mythe extractiviste qui a configuré le monde au point de le faire disparaître ?
On peut risquer ici une qualification poétique et philosophique de ce que serait une alternative à l’extractivisme souverain. Un recours possible : passer par la nuit, qui brouille les frontières et met en panique les forces souveraines de l’ordre du jour. Depuis la nuit, la perception n’est plus focalisée sur un objet à déchiffrer ; affranchie des privilèges de la vue, elle se déploie en rayons, à 360 degrés, sur le monde alentour. L’expérience nocturne de l’endormissement nous dérobe également à l’objectivation, en nous mettant en présence de formes indéterminées, juste avant que le sommeil ne nous prenne. Enfin les rêves eux-mêmes peuvent être considérés comme des maquis impénétrables, préservés jusqu’ici du geste extractiviste.
Une nyctalogie (savoir sur la nuit) viendrait ainsi au secours de la mondanisation. En rappelant l’immémorial, situé au-delà tout souvenir, et l’indéterminé, qui déborde la mécanique des causes et des effets, la nuit radiale rendrait disponible une autre aventure : non plus celle de l’exotisme colonial et du virilisme industriel, mais l’aventure entendue comme ce qui advient aux apparaissants, avant qu’ils ne soient objectivés ou subjectivés.