Le destin malheureux et paradoxal de l’école française
Il y a plus de cinquante ans, la Finlande pris la décision de réformer son système éducatif. Elle transforma un système élitiste en une école démocratique, c’est-à-dire accessible à tous et garantissant aux publics scolarisés dans leur ensemble une réussite scolaire, culturelle, intellectuelle et morale suffisante, assurée à tous sans exception. Elle mit en place réellement ce que l’on appelle une école unique, ce qui avait échoué en France en 1947 avec la non-application du plan Langevin-Wallon.
Une telle forme scolaire assure à tous les élèves, quelles que soient leur condition sociale et culturelle initiale déterminée par l’appartenance familiale, et le type d’insertion sociale ultérieure, une même formation intellectuelle, culturelle et morale, de l’âge de 5 ans à celui de 16 ans. Celle-ci se voit dispensée de façon à ce que tous en bénéficient sans discrimination et en éliminant par un encadrement éducatif puissant tous les facteurs dits d’échec ou de décrochage scolaires.
Cette formation scolaire universelle, réalisant ce que l’on peut désigner comme un socle commun de connaissances et de compétences, se voit sanctionnée par un diplôme de fin d’études primaires et secondaires que tous obtiennent. Après quoi, durant deux années, les élèves organisent leur insertion sociale et leur formation professionnelle ou supérieure en préparant selon leur choix les examens d’entrée en école professionnelle, en institut technologique ou à l’université. Ce faisant, la Finlande se sera hissée, par comparaison de ses résultats dans les tests internationaux PISA, au premier rang des systèmes éducatifs des pays industriels développés[1]. On pourra discuter longuement des valeur et validité de tels tests, ils n’en sont pas moins des indicateurs significatifs de l’efficacité globale des systèmes éducatifs nationaux.
Une telle orientation suppose une transformation importante du fonctionnement des établissements scolaires et l’abandon de la croyance exclusive que la formation des élites sociales par un enseignement surtout abstrait et disciplinaire, est le seul modèle directeur et digne de l’enseignement le plus commun ou général. Il suppose également de cesser de croire que la formation d’un élève soit assurée par le mode seulement scolaire de l’activité sociale et intellectuelle, de plus selon les normes préférentielles et uniques des enseignants.
Si l’on veut dispenser sérieusement à tous une même formation, il faut raisonner en termes d’acquisition fonctionnelle de connaissances et de compétences que tout un chacun peut parvenir à posséder au sein d’une culture scolaire, moyenne dans ses exigences, mais ne produisant aucun échec scolaire ni relégation sociale dépendants du parcours scolaire et des résultats obtenus. Le modèle d’un tel enseignement ne saurait être celui destiné à une minorité exceptionnelle, ni non plus la perpétuation du corps des agrégés comme idéal-type de l’enseignant du secondaire.
Il suppose une autonomie d’action et de décision dans l’organisation du temps scolaire et des programmes au niveau local des établissements, un fonctionnement pédagogique collectif non hiérarchisé, une évaluation des établissements et non plus individuelle des enseignants, la pratique par les enseignants de formes d’interdisciplinarité, un soutien scolaire systématique et également individualisé, une forte dimension expérimentale dans les apprentissages et une vie participative et coopérative forte entre les élèves, non seulement à travers les apprentissages visés, mais aussi par le moyen de nombreuses activités périscolaires, sportives et culturelles toutes intégrées au temps scolaire. Il en appelle à une forte plasticité dans l’organisation des classes, niveaux et groupements d’élèves, voire des modalités de travail des élèves et des enseignants.
Un tel modèle a existé en France dès le début du XXe siècle chez les partisans de l’Éducation nouvelle, mais sera resté très minoritaire institutionnellement et fortement combattu par les milieux conservateurs, aussi assez malheureusement par les corps enseignant. Ceux-ci se sentant menacés par les différentes et nombreuses réformes après 1968, auront souvent réagi pour défendre leurs droits professionnels, certes à juste titre, mais se seront également opposés quasi systématiquement à toutes les transformations proposées du système éducatif, avec une aggravation notable à partir des années quatre-vingt.
