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6G : faut-il s’en inquiéter ?

Informaticien

Alors que le déploiement de la 5G va bon train, la 6G pourrait voir le jour avant la fin de la décennie. On peut pourtant s’interroger sur la nécessité d’un nouveau réseau au moment où l’empreinte environnementale du numérique, qui devrait représenter 35 % des émissions de gaz à effet de serre en 2050, commence à être bien connue.

Alors que le déploiement de la 5G va bon train en France, les grandes manœuvres ont déjà commencé pour la définition de la 6G[1]. Les grands acteurs du marché (opérateurs, constructeurs de matériel télécom, de terminaux), les pouvoir publics (au niveau national ou européen), les organismes de normalisation et les organismes de recherche s’activent pour proposer une vision de ce que serait ce nouveau réseau de communications mobiles et imaginer les technologies associées.

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Les générations se succèdent en effet environ tous les dix ans, la 6G pourrait donc voir le jour avant la fin de la décennie si tout se passe comme prévu. On peut pourtant s’interroger sur la nécessité de la définition d’un nouveau réseau alors que l’empreinte environnementale du numérique commence à être bien connue.

Imaginons un scénario futuriste : vous êtes tranquillement installé dans votre canapé. Un appareillage intégré à vos vêtements vous permet d’accéder à un monde virtuel, un métavers. Dans ce monde, votre avatar se déplace dans une ville futuriste où les marques déploient leurs publicités. Vous pouvez essayer les vêtements dans un magasin et vous voir dans un miroir. Vous êtes capable de sentir le cuir et la texture du tissu. Grâce à vos données cérébrales, cardiaques et à l’historique de votre vie virtuelle, le vendeur sait parfaitement comment vous guider vers votre prochain achat. Utopie, dystopie ?

C’est en tout cas un scénario plausible si l’on en croit les visions actuelles des réseaux du futur : des expériences immersives, un « Internet des sens » fondé sur des communications haptiques, des jumeaux numériques (c’est-à-dire les représentations virtuelles d’objets physiques), partout de l’intelligence artificielle, etc. Tout cela est-il vraiment virtuel ? Non, tout cela est bien réel, il s’agit d’un monde construit à partir de serveurs, de câbles, d’antennes, d’amplificateurs de puissance, de processeurs, de batteries, de climatisations, de béton et qui produit des tonnes de déchets électroniques. Le numérique n’est donc pas virtuel et il a un impact important sur notre environnement.

Que sait-on aujourd’hui de l’impact environnemental du numérique ? On estime qu’en 2020 le numérique représentait entre 2 et 4 % des émissions globales de gaz à effet de serre[2] (GES). Les émissions du numérique ont augmenté à un rythme plus élevé que les émissions globales (peut-être avec un facteur 2 sur la période 2002-2012). On distingue généralement les terminaux (smartphones, écrans, objets connectés, etc.), les réseaux (routeurs, antennes-relais, etc.) et les centres de données.

Ce sont les terminaux qui pèsent le plus lourd (63 %), suivis des réseaux (22 %) et des centres de données[3] (15 %). En ce qui concerne les terminaux, la plus grande part revient au processus de fabrication qui émet environ les 2/3 de l’ensemble des gaz à effet de serre qui seront émis au cours de leur cycle de vie. C’est ce qu’on appelle le carbone embarqué. Le constat global est donc relativement bien connu pour les GES ou la consommation énergétique, beaucoup moins sur les autres impacts, comme l’utilisation de l’eau ou la disparition des ressources naturelles non renouvelables.

Peut-on esquisser des perspectives pour les dix ou vingt prochaines années ? Il est difficile de concevoir des trajectoires possibles car on ne sait pas ce que seront les nouveaux usages ou les nouvelles technologies. On a aussi des incertitudes concernant les tendances historiques. On ne sait pas par exemple si les gains d’efficacité énergétique vont se poursuivre et si oui, à quel rythme.

Dans la littérature scientifique, il y a toutefois un relatif consensus sur le fait que le trafic de données et le nombre d’objets connectés devraient continuer à croître si l’on ne fait rien. Mais d’autres processus viennent contrebalancer cette augmentation, comme l’usage croissant des énergies renouvelables pour alimenter les réseaux et les centres de données, l’amélioration de l’efficacité énergétique ou la transition partielle de nos gros PC et téléviseurs vers les smartphones.

