Le mari et les cinquante violeurs : sur le procès de Mazan
Le procès dit « de Mazan », parfois aussi appelé procès Pelicot du double nom de l’accusé principal Dominique Pelicot et de Gisèle Pelicot, son ex-épouse et victime des viols sous soumission chimique pour lequel il comparait avec cinquante co-accusés, concentre une forte attention médiatique. Il faut dire qu’il s’agit d’un procès particulièrement sordide mais aussi tout à fait paradoxal.
On veut y voir un « tournant historique », l’expression revient beaucoup dans la presse. Le parallèle est volontiers fait entre le procès de Mazan et le procès d’Aix de 1978[1], procès pour viols de deux jeunes touristes belges par trois hommes. D’abord, du fait de la médiatisation, permise par le même choix courageux fait par les plaignantes d’hier et celle d’aujourd’hui de demander la levée du huis clos, dans le but que la honte change de camp et que la mécanique du viol et la rhétorique des violeurs se retrouvent exposées en pleine lumière.
Le parallèle se fonde aussi sur un espoir : que, tout comme la stratégie gagnante de l’avocate des plaignantes Gisèle Halimi à l’époque, celle de Gisèle Pelicot et de ses conseils permette d’aboutir à son tour à un changement dans les mentalités et pourquoi pas dans le droit.
Gisèle Halimi et l’association Choisir avaient choisi de mettre en accusation la loi elle-même, aux côtés des trois hommes reconnus coupables et condamnés. Et c’est bel et bien suite à ce procès que fut obtenue dans la loi de 1980 la reconnaissance du viol comme un crime et non plus seulement un délit ; que fut établie sa définition, jusque-là manquante et en vigueur depuis, comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte, menace ou surprise » ; que le choix ou du refus du huis clos devint une prérogative de la plaignante dans les procès pour viol, l’argument de l’avocate étant que la publicité des débats opère comme un puissant « moyen de dissuasion », car « c’est une chose pour un homme est de violer, et autre chose est de vouloir qu’on le sache, dans son village, dans son travail, dans les journaux ».
Hier, l’enjeu était de faire admettre à l’opinion publique que « ce n’est pas de dénoncer le viol qui est scandaleux, c’est le viol lui-même ». Aujourd’hui, l’enjeu s’est déplacé, il s’agit de reconnaître collectivement le caractère massif, structurel et banal du viol… et surtout de reconnaître que ces actes sont commis presque uniquement par des hommes, et pour beaucoup, et par des hommes ordinaires.
C’est là que le procès de Mazan s’avère paradoxal. Car, si d’un côté il constitue à certains égards un tournant, notamment dans sa couverture médiatique nationale et internationale, il présente par ailleurs plusieurs particularités qui rendent peu plausibles l’espoir qu’il constitue un pivot pour faire changer nos représentations collectives ou la loi.
Un narratif inédit sur les violeurs, une bascule de la charge de la visibilité et de l’empathie
Le tournant essentiel que constitue le procès Mazan tient sans doute au fait que cette affaire rend très difficile la représentation habituelle que l’on se fait des viols… et surtout des violeurs.
Ce procès, qu’on pourrait plutôt appeler le procès du mari et des cinquante co-violeurs, empêche en particulier de se cacher derrière l’image repoussante mais aussi rassurante de l’agresseur comme étant un être anormal et hors normes, qu’il soit tout en bas ou tout en haut de l’échelle sociale. Ici, le violeur n’est pas un étranger dangereux, contrairement au violeur et assassin de Philippine, autre affaire fortement médiatisée ces dernières semaines, et qui a davantage suscité l’intérêt et l’indignation de la classe politique précisément parce qu’elle permet de faire jouer cette image du violeur.
Les accusés de Mazan ne correspondent pas à ce cliché ni à son inverse, celui de l’homme puissant à la PPDA, Hulot, Depardieu ou l’Abbé Pierre, c’est-à-dire là aussi un homme extraordinaire, hors normes, que la célébrité et le pouvoir, sources d’opportunité et d’impunité, auraient fait dérailler du droit chemin de la masculinité normale. Loin de ces deux stéréotypes, le profil des cinquante-et-un accusés de Mazan oblige à un examen de conscience collectif car ce sont des hommes ordinaires et des violeurs ordinaires, c’est-à-dire qu’ils correspondent au portrait-robot statistique du violeur.