Le résultat en est actuellement le renforcement de la ségrégation scolaire, la production de nombreux élèves en situation d’échec, puis tendanciellement déscolarisés, désaffiliés et désocialisés, et une très forte régression des acquisitions scolaires chez un grand nombre d’élèves issus des catégories sociales défavorisées. Plus globalement, le niveau des performances scolaires baisse très fortement en France, hormis celui les élèves issus des milieux favorisés qui sont de plus en plus scolarisés dans des établissements privés, pour la plupart financés par l’argent public depuis la loi Debré de 1959.
En quelque sorte, la France aura comme tous les grands pays industriels massifié son système éducatif en étendant la durée de la scolarisation, le nombre des établissements et d’élèves scolarisés, dès 1882 avec Jules Ferry, puis en 1936 avec Jean Zay, en 1959 avec Jean Berthoin, en 1963 avec Christian Fouchet, en 1974 avec René Haby, et en 1989 avec Lionel Jospin, en rendant accessible au grand nombre, d’abord l’école primaire, ensuite le premier cycle du secondaire, puis l’enseignement du second cycle du secondaire et enfin aussi, à partir des années quatre-vingt-dix pour certains, l’enseignement supérieur. De 1900 à aujourd’hui le nombre d’étudiants est ainsi passé de 40 mille à environ 3 millions.
Mais massification n’est pas synonyme de démocratisation. Pour que l’école soit démocratique, il faut par définition non seulement qu’elle soit accessible à tous, mais également porteuse réellement pour tous d’acculturation, formatrice et diplômante, permettant une réelle insertion sociale et professionnelle, voire être vraiment un facteur général d’élévation sociale et d’amélioration des conditions d’existence de tous. Ce n’est pas là affirmer que l’école peut tout socialement, ni non plus croire possible la disparition d’une sélection par les études pour assurer la formation d’élites sociales de haut niveau dans la culture, l’économie, l’industrie, l’administration, les sciences et les techniques.
Mais toute école vraiment démocratique doit pouvoir former, diplômer, qualifier et insérer professionnellement l’ensemble des élèves et cela au mieux en fonction des choix et des aptitudes réelles, c’est-à-dire savoir véritablement et favorablement orienter. Elle devra aussi permettre et faciliter par la formation des adultes la reprise ultérieure d’études. Bien entendu, tous ne pourront pas par l’école accéder aux plus hauts niveaux de qualification et de diplômes et donc aux places tendanciellement les plus valorisées par la rétribution et les responsabilités exercées. Non seulement cela n’est pas possible, mais c’est un leurre de faire croire à tous que tout est toujours possible pour tous sans effort et sans difficulté, sans discipline et renoncements.
Si l’école peut assurer et permettre une promotion sociale, elle ne peut affirmer qu’elle le peut seule et absolument pour tous, ne serait-ce que parce qu’elle ne contrôle pas toutes les conditions de la socialisation. Et si changer de condition est possible par un effort de travail scolaire et d’étude intellectuelle ou professionnelle, cela n’est pas un processus automatique et facile. Assurer et maximaliser l’égalité des chances scolaires ne pourra jamais assurer l’existence de destinées sociales et professionnelles totalement égales.
Par ailleurs il n’est pas non plus vrai que tous désirent accéder aux études les plus difficiles et les plus longues et exercer des professions nécessitant des formations intellectuelles de haut-niveau. Ce qui compte le plus devrait être la possibilité pour le jeune de trouver à s’engager dans une voie qui s’accorde à ses aspirations, ainsi que la qualité de l’insertion professionnelle et du niveau de vie obtenu, cela indépendamment de la hiérarchie relative des revenus et des fonctions. On peut souhaiter cette dernière limitée et régulée, on ne peut la supprimer. L’égalité des droits n’entraînant pas obligatoirement et absolument l’égalité des compétences, des fonctions, des situations et des revenus.
Pour comprendre les difficultés actuelles de notre « système éducatif », il faut se rappeler son histoire, essayer de comprendre pourquoi il peine tant à se démocratiser.