Dans les scénarios les plus pessimistes[4], les émissions continuent à croître. Dans les scénarios les plus optimistes[5], les émissions du numérique se stabilisent ou pourraient légèrement décroître. Mais dans tous les cas, c’est loin d’être suffisant : pour atteindre l’objectif de l’accord de Paris de + 1.5° par rapport à l’ère préindustrielle, il faut que le numérique réduise ses émissions de 42 % en 2030, 72 % en 2040 par rapport à 2010 et soit net zéro en 2050. Si on ne fait rien, le numérique représentera 35 % des émissions en 2050[6]. Le numérique fait donc pleinement partie du problème et participe de la crise environnementale.

En valeur absolue, la 5G risque de consommer plus que la 4G à cause d’un plus grand nombre de sites, d’un plus grand nombre d’antennes, d’un spectre fréquentiel plus large.

Focalisons-nous maintenant sur les réseaux mobiles. En particulier, est-ce que la 5G a tenu ses promesses ? Il conviendrait plutôt de parler des promesses faites par les « brokers du futur[7] », c’est-à-dire les scientifiques, acteurs industriels, consultants, politiciens, journalistes scientifiques, bailleurs de fonds de la recherche, etc., qui ont construit un discours, une vision, il y a maintenant environ dix ans, autour de la nécessité d’un nouveau standard de réseau mobile. Ce sont les mêmes types d’acteurs qui aujourd’hui produisent le discours sur la 6G. Il est encore difficile de dire s’ils disaient vrai, pour la simple et bonne raison que l’on manque de données publiques pour y répondre.

La 5G inclut des technologies comme les antennes MIMO massives ou les mises en veille automatiques qui permettent d’améliorer l’efficacité énergétique. La 5G est entre 4 et 10 fois plus efficace que la 4G[8]. Cela signifie qu’il faut entre 4 et 10 fois moins d’énergie pour transmettre la même quantité d’information. Dans le meilleur des cas, on est aux alentours de 25 % d’amélioration par an (si on compte 10 ans entre la 4G et la 5G).

Cependant, en valeur absolue, la 5G risque de consommer plus que la 4G à cause d’un plus grand nombre de sites, d’un plus grand nombre d’antennes, d’un spectre fréquentiel plus large et d’un trafic de données toujours croissant. Le trafic de données mobiles a en effet doublé en 2 ans au niveau mondial[9], ce qui signifie une hausse de 41 % par an. On comprend donc aisément que l’on ne s’achemine pas vers une décroissance drastique de la consommation énergétique. En France, par exemple, la consommation des réseaux a cru à un rythme de + 5 % par an ces dernières années[10].

À côté de la consommation énergétique, il y a encore de nombreux points aveugles, par exemple sur le carbone embarqué des équipements de réseau, sur les effets rebonds ou sur les autres impacts environnementaux. Sur l’effet rebond par exemple : selon une étude d’OpenSignal, les utilisateurs états-uniens de la 5G en ondes millimétriques consomment quatre fois plus de données qu’en 4G[11]. Mais nous aurions besoin de chiffres détaillés de la part des opérateurs ou du régulateur pour en évaluer réellement l’impact, notamment en France.

L’impact environnemental ne se limite pas au changement climatique, les atteintes à la biodiversité, la consommation d’eau, l’épuisement des ressources naturelles sont autant de critères à l’aune desquels il faut évaluer l’impact des réseaux 5G et pour lesquels on manque de données fiables.

On peut bien sûr objecter que les industriels utilisent de plus en plus d’énergie renouvelable pour alimenter les réseaux ou les centres de données. Mais aucune énergie n’est totalement propre ni abondante à l’infini. Leur production est aussi notoirement insuffisante.

Devant ce constat, peut-être faut-il s’interroger sur une régulation du trafic de données ou sur une différenciation des usages. En étant volontairement provocatif : veut-on encore passer des scanners ou faire du shopping dans le métavers ? Avant de se lancer dans la 6G, peut-être doit-on d’abord être capable de tirer le bilan de la 5G.

Jusqu’à preuve du contraire, il n’y a pas de scénario gagnant-gagnant ; la transition numérique entre en contradiction avec la transition écologique.

Y a-t-il un effet positif du numérique sur les autres secteurs ? L’industrie du numérique a poussé la notion d’enablement effect[12], ICT for Green, smart city, smart X, c’est-à-dire qu’elle a tenté de montrer que le numérique pouvait avoir des effets positifs indirects dans différents secteurs de l’économie par un effet de substitution. Par exemple : je voyage moins car je fais des visioconférences. En fait, il n’y a pas d’évidence scientifique qu’à un niveau global, le numérique soit bénéfique du point de vue de la consommation énergétique.