Comme le soulignait déjà Gisèle Halimi en 1978, la vérité que l’on a longtemps refusé de voir, c’est que « le violeur moyen, commun, est un bon Français, tristement ordinaire, pas psychopathe et pas immigré ». Ce que montre implacablement l’affaire des viols de Mazan, c’est que l’opportunité et l’impunité, qui sont les éléments clés expliquant la commission d’actes de violences sexuelles, ne sont pas réservées aux hommes exceptionnels.
Le violeur, ici, c’est un mari qui a drogué sa femme pendant dix ans pour lui faire subir plus de deux cents viols et agressions sexuelles, commis par lui et par d’autres hommes qu’il invitait via une annonce intitulée « à son insu » publiée sur le site coco.org (plateforme de tchats devenue un repaire d’agresseurs et un catalyseur de violences sexuelles dont le parquet de Paris a annoncé la fermeture en 2024). Et impossible de se rassurer en attribuant à cet individu une personnalité dérangée, anormale… sauf à admettre que beaucoup d’hommes sont a-normaux.
Car le violeur de Mazan, c’est le mari mais ce sont aussi les cinquante hommes (en réalité, plutôt quatre-vingts mais tous n’ont pas été retrouvés) qui ont accepté sa proposition de viol par délégation et donc de viol tout court. Ces violeurs, ce sont des hommes identifiés par leur entourage comme des types bien, ce sont des pères de famille (pour trente-sept d’entre eux), des grands-pères et bien sûr des maris, d’une indiscutable diversité d’âges – entre vingt-six et soixante-sept ans au moment des faits – et de milieux sociaux – conseiller municipal, électricien, plombier, informaticien, surveillant pénitentiaire, sapeur-pompier, retraité. Aucune génération, aucune catégorie sociale n’est épargnée.
Leur seul point commun : ce sont des hommes. Ce procès porte ainsi un coup très fort à la ligne de défense collective – pour ne pas dire la posture psychique défensive – qui brandit tel un talisman le slogan « Not all men », qui vise à aveugler aux ressorts communs à toutes les affaires de VSS qui sortent de l’ombre depuis #MeToo. Si ce ne sont pas tous les hommes qui agressent, ils sont partout et ils sont beaucoup, et ce sont quasi exclusivement des hommes qui agressent (91 % des auteurs de VSS sont des hommes[2]).
Le tournant que constitue le procès Mazan ne tient toutefois pas qu’aux propriétés de l’affaire en tant que telle. Il tient aussi à sa couverture médiatique, aux choix opérés par les rédactions tant dans la presse nationale qu’internationale, qui tranchent avec le traitement habituel des affaires de VSS.
On assiste en particulier à une double bascule de la charge de la visibilité et de l’empathie. Une bascule de la charge de la visibilité victimes/agresseurs, d’abord. Cadrer l’affaire en mettant dans la lumière le mari et les cinquante autres violeurs, c’est réfuter le tour de passe-passe rhétorique habituel qui consiste à reconnaître le caractère systémique des « violences faites aux femmes » selon l’expression consacrée, qui revient à accepter de monter en généralité côté victimes (« aux » femmes = à toutes les femmes et = aux femmes en tant que ce sont des femmes)… mais sans adresser le fait qu’il s’agit de « violences commises par les hommes », expression non homologuée et qui heurte les oreilles et les sensibilités.
Elle est pourtant tout aussi vraie statistiquement comme dit plus haut, et c’est une donnée beaucoup plus utile à souligner, car si l’on veut résoudre un problème, il est plus efficace d’en mettre en lumière la cause (en l’occurrence, la violence de genre à laquelle sont autorisés voire encouragés les hommes en tant que ce sont des hommes) que les conséquences (en l’occurrence, le fait que les femmes, mais aussi toutes les personnes sexisées – les enfants, les personnes non hétérosexuelles femmes ou hommes, les personnes trans et non binaires – subissent ces violences).