Après la Révolution de 1789, la société française s’est construite socialement et scolairement par le haut, contrairement à ce qu’avaient préconisé les acteurs de celle-ci qui voulurent un système éducatif public pour tous, sans pour autant laisser croire que tous feraient des études supérieures. L’enjeu, ainsi chez Condorcet, était d’assurer la formation intellectuelle, scientifique, juridique et morale, technique et professionnelle de tous par le moyen d’une instruction scolaire publique du premier degré, mais tous ne deviendraient pas pour autant des savants professionnels, l’essentiel étant qu’ils soient des citoyens indépendants et suffisamment instruits pour être susceptibles d’affirmer et de défendre leurs droits, d’exercer intégralement leur responsabilité de citoyens.
Cela supposait l’instauration d’une école publique pour tous, un premier degré universel et suffisamment formateur, les degrés supérieurs étant destinés aux futurs professeurs et chercheurs, les différents instituts techniques assurant la formation des cadres spécialisés : ingénieurs, militaires, administrateurs, et les écoles professionnelles du second degré la formation professionnelle. Il ne s’agissait donc pas de favoriser par l’école la formation d’une société hiérarchisée, mais, bien au contraire, d’assurer au peuple tout entier une formation intellectuelle et rationnelle partagée, suffisante, lui permettant de soutenir et de conserver la forme politique et juridique d’une république égalitaire et démocratique fondée sur la souveraineté populaire et gouvernée par les normes de la science et du droit.
Napoléon ne suivra pas l’ambition démocratique d’un tel projet et il construira un système éducatif d’État pour les élites, négligeant d’assurer le développement d’un système éducatif public et laïque dont la pierre de touche serait son premier degré, une éducation et instruction publiques universelles destinée au peuple tout entier. L’État va donc créer l’Université, avec son Grand Maître, ses recteurs et inspecteurs, ses professeurs, assurant dans les villes l’existence des collèges et des lycées, payant et recrutant leurs élèves en dixième, menant au baccalauréat par l’étude du latin, prolongés par les Grandes Écoles et les facultés, créant une noblesse d’État fondée sur des grands corps recrutés après le baccalauréat par des concours : juges, médecins, officiers, ingénieurs, professeurs, hauts-fonctionnaires. L’enseignement primaire populaire étant lui laissé à la disposition et discrétion des municipalités et des ordres religieux, mais non point obligatoire et gratuit et organisé par l’État laïque central.
Ce sera seulement en 1816, après la chute de Napoléon, qu’un véritable effort institutionnel de développement de l’enseignement primaire sera mené par l’État. Ce système scolaire construit d’abord par le haut nécessitera donc tout le XIXe siècle pour que se voie instauré peu à peu un enseignement primaire municipal universel obligatoire et gratuit destiné aux enfants des classes populaires dans une France encore essentiellement rurale. Porté par l’effort législatif du ministre de l’Instruction du roi Louis-Phillipe en 1833, François Guizot, puis finalisé par les lois de Jules Ferry à partir de 1881, il viendra se développer et coexister aux côtés de l’enseignement des lycées et collèges, mais sans relation directe avec eux.
C’est donc un système scolaire double qui verra le jour en France comme l’ont bien documenté les études historiques depuis les travaux d’Antoine Prost[2]. L’un sera populaire et rural, ou des faubourgs, gratuit à partir de Jules Ferry, et fondé sur un enseignement primaire de 6 à 12 ans, menant au Certificat d’études primaires, puis prolongé par un primaire supérieur menant au Brevet entre 13 et 16 ans et débouchant sur la vie professionnelle. L’autre sera urbain et réservé, payant, menant au Baccalauréat et scolarisant les enfants des élites sociales, leur permettant d’accéder aux études supérieures. Il faut ici rappeler qu’en France le baccalauréat depuis Napoléon n’est pas un diplôme de fin d’étude secondaire, mais le premier des titres universitaires. Et aussi, qu’il n’a pu intégrer un enseignement moderne basé sur les sciences et les langues vivantes qu’en 1902 et que les femmes n’ont pu le passer sans avoir à faire une demande expresse pour cela qu’en 1924.
