Éducation

Enseignants : ne leur manque-t-il que des tracteurs ?

Ancien ingénieur de recherche à l’INRP

Alors que Nicole Belloubet vient d’être nommée ministre de l’Éducation nationale, le constat est jusque-là sans appel : les ministres successifs sont sourds aux revendications du monde enseignant qui s’expriment continûment. Pourquoi le « ras-le-bol » des enseignants, bien réel, ne se fait-il pas entendre de façon plus pressante, à l’instar de celui des agriculteurs ?

Aussi divers et segmenté que le monde agricole, le monde de l’enseignement public manifeste régulièrement son mécontentement par des mouvements de grève ponctuelle ou des journées d’action, comme le 1er ou le 6 février, dont l’impact sur le gouvernement, il faut bien le constater, est jusqu’à présent limité.

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On peut toutefois mettre au crédit de ces oppositions le départ précipité d’Amélie Oudéa-Castéra, remplaçante d’un Gabriel Attal météorique à la tête du ministère de l’Éducation nationale.

L’avenir dira si Nicole Belloubet qui vient d’être nommée (la troisième en moins de douze mois à occuper le maroquin en charge du premier budget de l’État, celui en outre dont on répète à l’envi qu’il lui faut du temps pour agir !) maintient ses anciennes positions critiques à l’égard du conservatisme scolaire endossé par Macron (ce qui paraît peu réaliste) ou bien illustre une fois de plus le « girouettisme[1] » caractéristique d’un personnel politique obnubilé par les ors du pouvoir présidentiel.

Le constat est sans appel : les ministres successifs sont sourds aux revendications qui s’expriment continûment, qu’elles concernent les moyens et les allocations budgétaires ou l’organisation des enseignements et des évaluations, sauf exceptions marginales. Leur agenda est imperturbable, sous la houlette du président de la République qui justifie son emprise avec l’argument non-constitutionnel, s’agissant de l’éducation, du « domaine réservé ».

Leurs stratégies de communication sont prioritairement tournées vers les parents électeurs puisque les dirigeants politiques au pouvoir et leurs alliés objectifs dans l’opposition cherchent systématiquement à exploiter les récriminations des familles contre l’École publique et leurs enseignants en dissimulant leurs lourdes responsabilités dans le reformatage en cours de ce service public.

On peut donc se demander pourquoi le « ras-le-bol » des enseignants, pourtant bien réel, ne se fait pas entendre de façon plus pressante, à l’instar de celui des agriculteurs. Serait-ce simplement le manque de tracteurs ? Pourquoi les professeur(e)s ne cherchent-ils(elles) pas tout simplement à bloquer leurs écoles et leurs établissements de façon ferme en expliquant au préalable la situation aux parents, seule solution pour se faire entendre du pouvoir exécutif ? C’est ce qu’ont fait très récemment les enseignant(e)s québécois(e)s dont la grève massive a duré plusieurs semaines en décembre[2].

Avant de répondre à cette question, voyons d’où viennent leurs mécontentements.

Des professionnels forcés d’adopter ce que chefs et experts ont décidé sans leur avis ni consentement

Il y a tout d’abord ce qui est vécu de l’intérieur de l’institution par tous les professionnels (enseignants et non enseignants) : les dérives autoritaires de l’administration (souvent présentées pompeusement comme de la « gouvernance » par la novlangue technocratique parachutée dans le monde de l’enseignement). Concentrer le pouvoir et les processus de décision au sommet de la hiérarchie, rogner peu à peu les marges réelles d’autonomie des subordonnés sont des attitudes typiques de ce « nouveau management public » qui prétend imiter les façons de faire des entreprises, mais s’apparente davantage à la tradition du commandement dans les armées.

Les consultations organisées par les hiérarques, en imitation de ce qu’a pratiqué un temps Macron avec les « conventions citoyennes », sont destinées à tester la faisabilité de mesures déjà plus ou moins actées. La fameuse « intelligence collective » que louent les discours à la mode est un leurre démagogique puisque les avis exprimés ne sont pas entendus, sinon pour les contourner en les instrumentalisant ou en les neutralisant.