Le procès Mazan est au contraire cadré dans les médias de façon à déclencher une conversation collective sur ce que cette affaire nous dit de nos normes de masculinité, et spécifiquement de la violence misogyne banale qu’elles rendent acceptable. Ce cadrage laisse voir ce que des décennies de travaux féministes ont déjà montré : les VSS sont des violences de genre qui reposent sur la culture du viol, fondée sur un triple ressort d’invisibilisation, de normalisation et d’érotisation de formes de violences des hommes dans les relations sexuelles et affectives, dans la mesure où ces violences manifestent leur appartenance au genre autorisé à dominer socialement selon la logique patriarcale.
Parmi les exemples de cette prise de conscience médiatique et médiatisée à l’occasion du procès Mazan, citons deux exemples, l’un individuel, l’autre collectif. Suite à l’émission C ce soir du 21 septembre 2024 consacrée au procès, le journaliste qui l’animait, Karim Rissouli, a pris la parole sur les réseaux sociaux pour témoigner de son émotion et évoquer la honte que l’affaire lui a fait éprouver « en tant qu’homme ».
Second exemple, la tribune rédigée par Morgan N. Lucas et signée par deux cents personnalités masculines dans Libération quelques jours plus tard : « Beaucoup disent que le procès des 51 violeurs est en réalité le procès de la masculinité. Beaucoup s’en offusquent, trouvant de bon ton de s’indigner parce qu’ils sont mis dans le même panier plutôt que de s’insurger face aux atrocités orchestrées par Dominique Pelicot et adoubées par tant d’autres hommes. Aujourd’hui pourtant, la question se pose : sept ans après le début de #MeToo, où en sommes-nous ? Qu’avons-nous appris ? Comment nous sommes-nous positionnés ? Où sommes-nous lorsque nos potes, nos collègues, nos frères ont des comportements ou des propos sexistes ? Où sommes-nous lorsque les femmes sont agressées ? Sans doute occupés à questionner la crédibilité de la victime, tout en affirmant que « pas tous les hommes », encore moins nous. (…) Pourtant, l’affaire Pelicot nous l’a prouvé, la violence masculine n’est pas une affaire de monstres, c’est une affaire d’hommes, de monsieur Tout-le-Monde. Dire « tous les hommes », c’est parler de violences systémiques perpétrées par tous les hommes, parce que tous les hommes, sans exception, bénéficient d’un système qui domine les femmes. Et puisque nous sommes tous le problème, nous pouvons tous faire partie de la solution. »
La bascule de la charge de la visibilité implique aussi une bascule de l’empathie. D’habitude, ce qui caractérise les violences sexuelles, à la différence des autres agressions, est le défaut d’empathie pour les victimes dont témoignent les agresseurs bien sûr, mais aussi les médias et l’opinion. C’est aussi le corollaire de ce défaut d’empathie pour les victimes : l’empathie par défaut dont bénéficient ces agresseurs, à qui l’on trouve toutes les excuses et circonstances atténuantes possibles.
Dans la couverture du procès Mazan, l’insistance du regard n’est pas portée sur la victime et ce qu’elle aurait – trop – fait (trop boire, s’habiller trop court, sortir trop tard) ou pas fait – assez – (hurler son non et se débattre au risque d’être blessée ou tuée) et qui permettrait de renverser sur elle la responsabilité des actes qu’elle a subis, sauf à ce qu’elle soit transfigurée en bonne victime et en sainte selon une opération ayant pour prix sa mort.
Cette fois, on regarde droit dans les yeux les agresseurs et leur comportement. Et on soutient Gisèle Pelicot, ce qui passe par le fait qu’on ne la présente pas uniquement et pas tellement comme une victime et encore moins comme étant à tout jamais réduite à ce statut, et à tout jamais « cassée » par ce qui lui est arrivé et qui « ne s’en relèvera jamais », comme Gisèle Halimi le pensait encore des victimes du procès d’Aix.
Entretemps, la sagesse de King Kong Théorie de Despentes[3] semble avoir enfin infusé le discours médiatique : le viol n’a pas que deux conséquences possibles dans la vie d’une femme, la mort ou une demi-vie éternellement flétrie et zombifiée. Se fait jour avec ce procès une autre image médiatique : non plus la femme violée mais une femme contre laquelle des viols ont été commis et que ces actes ne définissent pas.
