Golo, Ritchie, DJ Mehdi et la politique française
Dans un ouvrage récent[1], le sociologue Vincent Tiberj avance l’idée importante d’une droitisation des élites françaises qui contredit les dynamiques à l’œuvre dans la société française. Notre observation de la réalité sociale « par le bas » met en effet en lumière d’autres valeurs et d’autres aspirations que celles du conservatisme d’atmosphère qui irrigue aujourd’hui les discours produits par les champs politique et médiatique.
Cette forme de résistance diffuse à la contamination de l’espace public par les idées d’extrême-droite s’est manifestée sous un aspect électoral avec le rebond surprise de la gauche au deuxième tour des dernières élections législatives : ce sont bien les citoyen-ne-s, dans différents milieux et singulièrement au sein des classes populaires, qui ont « pris en charge » le front républicain et lui ont donné un sens dans le réel.
Cette opposition entre ce qui se passe dans la société d’un côté, et le monde politique de l’autre, a pris une dimension caricaturale (et disons-le, effrayante) avec le refus présidentiel de prendre acte du résultat des élections législatives, et l’arrivée au pouvoir du gouvernement Barnier, clairement sous le joug des idées réactionnaires rejetées majoritairement dans les urnes.
Face à cette situation, le pire pour la gauche serait d’accompagner ce business de la fragmentation, en nourrissant les séparations artificielles entre banlieues et campagnes, entre une France issue de l’immigration et une autre « petits blancs », sur fond de compétition pour des parts de gâteau électoral.
L’observation de la réalité sociale révèle en effet un rejet concret de ces séparations, et met en jeu une sphère publique alternative, où les idées d’antiracisme, de souci des plus vulnérables et d’égalité de traitement sont structurantes.
Cette « autre vision du monde » se manifeste dans une culture populaire multiforme, qu’on aurait tort de tenir à distance de la politique. La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques a pu en être un signe, tout comme les diverses prises de position de personnalités publiques contre l’extrême-droite au début de l’été, rappelant le repère que constitue l’opposition au racisme dans des pans entiers de notre société. Les quartiers populaires occupent une place centrale dans ce phénomène.
La réussite du magnifique documentaire Golo et Ritchie, qui met en scène un tour de France des deux jeunes créateurs vidéo stars issus de la cité de la Grande Borne à de Grigny (91) incarne cette modernité. Ritchie, le « boss métallique » est un jeune adulte atteint d’une forme légère d’autisme, qui vit chez sa mère et traverse depuis enfant le quartier à vélo. Golo a décidé un jour de filmer leurs discussions, alors qu’il était monté sur son vélo pour aller plus vite à l’épicerie. Ces vidéos ont acquis un immense succès sur les réseaux Snapchat et Instagram.
Si le cinéma français est coutumier de succès publics mettant en scène la question du handicap (d’Intouchables à Un petit truc en plus), le film met clairement en avant un lien entre le mode de vie dans les quartiers populaires, et un rapport particulier à la différence. La manière dont s’est constituée leur notoriété est fortement ancrée dans la culture des quartiers populaires : des courtes vidéos d’interaction entre eux, presque toujours tournées à la Grande Borne, en voiture ou en des lieux qui constituent l’environnement de la cité (le supermarché, la chaîne locale de fast-food, le Décathlon).
Le parler de Grigny, référence pour quiconque s’intéresse aux enrichissements contemporains de la langue française, est omniprésent dans leurs échanges ; leur succès contribue d’ailleurs à populariser certaines expressions locales, employées avant eux par des rappeurs emblématiques comme le groupe LMC Click, ou d’autres acteurs présents sur les réseaux sociaux[2]. En ce sens il n’est pas injuste que Grigny soit ainsi enfin représentée au cinéma dans un film grand public, même si on avait pu déjà apercevoir la ville à travers l’œuvre du cinéaste Djigui Diarra[3].
Alors que le film sur Golo et Ritchie aurait pu tomber dans le piège de l’aseptisation, il conserve les fondements du duo, notamment en laissant se déployer leur dynamique conversationnelle si particulière. Pour celles et ceux qui vivent avec ce duo depuis plusieurs années (et nous sommes nombreux), ce format grand public ne trahit pas son esprit – et lui apporte même une beauté étrange à travers cette « sortie » de l’univers du quartier, à laquelle nous n’avions pas pensé.
Le film ne « casse » pas les clichés, comme le dit cette expression galvaudée issue d’un discours dominant qui ferait rentrer les quartiers dans le rang du bon comportement attendu.
Pour autant, contrairement aux récits conformistes qui appuient toujours sur l’idée de classes populaires enfermées dans des milieux vides culturellement et politiquement (et « sauvées » par le dehors), Golo et Ritchie ne sont jamais « quittés par le quartier »[4] tout au long de leur voyage, et celui-ci reste sans cesse un repère et une ressource. La culture de la street n’est pas un frein dans les interactions qui jalonnent leur parcours, mais est au fondement de ce qui permet de nouer une relation avec des gens différents.