Il faudra presque un siècle pour que les deux systèmes scolaires s’unifient organiquement, le Primaire supérieur rejoignant les premiers cycles des Collèges et Lycées. Ainsi ce n’est qu’en 1926 que les enseignements élémentaires des « petits » collèges et lycées s’aligneront sur ceux du primaire. Et c’est paradoxalement en 1941, par le gouvernement pétainiste, que seront supprimés les enseignements primaires distincts des collèges et lycées, au sein d’une politique de rétablissement d’un secondaire élitiste antipopulaire appuyé sur le seul enseignement classique et qui ne commencerait plus qu’en classe de sixième. Cependant, une telle convergence ne pourra se faire que par l’entremise du développement de baccalauréats non classiques et littéraires, mais modernes et fondés sur l’étude des sciences et des techniques et pouvant relayer les enseignements du primaires et du primaire supérieur, des enseignements qui désormais seront dits modernes.
Le dernier acte de cette réunification aura été la loi sur le Collège Unique de René Haby en 1974. Le hic de la chose étant qu’avant l’instauration du dit Collège Unique, à la sortie du CM2 de l’école élémentaire, il y avait six filières hiérarchisées d’orientation des élèves, allant des classes dites de Fin d’étude à la sixième du Lycée. Une telle décision, si elle faisait du collège le prolongement naturel et logique pour tous de l’enseignement primaire sans distinction de niveau et de filières, aurait appelé une transformation des formes d’enseignement dans le secondaire et du fonctionnement des établissements afin de pouvoir intégrer des publics de niveaux hétérogènes et non sélectionnés en fonction de leurs résultats à la fin du primaire.
De plus, pour les raisons historiques précédemment évoquées, les méthodes d’enseignement du primaire et du secondaire non seulement différaient profondément, mais relevaient également de cultures scolaires opposées. L’une préparait au baccalauréat par un enseignement magistral classique, l’autre avait été pensée comme un enseignement pour tous, en français, permettant une acculturation linguistique, scientifique, historique et sociale suffisante pour adhérer à l’idéal républicain national et développer un prolétariat et de petites classes moyennes capables de s’intégrer à une société industrielle et urbaine en plein développement et d’y assurer des fonctions qualifiées. En 1919, le Certificat d’aptitude professionnelle est créé en ce sens.
Sinon, pour les meilleurs élèves issus de la France rurale et populaire, après le primaire supérieur et l’obtention du Brevet, ils pouvaient entrer à l’École Normale pour devenir instituteurs. Rappelons ici encore que ce n’est qu’après 1945 que les futurs enseignants du primaire devront préparer à l’École normale le baccalauréat et non plus seulement un Brevet supérieur qui ne leur donnait pas accès aux études supérieures.
En cela, si l’effort de transformation sociale voulu par les républicains progressistes par le moyen des politiques scolaires aura peu à peu porté ses fruits, il sera venu buter sur l’ultime étape de la démocratisation de l’enseignement, celui d’une véritable école unique de 6 à 16 ans assurant à tous un même niveau de formation, non pas celui d’un système encore encyclopédique de connaissances disciplinaires pointues et spécialisées, mais une formation culturelle, scientifique, juridique et morale, permettant véritablement l’intégration sociale et l’exercice d’une responsabilité citoyenne. En quelque sorte, non pas l’école « élitiste pour tous », ce qui bien que séduisant n’est pas possible, mais l’école unique pour tous, c’est-à-dire le projet de Condorcet. Il impliquait cet idéal d’une même culture commune pour tous et de tous, un socle commun de connaissances et de compétences que le couplage du primaire et du secondaire aurait dû assurer.
Cela ne s’est pas produit en France, car il fallait pour cela non seulement véritablement coordonner l’enseignement des écoles élémentaires et des collèges, mais aussi s’assurer qu’il n’y ait presque plus d’échec et de retards scolaires à la fin du primaire et que le secondaire soit fortement intégrateur malgré les différences relatives de performance des élèves en termes de maîtrise des contenus et référents et de capacités opératoires.
Il fallait adopter en ce sens l’orientation qu’on dira ici finlandaise, transformer le système éducatif français en une école continue et cohérente de 6 à 16 ans, formatrice et socialisante, c’est-à-dire éducative au sens propre et non point seulement disciplinaire et intellectuelle. Cela en appelait à une transformation des modes de fonctionnement des établissements, des modalités pédagogiques d’enseignement et d’encadrement des élèves, des contenus dispensés, de l’organisation locale du travail des enseignants et de la gestion des établissements scolaires, ainsi que de la formation et du recrutement des enseignants.