Dans le même esprit manipulateur, les personnels sont appelés à faire preuve d’initiative mais à condition d’observer le strict cadre d’instructions impératives dûment évaluées et de rendre des comptes en permanence dans les cases prévues à cet effet. Ces appels trompeurs dissimulent l’intention de brider tout pouvoir de conception et d’action réellement autonome qui échapperait au contrôle tatillon du sommet ou de ses fondés de pouvoir au niveau local, y compris à la tête des établissements. Les initiatives du terrain sont soupçonnées d’être potentiellement en opposition à la ligne de reformatage des ministres, donc à surveiller de près, voire à contrecarrer au plus vite.

Lors du quinquennat Blanquer[3], la stratégie « managériale » a consisté à initier tous les niveaux de la pyramide hiérarchique, depuis les recteurs, inspecteurs d’académie dits DASEN, inspecteurs jusqu’aux chef(fe)s d’établissement, à la phraséologie des écoles de management (qui forment les cadres supérieurs des grandes entreprises, Blanquer ayant lui-même dirigé l’une d’elle, l’ESSEC, avant de devenir ministre). C’est la nouvelle façon « moderne » de mettre en musique les consignes émanant directement du cabinet du ministre.

Sous son impulsion, l’administration a été transformée en courroie de transmission et sommée de se positionner en serviteur dogmatique pour mener sans état d’âme les réorganisations systémiques programmées par le sommet. Reddition de comptes, tableaux de bord, radars… sont devenus les instruments quotidiens, dans les établissements eux-mêmes, pour atteindre les objectifs de performance en termes de résultats aux examens et d’orientation des flux d’élèves.

La définition des grands axes du reformatage de l’École n’a d’ailleurs pas été confiée à cette hiérarchie soupçonnée de rester attachée à l’ancien éthos du service public et donc de manquer de loyauté, mais à des chargés de mission complices venus de l’extérieur et s’inspirant des audits bien orientés des cabinets de consulting (très bien payés !) ou des conseils stratégiques, tout aussi bien orientés, des think tanks ultra-libéraux, comme s’il était avéré que les services de l’État avaient perdu toute expertise et toute légitimité.

À titre d’exemple emblématique, on peut citer le rapport consacré à l’enseignement primaire de l’Institut Montaigne de 2016[4]. Les rédacteurs de ce rapport se penchent sur les difficultés de l’enseignement des « fondamentaux » (le « lire-écrire-compter ») et peignent l’avenir de l’école primaire aux couleurs de la labellisation (des ressources et manuels scolaires), de la numérisation d’un enseignement neuro-formaté (grâce aux experts des neurosciences et aux évaluations nationales concoctées par eux) et de la privatisation de la recherche (pilotée par une fondation de droit privé qui aurait la main sur tous les financements attribués aux universités et aux organismes publics de recherche). Cet agenda, d’une brûlante actualité, est repris parfois mot à mot par le Conseil scientifique de l’Éducation nationale ou par les ministres de passage !

Les évolutions négatives ne datent toutefois pas toutes de la période Blanquer. Les changements introduits au fil des réformes ministérielles remontent au début du siècle, notamment à l’ère Sarkozy. Elles ont contribué à mettre en cause les statuts des personnels et leurs modes de travail[5] : règne du quantitatif technocratique avec des indicateurs chiffrés censés mesurer l’efficacité de l’enseignement (comme si l’École était une industrie destinée à fabriquer à la chaîne une marchandise appelée « réussite scolaire »), obsession des évaluations à tous les niveaux d’activité pour surveiller les acteurs de terrain sous prétexte de les responsabiliser, mise en concurrence exacerbée des établissements et des filières afin de déterminer les facteurs d’efficacité et d’efficience et de définir les « bonnes pratiques » à imposer à tous, gestion malthusienne des recrutements, etc.

Une chose est de fixer sur le papier des objectifs à coup d’indicateurs chiffrés et de process disruptifs rompant avec les anciennes routines, une autre est de réussir à plier la réalité à des plans qui ignorent le b.a.-ba des métiers qui y sont impliqués et les contraintes objectives qui leur sont liées. En principe, le propre du bon management est de ne rien ignorer de ces aspects avant de lancer des plans d’action. La conversion au « management » du sommet de l’Éducation nationale relève d’une rhétorique à portée de propagande et ne rompt en rien avec l’omnipotence technocratique.