Une étude de Lange et al. en 2020[13] suggère même que la numérisation a été jusqu’ici associée à une plus grande consommation énergétique. Les rapports très optimistes sont le fait d’associations d’industriels, ils souffrent d’un problème de conflit d’intérêt et parfois d’erreurs méthodologiques[14]. Donc, jusqu’à preuve du contraire, il n’y a pas de scénario gagnant-gagnant ; dit autrement, la transition numérique entre en contradiction avec la transition écologique.

Est-ce que la 6G est sur la bonne voie ? La 6G se définit en ce moment. La recherche a bien sûr commencé depuis plusieurs années, les premiers standards pourraient sortir avant la fin de la décennie. Pourtant, il semblerait que les visions ne soient pas à la hauteur du défi environnemental. La plupart des programmes de recherche[15] regorgent de « soutenabilité », mais ne remettent jamais en cause un modèle qui a vu l’accroissement continu des quantités de données échangées et du nombre d’objets communicants. La « soutenabilité » est omniprésente dans les documents de vision, mais de manière relativement diluée et parfois contradictoire.

Aux côtés de la soutenabilité environnementale et sociétale, on y trouve par exemple la soutenabilité économique, synonyme de croissance économique à long terme. La soutenabilité environnementale est elle-même bien souvent synonyme d’efficacité énergétique, rarement d’une baisse absolue de la consommation énergétique, jamais d’une baisse ou d’une stabilisation du trafic de données.

Les points aveugles cités précédemment ne sont pas traités alors que l’effet rebond est connu depuis le XIXe siècle[16]. On n’interroge jamais les stratégies des différents acteurs, à savoir les consommateurs, les opérateurs, les constructeurs de matériel et les fournisseurs de service. La raison en est peut-être que la définition de la 6G, comme la 5G précédemment, n’a été confiée qu’aux acteurs de marché, alors qu’il aurait fallu peut-être faire participer de manière massive la société civile. La 6G ne semble donc pas sur la bonne voie d’un point de vue environnemental.

La numérisation massive observée et favorisée depuis 25 ans n’a pas permis de réduire les émissions de gaz à effet de serre, tout un chacun peut le constater. Les mesures d’efficacité énergétique n’ont pas permis jusqu’ici de répondre à la crise environnementale, il n’y a pas de raison qu’elles y répondent dans le futur. La raison en est sans doute qu’elles s’accompagnent très souvent d’un effet rebond qui vient en annihiler les gains. La technologie est plus efficace, mais on en profite pour consommer plus. Une autre raison est peut-être qu’elles ne remettent pas en cause notre consommation croissante de données et d’objets connectés.

La sobriété, au contraire, consiste à atteindre des objectifs collectifs de réduction[17]. C’est une notion plus intéressante car elle nous amène à nous interroger sur nos modes de vie, à nous demander collectivement quelle trajectoire on veut suivre, quelles sont nos besoins essentiels et à concevoir les réseaux en fonction de ces besoins.


[1] Ce texte est issu d’une communication orale donnée au séminaire AIvolution Seminar, organisé le 16 novembre 2023 à Bruxelles au Parlement européen.

[2] Charlotte Freitag, Mike Berners-Lee, Kelly Widdicks, Bran Knowles, Gordon S. Blair, Adrian Friday, « The real climate and transformative impact of ICT: A critique of estimates, trends, and regulations », Patterns, vol. 2, septembre 2021.

[3] Frédéric Bordage, « The environmental footprint of the digital world », Green IT, 2019.

[4] Frédéric Bordage, « The environmental footprint of the digital world », Green IT, 2019 ; Lotfi Belkhir, Ahmed Elmeligi, « Assessing ICT global emissions footprint : Trends to 2040 & recommendations », Journal of Cleaner Production, 177 : 448–463, 2018 ; Anders S. G. Andrae, « New perspectives on internet electricity use in 2030 », Engineering and Applied Science Letters, vol. 3, no. 2, 2020.

[5] Jens Malmodin, Nina Lövehagen, Pernilla Bergmark, Dag Lundén, « ICT Sector Electricity Consumption and Greenhouse Gas Emissions – 2020 Outcome », 2023 ; Jens Malmodin, Dag Lundén, « The energy and carbon footprint of the global ICT and E&M sectors 2010-2015 », Sustainability, vol. 10, no. 9, 2018.

[6] Freitag et al. 2021, op. cit.

[7] Laurence Williams, Noam Bergman, « Koomey’s law forevermore? A document analysis of the production and circulation of the promise of ‘green 5G’ », Technological Forecasting and Social Change, vol. 187, février 2023 ; Roberto Cantoni, Matthias S. Klaes, Simone I. Lackerbauer, Claudia Foltyn, Reiner Keller, « Shale tales: politics of knowledge and promises in Europe’s shale gas discoursese », The Extractive Industries and Society 5, 535–546, 2018.