Autrement dit, il fallait quitter un modèle surtout magistral et disciplinaire, essentiellement basé sur des exercices intellectuels et discursifs et sur la hiérarchisation des performances par la notation et l’orientation sélective, et adopter le modèle d’une école fondée sur la socialisation, la coopération, l’expérimentation pratique, l’interdisciplinarité, l’exercice de compétences, l’initiation culturelle et sportive, la médiation des difficultés scolaires, la formation personnelle et des dispositifs aménageables localement de réflexivité pédagogique pour résoudre et éliminer les difficultés scolaires occasionnant échec et désocialisation.
Une telle école impliquait que les enseignants soient tout autant des « travailleurs sociaux » et des éducateurs que des professeurs et des savants, des animateurs et des organisateurs que des instructeurs, et qu’ils disposent enfin d’une autonomie et d’un pouvoir de décision local étendus et non plus restent toujours dépendants des autorités rectorales et ministérielles. Cela supposait que les établissements soient tout autant des lieux de vie et d’activité que des lieux d’étude et de formation. De telles orientations auront pourtant été pratiquées en France par les mouvements pédagogiques de l’école coopérative de Célestin Freinet ou par la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury. Cela devait entraîner une transformation dans la définition du travail des enseignants, charges et horaires, une réelle unification professionnelle de ceux-ci en termes de statut et de fonctions, ainsi qu’une revalorisation de leurs revenus.
Les résistances à toute évolution institutionnelle reposent sur des facteurs structuraux propres à la société française. Le conservatisme souvent désespéré des enseignants en est un, mais pas le seul.
À de telles orientations, la société française a fait obstacle à plusieurs niveaux, cela plus sensiblement depuis 1974 et après, plongeant le système éducatif dans une longue crise qu’il ne parvient plus à résoudre. On se souvient du débat strident qui opposa les dits « pédagogues » aux dits « républicains » à partir de 1984. Les seconds, représentés entre autres par le linguiste Jean-Claude Milner[3] et l’écrivain Alain Finkielkraut, considéraient que toute réforme pédagogique contribuait à la destruction de l’école républicaine et de son sens et ils vilipendaient ce théoricien universitaire de la pédagogie qu’est Philippe Meirieu. Bon an mal an, au-delà des polémiques, le niveau de formation et d’instruction de la population française s’est tout de même amélioré, le nombre des diplômés du supérieur augmentant sensiblement de 1980 à nos jours.
Parmi les personnes âgées de 20 à 40 ans en 2012, les diplômés du supérieur sont à peu près de 40 %, ils ne sont que 20 % pour les plus de 60 ans. Néanmoins en 2022, un peu moins de 25 % de la population âgée de 25 ans et plus dispose d’un diplôme supérieur de deux ans et plus après le baccalauréat et la moitié d’un simple diplôme d’enseignement professionnel en deçà du baccalauréat. Cependant les problèmes restent désormais nombreux et la situation réelle des établissements, hormis celle de l’enseignement privé, des plus difficiles.
Les écarts de résultats entre les élèves se creusent en fonction de leur origine sociale aux dépens des classes populaires, la capacité de l’école à permettre pour tous les élèves une réussite suffisante des carrières scolaires diminue, le lien entre intégration sociale et formation scolaire n’est plus toujours assuré, le lien entre diplôme et promotion sociale s’affaiblit, le degré d’assimilation des connaissances et des compétences attendues décroît, le climat scolaire est souvent dégradé par les comportements inappropriés, l’indiscipline, les incivilités, l’insuffisance de travail, le manque de personnel, et aussi, bien que ce soit minoritaire et inhérent à certains établissements, par des violences chroniques.
Par ailleurs on assiste à une crise du recrutement des enseignants, à des remises en cause du financement de l’école publique par l’État, à une croissance importante du marché de l’enseignement privé, à une baisse du niveau de vie des enseignants et à des difficultés de logement pour ceux-ci à proximité de leurs établissements du fait de la faiblesse des salaires, ainsi qu’à une perte de reconnaissance de l’importance sociale de leur fonction. Les élites sociales sont de plus en plus recrutées parmi les enfants de celles-ci, l’université est devenue de facto au niveau des Master très sélective mais tout en étant peu financée, la recherche doctorale en université produisant par ailleurs un important volet de diplômés du supérieur sans débouchés professionnels assurés.