Au lieu d’améliorer la situation, une grande part des changements, vantés comme ayant pour but le bien de la communauté éducative, la fameuse « bienveillance »[6], provoque dans les faits des dysfonctionnements qui mettent les cultures professionnelles les mieux assises en face de situations ingérables.

Ce fut le cas par exemple du baccalauréat préconisé par Blanquer dont la planification supposait d’interrompre l’année scolaire des terminales en mars pour les besoins de Parcoursup[7]. C’est encore le cas aujourd’hui avec le lancement des « groupes de niveau », annoncé par Attal lors de son passage éclair à la tête de l’Éducation nationale, pour servir de prétendu remède aux mauvais résultats de PISA 2023[8]. Sur le plan des principes, cette mesure médiatique légitime le tri des élèves et leur séparation dans des filières d’orientation précoces dès la sixième. Sur le plan pratique, elle s’avère impossible à organiser sans casser toute l’organisation du collège actuel[9]. Nombre d’enseignants et de cadres s’y opposent ouvertement.

Pour le public des parents bercés par les promesses des ministres qui disent faire face à « la crise de l’École » qu’ils ont eux-mêmes créée en cherchant à affaiblir le plus possible le secteur public, ces évolutions internes au système demeurent invisibles. Les évoquer peut faire penser à des récriminations corporatistes émanant d’éternels mécontents ou de leurs syndicats.

Pour sortir de ce piège, les professionnels de l’École publique devraient davantage se concerter pour analyser toutes ces évolutions, en comprendre les finalités et communiquer dans les médias sur les conséquences négatives dont elles sont porteuses, leur devoir de neutralité en tant qu’enseignants n’imposant en aucun cas de rester muets face aux dérives institutionnelles dont ils ne sont nullement les auteurs.

Pénurie et mauvais traitements

Un autre élément de contexte, longtemps dissimulé à l’opinion publique, est la source d’un profond mécontentement : c’est la régression depuis plusieurs décennies de la rémunération des enseignants et la calamiteuse gestion de leurs effectifs. En creusant les raisons des difficultés du remplacement des professeurs absents, les médias ont découvert que la France avait les classes les plus chargées en Europe faute d’enseignants en nombre suffisant face aux élèves.

L’opinion a découvert que la crise du recrutement est la conséquence de la faible attractivité symbolique de métiers par ailleurs mal payés, notamment en début et milieu de carrière, au point que les rectorats sont condamnés à organiser de scandaleuses opérations de job dating pour recruter au pied levé des contractuels bouche-trou, comme on le fait avec les futurs vigiles des JOP de Paris !

Depuis la crise du Covid, la pénurie d’enseignants n’est plus contestée par les gouvernements qui admettent le froid constat, à l’image de la situation à l’hôpital, dans les déserts médicaux et, en général, dans les métiers de la santé. Chaque nouvelle équipe gouvernante croit pouvoir échapper aux critiques des parents-électeurs en faisant peser sur les équipes précédentes la responsabilité de cette situation peu reluisante par rapport aux pays comparables. Elle se défausse mais n’en continue pas moins à geler la hausse du point d’indice des fonctionnaires ou à continuer à réviser a minima les grilles de rémunération, de sorte qu’aucun rattrapage ou mise à niveau n’a réellement eu lieu en dépit d’annonces mirobolantes sans effet sur le fond du problème.

Cette pénurie n’est pas le fruit d’une incompétence passagère de gouvernants mobilisés par des sujets plus porteurs. Elle est le résultat d’une politique volontaire et obstinée. Ce que visent les gouvernants depuis de nombreuses années, c’est de changer le mode de rémunération des enseignants pour le « flexibiliser » au nom de la reconnaissance du « mérite individuel », c’est-à-dire de prolétariser le métier.

Il s’agit de réduire au maximum le montant fixe des traitements et de mettre en place une part variable de plus en plus importante sous forme de prime individuelle, mot dont la logique même est étrangère au langage des enseignants . Ces primes sont conditionnées à des missions additionnelles, comme celle du nouveau « Pacte enseignant »[10] en lien avec les changements de la politique scolaire décidée d’en haut. Elles peuvent aussi servir de récompenses pour l’engagement dans les mesures « réformatrices ».