[8] Rossella Cardone, « Achieving sustainability with energy efficiency in 5g networks », Ericsson, 2021 ; ARCEP, « Évaluation de la consommation énergétique d’un déploiement 4G vs 5G », 2022.

[9] Ericsson, « Ericsson mobility report », 2022.

[10] ARCEP, « Enquête annuelle « Pour un numérique soutenable ». Édition 2022 – Collecte des données 2020 », 2022.

[11] Francesco Rizzato, « Mmwave 5g provides a big capacity boost to US users in high-traffic areas », Opensignal, 2021.

[12] GSMA, « The Enablement Effect », 2019.

[13] Steffen Lange, Johanna Pohl, Tilman Santarius, « Digitalization and energy consumption. Does ICT reduce energy demand? », Ecological Economics, vol. 176, octobre 2020.

[14] Gauthier Roussilhe, « Que peut le numérique pour la transition écologique ? », 2021.

[15] Voir par exemple : 6GSNS, « Annex II to the SNS JU Work Programme 2024. SNS R&I Work Programme 2024 », 2023.

[16] William Stanley Jevons, The Coal Question, Macmillan, 1865.

[17] Fabrice Flipo, « Efficacité, effet rebond, sobriété », AOC, 24 novembre 2023.

Marceau Coupechoux

Informaticien, Professeur d'Informatique à Telecom Paris et à l'École Polytechnique

Notes

[1] Ce texte est issu d’une communication orale donnée au séminaire AIvolution Seminar, organisé le 16 novembre 2023 à Bruxelles au Parlement européen.

[2] Charlotte Freitag, Mike Berners-Lee, Kelly Widdicks, Bran Knowles, Gordon S. Blair, Adrian Friday, « The real climate and transformative impact of ICT: A critique of estimates, trends, and regulations », Patterns, vol. 2, septembre 2021.

[3] Frédéric Bordage, « The environmental footprint of the digital world », Green IT, 2019.

[4] Frédéric Bordage, « The environmental footprint of the digital world », Green IT, 2019 ; Lotfi Belkhir, Ahmed Elmeligi, « Assessing ICT global emissions footprint : Trends to 2040 & recommendations », Journal of Cleaner Production, 177 : 448–463, 2018 ; Anders S. G. Andrae, « New perspectives on internet electricity use in 2030 », Engineering and Applied Science Letters, vol. 3, no. 2, 2020.

[5] Jens Malmodin, Nina Lövehagen, Pernilla Bergmark, Dag Lundén, « ICT Sector Electricity Consumption and Greenhouse Gas Emissions – 2020 Outcome », 2023 ; Jens Malmodin, Dag Lundén, « The energy and carbon footprint of the global ICT and E&M sectors 2010-2015 », Sustainability, vol. 10, no. 9, 2018.

[6] Freitag et al. 2021, op. cit.

[7] Laurence Williams, Noam Bergman, « Koomey’s law forevermore? A document analysis of the production and circulation of the promise of ‘green 5G’ », Technological Forecasting and Social Change, vol. 187, février 2023 ; Roberto Cantoni, Matthias S. Klaes, Simone I. Lackerbauer, Claudia Foltyn, Reiner Keller, « Shale tales: politics of knowledge and promises in Europe’s shale gas discoursese », The Extractive Industries and Society 5, 535–546, 2018.

[8] Rossella Cardone, « Achieving sustainability with energy efficiency in 5g networks », Ericsson, 2021 ; ARCEP, « Évaluation de la consommation énergétique d’un déploiement 4G vs 5G », 2022.

[9] Ericsson, « Ericsson mobility report », 2022.

[10] ARCEP, « Enquête annuelle « Pour un numérique soutenable ». Édition 2022 – Collecte des données 2020 », 2022.

[11] Francesco Rizzato, « Mmwave 5g provides a big capacity boost to US users in high-traffic areas », Opensignal, 2021.

[12] GSMA, « The Enablement Effect », 2019.

[13] Steffen Lange, Johanna Pohl, Tilman Santarius, « Digitalization and energy consumption. Does ICT reduce energy demand? », Ecological Economics, vol. 176, octobre 2020.

[14] Gauthier Roussilhe, « Que peut le numérique pour la transition écologique ? », 2021.

[15] Voir par exemple : 6GSNS, « Annex II to the SNS JU Work Programme 2024. SNS R&I Work Programme 2024 », 2023.

[16] William Stanley Jevons, The Coal Question, Macmillan, 1865.

[17] Fabrice Flipo, « Efficacité, effet rebond, sobriété », AOC, 24 novembre 2023.