L’image positive de Gisèle Pelicot repose sur le fait qu’elle est représentée comme une femme/mère/grand-mère normale au regard des faits dont elle a été victime ET comme une icône féministe, au regard de son attitude depuis le début de la procédure judiciaire. On la soutient non en la plaignant mais en l’admirant, on la présente comme une femme qui tient debout malgré tout, une femme forte et courageuse, inspirante, on l’héroïse même.
Il s’agit là d’un tournant considérable. On aurait pourtant tort de se réjouir trop vite en se disant que la partie est gagnée.
Un procès a-normal, une ligne de défense exemplaire de la culture du viol
Si on ne peut malheureusement espérer que le procès de Mazan fasse école, c’est avant tout parce que l’affaire sort radicalement de la configuration habituelle des procès pour viol depuis le premier stade de la procédure judiciaire.
Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas la victime qui a porté plainte. C’est la police qui l’a convoquée pour l’informer des faits, dont elle n’avait non seulement aucun souvenir mais même aucune connaissance… puisqu’elle était inconsciente. Gisèle Pelicot n’a pas été témoin de son agression, c’est la particularité du viol sous soumission chimique et de toute forme de viol commis alors que la victime est inconsciente ou en état de conscience modifiée. Il ne s’agit donc pas pour l’opinion publique de croire – ou ne pas croire – sa parole. Et il est malheureusement plus que probable que cette particularité joue pour beaucoup dans le soutien massif dont bénéficie pour une fois la victime dans l’opinion publique et dans les médias.
Le fait que la victime ait de vraies bonnes chances d’obtenir justice tient aussi à deux autres faits totalement exceptionnels dans les affaires de viol : d’une part, le principal accusé reconnaît les faits et dément la ligne de défense de ses co-accusés qui disent qu’ils ne savaient pas que la victime n’était pas consciente ni consentante ; d’autre part, il existe des preuves matérielles de ces faits, la centaine de vidéos archivées par Dominique Pelicot.
Même si les accusés étaient condamnés dans cette affaire (ce qui n’est pas du tout certain, du moins pas pour tous), cela ne garantit donc absolument pas que les viols soient moins impunis après ce procès et le verdict ne pourra pas faire jurisprudence. Par ailleurs, ce procès est aussi exemplaire précisément en ce qu’il ne constitue pas un tournant mais donne lieu, comme tant d’autres avant lui, à une enfilade de perles misogynes. C’est même le grand festival de la culture du viol.
Les audiences attestent à quel point la procédure judiciaire en tant que telle, dans son fonctionnement actuel, « revictimise » les plaignantes selon la terminologie en vigueur. Il serait d’ailleurs grand temps que l’on apprenne là aussi à nommer clairement les choses telles qu’elles sont et pour ce qu’elles font : tout comme les violences faites aux femmes sont des violences commises par les hommes, si la procédure judiciaire revictimise et retraumatise les plaignantes, c’est parce qu’elle les ré-agresse et qu’elle constitue une réagression. Gisèle Pelicot a d’ailleurs exprimé qu’elle se sent « humiliée » par nombre des propos tenus durant les audiences et qu’« il faut un certain degré de patience pour supporter » ce qu’elle entend au procès. Ce n’est pas pour rien qu’elle est accompagnée par une psychologue.
La culture du viol en action et en mots, c’est d’abord la ligne de défense des cinquante co-accusés, dont tente-cinq plaident non-coupable malgré les preuves matérielles. Elle prêterait à sourire si elle ne donnait le vertige : en gros, tout comme le cycliste Richard Virenque des Guignols de l’info avec le dopage, ils auraient violé « à l’insu de leur plein gré ». Leur raisonnement raconte beaucoup des représentations patriarcales qui nourrissent encore les relations conjugales.