Ainsi le film ne « casse » pas les clichés, comme le dit cette expression galvaudée issue d’un discours dominant qui ferait rentrer les quartiers dans le rang du bon comportement attendu. Dans un passage marquant, Golo affirme en parlant des handicapés : « si on doit le frapper on va le frapper », signalant en même temps une forme d’adversité propre à la vie dans les quartiers, et une certaine exigence d’égalité qui en découlerait.
Cette ambivalence, et la portée politique qu’elle contient, se retrouve dans une autre production documentaire récente, consacrée à DJ Mehdi[5]. Le retour que permet la série sur les premiers textes d’Ideal J et des autres groupes qui ont composé la Mafia K’1 Fry mettent en lumière une conjonction entre revendication d’une forme d’autonomie culturelle, et prise de position dans la sphère publique. Cette conjonction est au cœur de l’histoire politique des quartiers populaires, et se manifeste par une opposition viscérale à l’extrême-droite et à ses idées, qui résonne par exemple dans l’ouverture du morceau « Truc de Fou » qui a lancé le groupe 113 et dont le documentaire refait brillamment la genèse.
Ces documentaires sont tous deux de réels succès publics et ce succès est tout sauf anecdotique. Ils éduquent le regard en direction d’un univers social dont la connaissance demeure un enjeu politique, à l’heure où la société française doit trouver les ressources pour contrer l’ascension (résistible) de l’extrême-droite. Que signifie que des centaines de milliers de personnes se retrouvent ainsi dans ces œuvres qui mettent en scène, et valorisent résolument, la culture des quartiers populaires, alors que ceux-ci sont constamment visés par la stigmatisation politique et médiatique ? Voilà un bon sujet de réflexion pour la gauche.
Dans Golo et Ritchie, cette éducation du public se fait dans le film à travers l’attention accordée au langage et à la conversation, notamment via la mécanique de la répétition (et de la variation) qui est un ressort central du rapport entre les deux « frères ». Golo fait régulièrement « répéter » Ritchie : cette technique vise semble-t-il autant à l’entraîner à l’expression orale qu’à lui faire aller au bout de son idée et formuler ce qu’il pense vraiment, quitte à le bousculer. Ritchie quant à lui joue de l’effet comique que ses difficultés produisent, et invente un rythme de langage qui lui permet d’imposer souvent à Golo les conditions de la discussion.
La mode « éducateur » de Golo doit aussi se considérer à l’aune des manquements des politiques publiques en direction des personnes atteintes de handicap : de l’échange avec la famille de Ritchie aux conversations à deux (au détour de l’une d’elles, on comprend que Ritchie s’est fait « virer » d’une structure d’encadrement), force est de constater que Golo remplit un vide, et pour le chercheur en sciences sociales, son action rappelle de très nombreuses pratiques ordinaires dans les quartiers, où l’engagement se déploie face à l’abandon de ces territoires par la puissance publique.
Si ces dialogues à l’allure socratique finissent parfois par un fou rire, le registre de la moquerie est en toutes circonstances évité, parce que la relation entre les protagonistes, mais aussi et surtout celle qu’ils ont construit ensemble avec le public qui les regarde, détruit toute velléité de stigmatisation.
Leurs rapports ne sont pas aseptisés, ils sont rythmés par les codes de socialisation et d’expression de « la street » qui sont à plusieurs reprises dans le film revendiqués par Golo comme vecteurs d’une aspiration à l’égalité. Les thèmes de la religion, du racisme, du handicap, de la délinquance sont abordés dans un discours qui ne sonne jamais faux parce qu’il est sans cesse renvoyé aux conditions sociales de la constitution de ce que Marx aurait pu appeler une « conscience », mais qui dans le film se dit à plusieurs reprises « mentalité » ou dans son expression contractée dans les quartiers, « la mental ».
Cette mentalité n’a pas à être figée ou essentialisée. Notre propos n’est pas ici de l’idéaliser, de même que les documentaires évoqués dans ce texte en donnent selon nous une vision complexe et contradictoire. Cette manière d’assumer quelque chose de non terminé entre savoirs de la rue et culture politique[6] est aussi une leçon pour un monde politique qui, trop souvent, sonne faux lorsqu’il aborde aujourd’hui la question des classes populaires.
Le regretté Alban Bensa parlait de « retour au réel » pour rappeler la nécessité de ne jamais sous-estimer les configurations politiques de l’émergence d’une parole, qui arrive à nous par un chemin toujours particulier, et toujours à élucider. Le dévoilement d’une partie de ce processus par Golo et Ritchie, d’abord dans leurs vidéos « créées à partir de rien » (mais quel est ce rien ?), puis à travers ce documentaire, valorise la recherche constante d’une forme de justesse, qui est bien le début de la justice.
Cet article a été publié pour la première fois le 30 septembre 2024 dans le quotidien AOC.