Ce qui fait symptôme, c’est que les principales tentatives de réforme et d’aménagement des collèges ont échoué ou rencontré de très fortes résistances, cela depuis 1982, avec le projet Alain Savary – Louis Legrand, puis plus récemment avec les mesures prises en 2015 par Najat Vallaud-Belkacem favorisant les logiques d’enseignement interdisciplinaires et de projets et la suppression des notes avec l’utilisation d’une évaluation formative. À de telles mesures se seront opposés beaucoup de syndicats d’enseignants. Il est vrai qu’elles se sont faites la plupart du temps de façon verticale et autoritaire sans y associer les enseignants, ni non plus leur donner au niveau local les leviers d’un pouvoir organisateur et décisionnel dont ils seraient les acteurs et les bénéficiaires directs. Mais de façon plus générale, les résistances à toute évolution institutionnelle reposent sur des facteurs structuraux propres à la société française.
Le conservatisme et le corporatisme souvent désespérés des enseignants en est un, mais pas le seul. Il est en partie justifié par de nombreuses remises en cause de leurs conditions de travail et droits sans concertation réelle et sans compensations économiques, les dotations en moyens ne suivant pas les mesures organiques prises.
La forme de l’État républicain propre à la Cinquième République est un autre facteur de cet immobilisme. Il favorise la conservation de fonctionnements très hiérarchisés et centralisés, essentiellement nationaux qui font obstacle aux initiatives locales. La prédominance et l’hégémonie politique dans la société française et l’État des grands corps aura fait obstacle à une modernisation de l’enseignement dans le sens du passage de l’élitisme à un modèle d’enseignement pour tous primaire-secondaire long, intégratif et démocratisé, abandonnant la sélection, la hiérarchisation des performances et l’orientation inégalitaire précoce.
L’hostilité à la réflexion pédagogique expérimentale et universitaire en est un autre. Les recherches en éducation ont du mal à se diffuser hors des laboratoires et enseignements universitaires spécialisés. Les pratiques pédagogiques inventives sont souvent méprisées et décriées, mises à l’écart sans discussion ni débat, voire confondues avec des adaptations de l’école à l’entreprise ou à une sorte de médicalisation et de psychologisation imposée des tâches d’enseignement.
Les partis de la droite conservatrice et néolibérale en France auront toujours œuvré, cela depuis 1968, à empêcher qu’il y ait une formation universitaire pédagogique commune des enseignants dans leur ensemble provenant de délibérations issues de modalités scientifiques de discussion. Ils n’auront jamais accepté véritablement la démocratisation qu’impliquait le collège unique et le développement et renouvellement qu’il aurait dû entrainer de l’enseignement primaire. Ils auront supprimé ou réduit la place et l’importance de diverses avancées organiques comme les IUFM (Institut universitaire de formation des enseignants), les RASED (Réseau d’aide spécialisée aux élèves en difficulté), l’enseignement par cycles, les programmes de 2008, renforcé les modalités sélectives en recréant de facto des filières par le jeu des options, diminué les moyens accordés à l’enseignement professionnel, lutté contre les pédagogies nouvelles dans les écoles primaires, laissé l’université à l’abandon en la privant de moyens suffisants et en instrumentalisant la précarité et la contractualisation des emplois en son sein, favorisé l’émergence d’un marché privé de l’enseignement à tous les niveaux sans préserver pour autant le service public.
Par ailleurs, au lieu de favoriser concertation et discussions entre tous les acteurs, ils auront imposé des modèles scientistes de définition de la pédagogie, de façon très idéologique et autoritaire, et un perpétuel diktat de l’évaluation, de la logique du test imposé qui n’a rien de pédagogique mais repose essentiellement sur des critères de gestion et de mise en concurrence des personnes et des établissements. Par ailleurs, une certaine gauche progressiste de gouvernement aura fait l’économie d’une évaluation réelle des orientations pédagogiques et d’une concertation non pas seulement avec les représentants des syndicats enseignants, mais avec les enseignants eux-mêmes plus directement.