Pour eux, c’est simple : à partir du moment où le mari avait dit oui, sa femme devait avoir dit oui, c’est-à-dire que soit elle avait bel et bien dit oui à son mari et donc pas besoin de s’en assurer directement auprès d’elle ; soit elle aurait dû lui dire oui, qu’elle l’ait fait ou non, et c’est tout ce qui compte. Leur raisonnement, c’est à la fois qui ne dit mot consent et le consentement du mari vaut celui de sa femme, un mélange subtil entre une invention patriarcale de leur cru – le consentement par délégation – et une tradition patriarcale de longue date qui peine à passer de mode : le devoir conjugal. Ils n’hésitent pas à le dire explicitement à la barre[4] : « C’est sa maison, sa chambre, son lit, sa femme. J’ai fait confiance à ce monsieur » (Didier S.) ; « c’est sa femme, il fait ce qu’il veut avec » ; « elle a été victime de son mari qui s’est servi de moi ». (Cyril B.).
Autre spécificité de cette ligne de défense : quoi qu’ils aient fait, ils ne sont pas des violeurs.
Un certain nombre ne reconnaît pas les faits de viol et, parmi ceux qui les reconnaissent, pour certains il y a eu viol peut-être, mais ils n’ont pas violé tandis que pour d’autres, même s’ils ont violé, même s’ils sont des violeurs « dans les faits », ils ne sont pas des « violeur(s) dans l’âme », parce qu’ ils ne sont « pas parti(s) de chez (eux) en (s)e disant : je vais commettre un viol » (Thierry Pa.).
L’un d’eux, Simone M., reconnaît que Gisèle Pelicot est violée sur la vidéo à laquelle il est confronté et qu’« en tout logique », c’est lui qui la viole. Mais, répète-t-il : « je ne suis pas un violeur ». De même, Vincent C. reconnaît « les actes » mais pas « les viols », même s’il répond « non » à la question : « Gisèle Pelicot était-elle en mesure de manifester son consentement ? ». Il s’explique : « je n’ai pas eu l’intention de violer Madame. Être invité par le mari, pour moi, c’est être invité par le couple. Quand le mari me dit : « elle est allée se coucher, on va la réveiller », ça m’enlève la question du consentement ».
Et, à l’avocat de Gisèle Pelicot qui lui demande : « vous ne savez pas que le consentement par procuration n’existe pas ? », il répond : « je ne le savais pas ». Beaucoup manient le même argument : ils ne sont pas des violeurs même s’ils ont violé, parce qu’ils n’en avaient pas l’intention. Beaucoup plaident la peur ou la manipulation ; d’autres, l’ignorance. Ainsi, au président de la Cour Criminelle qui lui demande : « Vous avez donc vu qu’elle dormait. Était-elle en mesure de vous donner son consentement ? », Cyprien C. répond : « moi à l’époque, le consentement, je ne savais pas ce que c’était ». Lassé, un des avocats de Gisèle Pelicot demandera à Patrick A. : « On a déjà eu le viol sans intention. Vous, c’est donc le viol à contrecœur ? ».
On comprend l’agacement, tant le hiatus est grand entre cette ligne de défense selon laquelle les co-accusés n’avaient ni la conscience ni l’intention de commettre un viol, et n’avaient pas compris ni avant leurs actes sexuels ni pendant, que Gisèle Pelicot, avec laquelle ils n’avaient jamais eu d’échange direct, n’était ni consentante ni consciente, et selon laquelle ils pensaient avoir signé pour du libertinage avec un couple et, d’autre part, les vidéos et l’enchaînement des faits.
Parce que quand même. Tous ces hommes ont répondu à une annonce intitulée « À son insu ». Ils ont obéi à toutes les consignes de Dominique Pelicot : ils ont rejoint Mazan de nuit ; ils ont accepté de se garer loin de la maison ; ils n’ont pas mis de parfum et n’ont pas fumé avant pour ne pas laisser de traces ; ils se sont déshabillés dans la cuisine ; ils sont entrés dans la chambre sans faire de bruit ; on les voit sur les images bouger le plus discrètement possible ; ils se sont réchauffé les mains pour éviter qu’un contact trop froid ne risque de réveiller la femme sur le lit ; on les voit pénétrer cette femme qui de toute évidence est inconsciente, et qui parfois ronfle, et parfois s’étouffe, du fait de leurs actes ; ils ont respecté le timing leur demandant de finir leur affaire sans tarder pour rester dans la durée d’effet du tranquillisant.
Cela n’empêche pas certains de pousser la ligne de défense un cran plus loin : ils ne sont pas co-accusés de Dominique Pelicot, ils sont co-victimes de Gisèle Pelicot.
La culture du viol, c’est Fabien S. : « J’ai été manipulé. » C’est Joan K. : « Oui, il y a eu de la manipulation. » C’est Jacques C. : « J’ai été berné, c’est sûr. » C’est Hugues M. : « J’ai fait trop confiance. » C’est Husamettin D. : « On est tombés dans un piège ». C’est Redouan E., qui justifie son absence de souvenirs précis des faits par une « amnésie traumatique ».
La culture du viol, c’est aussi ceux qui reconnaissent les faits et leurs responsabilités, mais uniquement sous une forme très atténuée : c’est Jean-Marc L., qui concède « avec le recul, j’aurais dû réfléchir » ; c’est Cyrille D. qui se place dans la position du petit garçon qui a fait une bêtise : « J’ai pas su réagir. J’ai fait le gamin », et qui brandit sa révélation en cours comme s’il attendait un bon point : « C’est vrai, je suis passé outre ce consentement. Il faut que j’en discute avec ma psychiatre, la femme n’appartient pas à l’homme. C’est là où je me dis »tu es un gamin ». […] J’ai fait de la merde. »
Cette ligne de défense, dans toutes ses variantes, c’est la stratégie rhétorique autant que psychique caractéristique des auteurs de VSS, désormais bien analysée sous le sigle DARVO – en anglais : Deny, Attack, and Reverse Victim and Offender ; en français : nier, attaquer et inverser les rôles de victime et d’agresseur. Cette articulation entre les violences physiques et sexuelles et les violences verbales et psychologiques est décisive à comprendre, et il faut entendre ce lien à la fois au sens où les violences sexuelles sont toujours précédées et préparées par des formes de violence verbales et psychologiques, et au sens où ces violences moins identifiées comme telles sont nécessaires, dans l’après-coup des violences physiques et sexuelles, pour les couvrir, c’est-à-dire pour les justifier et pour les rendre méconnaissables.
Et si cette arme de destruction massive de la parole des victimes par la parole abusive de ceux qui les agressent et qui entendent continuer à le faire en toute impunité est si efficace, c’est parce qu’elle n’est hélas pas pratiquée uniquement par les agresseurs. Le défaut d’empathie pour les victimes que j’évoquais plus haut se manifeste aussi par cette stratégie abusive qui s’explique par le fait que notre société préfère encore couvrir les agissements des auteurs de violence, ce dont témoigne le fait que ce sont quasi systématiquement les victimes et non les auteurs qui se trouvent exclues de la structure groupale (famille, école, travail) après la révélation des faits.
C’est que, face à une révélation de faits de violence, les témoins n’ont que deux options : les croire, ce qui implique a priori de se tenir aux côtés de la/des victimes et donc de tenir tête à l’/aux agresseurs ; ou les nier, ce qui permet de justifier de ne rien faire tout en préservant son image de soi. D’où le fait que cette stratégie demeure dans les limbes de l’inconscient de qui la pratique, car la conscientiser impliquerait d’assumer sa lâcheté, ce qui serait une blessure trop difficilement supportable pour l’ego.
La culture du viol c’est de fait aussi, au-delà de la ligne de défense des co-accusés en tant que telle, la façon dont elle est plaidée.
C’est un des avocats de la défense, Guillaume de Palma, qui estime qu’« il y a viol et viol. Sans la conscience de commettre les actes, et l’intention coupable, il n’y a pas viol », alors qu’il connaît son Code Civil et sait fort bien que « nul n’est censé ignorer la loi », c’est-à-dire que l’ignorer ne vaut pas droit à ne pas s’y soumettre. Ce sont trois autres avocats, Isabelle Crépin-Dehaene, Philippe Kabore et Nadia El Bouroumi, qui tentent de discréditer la parole de la plaignante au motif qu’elle aurait accepté (ce qu’elle conteste) de poser dénudée pour son mari, et que son consentement à ces photos rendrait plausible qu’elle ait aussi consenti à être pénétrée en état d’inconscience.