Dans tous les cas, les mesures prises ont souvent donné lieu à des quiproquo et des impasses, à des positions ubuesques parfois, ainsi, par exemple, la question des rythmes scolaires ainsi que celle des méthodes d’apprentissage de la lecture. La dé-sanctuarisation de l’école et le pouvoir de participation accordé aux familles aura généré tension et malentendus, sans que, dans une période globalement marquée par l’accroissement massif des inégalités et de la pauvreté, les établissements scolaires puissent trouver un équilibre et des interactions intelligentes et intéressantes dans la relation avec les parents d’élèves quelle que soit leur condition sociale et culturelle.
Les problèmes de violence et de délinquance dans les établissements ont souvent été sous-estimés et les mesures restauratrices et conservatrices de nature éducative, sociale et judiciaire, nullement adoptées, bien que connues et préconisées, cela en protégeant effectivement l’ensemble des acteurs. De telles dispositions ont pu être élaborées dès 1958 avec l’apparition de la pédagogie institutionnelle[4]. Il s’agissait selon celle-ci de mettre en place dans les classes un conseil coopératif ayant pouvoir décisionnel, incluant l’enseignant et les élèves et se réunissant hebdomadairement. Sa finalité étant de permettre aux élèves par la discussion de se réguler directement et de gérer collectivement et démocratiquement le fonctionnement de la classe, les conflits, les projets et les apprentissages.
La question serait de savoir comment les choses pourraient à terme évoluer, favorablement ou bien pas du tout ; privatisation relative du système éducatif et paupérisation des établissements publics faisant toutes les deux leur chemin, ce qui ne peut, au-delà de l’école, qu’accroître les divisions et tensions sociales, les difficultés d’insertion ainsi que l’affaiblissement des liens sociaux. On peut cependant, en espérant possible une amélioration, se référer à un ensemble de mesures qui ont été à plusieurs reprises formulées explicitement, notamment par les sociologues Marie Duru-Bellat et François Dubet.
Dès 2015, ils énonçaient dix propositions sur lesquelles il aurait été à mon avis raisonnable de s’appuyer[5]. Je vais les présenter ici synthétiquement de façon à faire apparaître leur intérêt en sachant qu’elles sont sources de polémiques.
Premièrement. La plupart du temps l’enseignement au collège, voire aussi à l’école élémentaire, reste abstrait, peu expérimental et très éloigné de la vie réelle et de la connaissance des réalités sociales professionnelles, les différentes disciplines, de plus, n’étant pas reliées entre elles. Il faudrait plutôt s’appuyer sur le socle commun et la pluridisciplinarité, plutôt que sur des programmes opposant en quelque sorte les disciplines, ou l’enseignement général et professionnel.
Deuxièmement. Il faudrait transformer la conception et le fonctionnement des établissements, dans le sens d’une prise en compte du climat scolaire, de la qualité de vie au sein des classes et dans les établissements, en finir avec l’école caserne. En ce sens, il faudrait instaurer des pratiques coopératives et mutuelles entre élèves et mettre fin à la compétition scolaire, pratiquer l’évaluation formative et critériée, la différenciation pédagogique et prendre en compte les capacités des élèves dans tous les domaines. Il faudrait encore développer des pratiques minutieuses, rigoureuses et concertées de remédiation dans les apprentissages afin de résorber les difficultés scolaires.
Troisièmement. L’exigence de formation professionnelle des enseignants qui présida à la mise en place des IUFM (Instituts de formation des maîtres) par L. Jospin en 1992 n’a toujours pas été réalisée, celle-ci restant surtout disciplinaire. Il ne s’agit pas de réduire l’une pour l’autre, mais de les articuler ensemble. La fonction magistrale doit évoluer vers la prise en compte de la fonction éducative et sociale de l’enseignement accompagnant l’enfant et les parents. En ce sens, la formation pédagogique des enseignants n’est nullement un abandon de leur fonction de transmission des sciences et de la culture, mais une exigence complémentaire indispensable à leur exercice et à son efficacité. À ce titre, il serait enfin souhaitable qu’enseignement primaire et collège soient réellement en continuité organiquement et pratiquement.
Quatrièmement. Il faudrait qu’existe une véritable équivalence de la qualité de l’enseignement entre les divers établissements, mettre fin à la ségrégation scolaire et rétablir la mixité sociale au collège. Les pratiques dites de discrimination positive qui nécessitent de donner plus de moyens aux établissements où les difficultés scolaires sont importantes doivent être reprises et développées. Il ne faut plus qu’il y ait des établissements qui ne soient pas attractifs.