Ces photos tendraient donc à prouver que ce que montrent les vidéos ne sont pas des viols mais l’assouvissement de fantasmes que Gisèle Pelicot aurait eu mais n’assumerait plus, préférant à la reconnaissance de ces faits la mise en branle d’une énorme machine judiciaire et l’exposition de soi en tant que victime/plaignante de viols : « Vous n’auriez pas des penchants exhibitionnistes que vous n’assumeriez pas ? » ; « Est-ce qu’on peut dire, sur ces photos, que c’est une femme qui peut avoir envie de jouer sur le plan sexuel ? »
La culture du viol, c’est la violence des questions de la défense à l’audience, permise par le fait qu’en France, la défense est absolument libre, y compris de jouer sur les clichés misogynes, là où par exemple le droit québécois permet d’objecter si la défense d’un accusé repose sur des « mythes et stéréotypes » sexistes. La culture du viol, ce sont aussi les moqueries et le mépris hors audience. C’est notamment Me El Bouroumi, encore, qui poste sur les réseaux sociaux une vidéo où elle fredonne, hilare, la chanson « Wake me up, before you go go ».
La culture du viol, c’est aussi la justice, censément neutre mais qui emboite le pas de la défense des avocats des co-accusé. C’est le président de la Cour Criminelle, Roger Arata, qui annonce au début du procès que l’on va parler de « scènes de sexe » et non de « scènes de viol », ce qui revient à épouser la ligne de défense des accusés qui disent qu’ils n’ont pas voulu violer et donc qu’il n’y a pas eu viol ; ce qui revient aussi à nier la matérialité de ces scènes de sexe, puisque notre droit actuel conƒsidère qu’à partir du moment où une personne est inconsciente, si elle subit une pénétration sexuelle, il s’agit d’un viol par « surprise », peu importe que la personne qui la pénètre sache ou non que c’est un crime, du moment qu’elle sait que la personne pénétrée est inconsciente.
La culture du viol, c’est pareillement l’avocat général Jean-François Mayet qui questionne la plaignante à propos des hommes qui ont eu des relations avec elle alors qu’elle était inconsciente en lui parlant de ses « partenaires sexuels ». C’est le président du tribunal, de nouveau, qui décide de remettre un temps un huis-clos partiel contre la demande de la plaignante et donc contre le respect de la procédure[5], lors de la diffusion des vidéos, au motif qu’elles porteraient atteinte à la dignité des débats. Les images portent surtout un coup violent à la défense des co-accusés qui disent n’avoir pas su que la victime ignorait le deal passé entre eux et son mari et n’avoir pas vu que Gisèle Pelicot était inconsciente.
La culture du viol, c’est aussi l’expert psychiatre de certains co-accusés François Amic, qui estime improbable qu’ils aient commis les faits qu’on leur reproche car ils « ne présentent pas une déficience intellectuelle suffisamment importante pour ne pas savoir ce qu’on encourt à avoir des relations sexuelles sans le consentement de sa partenaire ».
La culture du viol, c’est en outre l’errance médicale dont a aussi été victime Gisèle Pelicot pendant dix ans. Ce sont donc aussi les médecins qui, pendant des années, n’ont pas su interpréter les symptômes nombreux qu’elle présentait (gynécologiques, cognitifs, psychologiques), pourtant typiques des victimes de viol, et en particulier de viols sous soumission chimique.
La culture du viol, ce sont également les femmes des co-accusés qui les soutiennent – car la plupart n’ont pas subi de séparation après la révélation des faits. Malgré les vidéos. Malgré le fait que certains d’entre eux avaient déjà été condamnés pour des faits de violences sexuelles ou de violences conjugales. Florilège : « c’est un garçon gentil et naïf » ; « je ne vois pas ce qu’il vient faire dans cette histoire » ; « pourquoi ne pas le croire, pourquoi croire tout le monde et pas lui ? On croit en sa version, car on sait que ce n’est pas un violeur, on n’a aucun doute » ; « il s’est mis dans cette affaire car il peut avoir des petites naïvetés, parce qu’il est trop gentil ».
Ces femmes croient à l’innocence de l’homme qu’elles aiment, au fait qu’il n’a pas violé Gisèle Pelicot, parce qu’elles ont besoin d’y croire, tout comme l’une d’entre elles continue de trouver que son compagnon « n’a jamais été violent envers (elle) » alors même qu’elle reconnaît qu’en 2019, il l’a « menacée avec une hache ».
Il s’agit ici d’une mécanique psychique différente de la mécanique DARVO, mais tout aussi classique : que les femmes proches d’hommes violents les défendent et leur trouvent des raisons procède de stratégies de déni et d’altération du rapport à la réalité récurrentes dans les dynamiques de violences dites « conjugales » ou « intrafamiliales » – et là encore, ces terminologies consensuelles visent à cacher l’essentiel : les rapports de pouvoir et les abus de pouvoir systémiques des adultes sur les enfants, des maris/conjoints sur leurs épouses/conjointes.
Sur l’intrication entre les faits de viols/le fait de violer et le reste des violences « conjugales » et « intrafamiliales », et sur la compréhension des dynamiques expliquant le passage du statut de victime à celui d’auteur de violences sexuelles, le procès Mazan ne marque pas un tournant et plusieurs angles morts demeurent.
Cela vaut pour Dominique Pelicot, que son ex-femme voyait avant les révélations de la police comme un « type super » alors que sa fille le décrit comme un père et un mari violent et témoigne notamment d’un étranglement. Cela vaut aussi pour les autres accusés, dont huit avaient déjà été condamnés pour des faits violences conjugales ou de violences sexuelles. Autre angle mort ou presque du procès comme de sa médiatisation : l’inceste, ombre qui plane comme un fantôme sur le procès sans parvenir à se matérialiser vraiment.
Plusieurs membres de la famille Pelicot, leur fille Caroline Darian, autrice de l’ouvrage J’ai cessé de t’appeler papa[6] et co-fondatrice du mouvement « M’endors pas », et deux belles-filles, décrivent un climat incestuel. L’instruction a révélé que Dominique Pelicot a pris des photos de sa fille et de ses belles-filles, dénudées, à leur insu là aussi ; qu’il a demandé à l’une de ses petites-filles de se mettre nue en échange de bonbons et à l’un de ses petits-fils de « jouer au docteur ».
Ces faits là, sur sa fille en particulier, Dominique Pelicot les nie obstinément. Sa fille n’obtiendra rien d’autre que le soutien de sa mère, qui à l’évidence a parcouru du chemin sur ce point depuis les débuts de l’instruction. Ce n’est pas rien, c’est même beaucoup plus que ce que les enfants victimes collatérales des violences conjugales et victimes d’inceste obtiennent le plus souvent. Cela reste peu. Trop peu.
Pour que le procès Mazan puisse pleinement mériter la comparaison avec le procès d’Aix, c’est-à-dire qu’il transforme lui aussi la représentation ET la loi, du chemin reste à parcourir.
En particulier, sur deux points clés : d’une part, il faut améliorer notre compréhension collective du continuum entre la pointe émergée du viol et le souterrain continent, encore totalement submergé par la honte et la haine, des violences psychologiques et verbales et des violences dites intrafamiliales et conjugales. D’autre part, il est temps de détruire le socle sur lequel repose la ligne de défense des co-accusés : le flou généralisé qui règne encore sur la notion de consentement, qui tout à la fois produit les VSS et empêche leur reconnaissance. Or, ce flou n’est pas seulement celui des accusés, dont les propos à l’audience, s’ils ont pu choquer et être moqués, reflètent pourtant l’état de l’opinion.
Publiée pendant le procès, une étude réalisée par Elle et Opininionway du 3 octobre révèle que 57 % des hommes interprètent l’absence d’un « non » explicite comme un feu vert, que 64 % des hommes trouvent « parfois difficile » de savoir si leur partenaire consent ou non et, plus inquiétant encore, que 58 % des hommes considèrent comme acceptable d’insister après un « non » pour obtenir une relation sexuelle et 64 % des 25-34 ans trouvent normal qu’un homme soit excité par une femme qui résiste.
Notre société est loin d’avoir acté que « céder n’est pas consentir[8]», que les femmes n’aiment pas être forcées et que les hommes n’ont ni le droit ni le devoir d’être des forceurs.
Cet article a été publié pour la première fois le 29 octobre 2024 dans le quotidien AOC.