Cinquièmement. Il faut préconiser, conserver et modeler une égalité réelle entre les sexes qui mette fin à des carrières scolaires dépendantes des préjugés de genre, alors même que les différences de résultats entre les garçons et les filles ne sont pas du tout hiérarchisables et que des différences substantielles marquent les orientations choisies.
Sixièmement. Il faut cesser de donner un enseignement surtout doctrinaire de la laïcité, très souvent exclusif quant aux minorités musulmanes et relier la formation à la citoyenneté à des pratiques sociales coopératives réelles au sein des établissements permettant de relier instruction, éducation et camaraderie.
Septièmement. Il faudrait en finir avec la norme et l’impératif de la course au diplôme, en sachant que celle-ci n’est plus la condition suffisante de l’insertion sociale et professionnelle. En ce sens, l’augmentation de la part de l’école dans la formation n’assurant plus l’insertion, il faudrait résorber le décalage entre la culture académique de l’école et celle des professions et développer tous les dispositifs de formation continue et de reconversion professionnelle.
Huitièmement. Il faut mettre fin à une école française fortement inégalitaire sur le plan des carrières scolaires et pour cela unifier véritablement le système éducatif en supprimant son caractère duel et ségrégatif pour établir un cursus unique donnant lieu à une plus grande égalité des chances. Il faut cesser de considérer que la formation et la sélection des élites est la loi générale de l’ensemble du système éducatif. Il faudrait pour cela assurer une égalité des résultats selon le modèle d’une pédagogie explicite et de la réussite, différenciée, donnant lieu à l’acquisition d’une culture commune, articulant ensemble le socle commun de connaissances et de compétences avec des choix optionnels adaptés à chacun. Le baccalauréat doit en ce sens devenir un diplôme unique de certification des études secondaires et l’orientation postérieure doit être repensée à partir des besoins et des aspirations. Les compétences scolaires doivent cesser d’être considérées comme les seules normes du mérite et de la sélection et les parcours de formation ne pas se réduire à ceux de la scolarité.
Neuvièmement. Il faut réinventer l’institution scolaire. Pour cela, il faudrait tenir compte de la réalité des pratiques enseignantes et des conditions concrètes de leur exercice, décentraliser la gestion, donner aux établissements scolaires un véritable statut et une autonomie, inspecter les établissements et non plus les enseignants, développer le recours aux projets éducatifs locaux, ne plus multiplier les dispositifs législatifs et organisationnels qui empêchent l’initiative locale et les transformations. L’école aujourd’hui ne peut plus être conçue comme une sorte de sanctuaire isolé, imperméable aux réalités sociales et locales, conçue comme un modèle purement abstrait.
Dixièmement. Il faut enfin rompre avec ce débat purement intellectuel sur l’école, réservé à des dits spécialistes, les partenaires du système éducatif et la société civile en étant exclus, comme souvent également les nombreux enseignants en activité. Il faudrait considérer les parents comme de réels partenaires et accorder aux élèves des droits et des pouvoirs plus importants dans l’organisation de la vie des établissements et de leur fonctionnement. L’école française n’est pas encore suffisamment partagée et démocratique et reste trop peu sensible aux nombreux contextes et évolutions sociales, professionnelles et techniques qui l’environnent.
Pour conclure. Si l’école française est dite en crise, et elle l’est à plusieurs titres, il n’est pas du tout impossible de s’efforcer de la conserver, de la transformer et de l’améliorer. Pour cela, en prenant en compte son histoire et ses contradictions propres, son inadaptation chronique à l’actualité aussi, l’impuissance des nombreuses réformes à la transformer, leur multiplication nocive et souvent politiquement démagogique, il est permis de penser pouvoir lui donner un nouvel essor en phase avec les exigences des sociétés contemporaines et de la rendre plus démocratique. Un discours décliniste fondé sur une nostalgie élitiste ne peut ici prévaloir, ne serait-ce que parce qu’il accentue les inégalités, les formes de privatisation de l’offre scolaire et le recul d’un progrès social global dû aussi très largement, force est de le constater, à l’extension de la scolarisation dans les sociétés industrielles modernes.