Ces primes sapent l’éthique de désintéressement des professionnels de l’éducation et n’inclinent pas les intéressés à développer des collaborations horizontales entre collègues. Elles ont le triple mérite, financier et manœuvrier, d’éviter les augmentations automatiques généralisées (ce qui génère de substantielles économies budgétaires), de créer des distorsions de revenu entre les personnels de statut équivalent (ce qui favorise le « chacun pour soi » et l’éloignement des syndicats), et d’habituer les personnels à un pilotage de plus en plus contractualisé en échange d’une perte d’autonomie professionnelle.

40 ans d’attaques des conservateurs de toute obédience en France et dans le monde

Il existe enfin un troisième élément de contexte qui explique le profond malaise des enseignants. Ceux-ci subissent constamment les attaques de forces politiques et de médias populistes qui s’ingénient à les discréditer devant l’opinion publique. Ces attaques contre les systèmes publics d’enseignement relancés après la Seconde Guerre mondiale ont lieu dans de nombreux pays d’Europe et d’autres continents, de la Suède au Brésil, de la Hongrie à l’Argentine, etc. Leurs assauts ciblent le manque de professionnalisme (accusations d’absentéisme ou de dilettantisme vacancier), pointent les incompétences pédagogiques, qui expliqueraient par exemple les mauvais résultats des collégiens français à PISA (leur « pédagogisme » comme le disent leurs détracteurs) ou encore les parti pris idéologiques qui seraient trop éloignés de la « grande tradition » ou du « récit national ».

En France, on va même jusqu’à les accuser collectivement de dangereuses dérives contre l’universalisme républicain. Ils deviennent, avec les universitaires classés à gauche, les boucs émissaires du « wokisme » et sont dénoncés comme de nouveaux ennemis de l’intérieur par un panel bigarré allant des conservateurs, de gauche ou de droite, nostalgiques d’une École « universaliste » fantasmée[11] jusqu’aux souverainistes et suprémacistes d’extrême-droite. Tout ce qui perturbe le logiciel traditionnel de l’enseignement français est dépeint comme entraînant irrémédiablement le déclin de la France dans la compétition économique et géopolitique mondiale, annonçant la proche dissolution de la Nation française !

Ces déclinistes[12] prônent le retour à la bonne vieille École élitaire d’autrefois. Leur imaginaire rétrograde hiérarchise les savoirs et les élèves selon un ordre aristocratique totalement désuet : l’école secondaire devrait selon eux être réservée aux éléments « capables », c’est-à-dire à une minorité, sélectionnée au fil des évaluations du système scolaire et censée être la seule vraiment apte au « travail intellectuel », par opposition à la masse ne disposant que d’une « intelligence pratique » ou d’une faible appétence culturelle, ce qui les destine en priorité au « travail manuel » et aux emplois inférieurs.

Cette école inégalitaire est vue comme la seule conforme à la gestion rationnelle des destinées individuelles dans la société telle qu’elle est, la seule pouvant à la fois assurer « l’excellence » pour une élite tirée vers le haut et la formation au niveau correspondant aux besoins de la société pour la masse.

Or le programme de ces forces est adopté par le pouvoir exécutif actuel, comme le montre la casse programmée du collège unique. Ce collège instauré en 1975 n’a certes pas atteint son objectif initial, faute d’avoir été mis en œuvre avec constance et loyauté par les équipes ministérielles qui se sont succédé, même les plus convaincues de son bien-fondé. Mais c’est encore trop pour tous les ennemis de la démocratisation scolaire qui cherchent à le mettre à bas depuis les années 1980.

Comme on le voit avec les dernières mesures évoquées par Attal, leur but est de revenir à la situation d’avant les années 1960, de faire en sorte que le tri entre les élèves ait lieu bien avant 16 ans, que ceux qui sont jugés « inaptes aux études » soient orientés vers des filières spécifiques et privés des savoirs scolaires généraux, aussi discriminants soient-ils dans le curriculum actuel[13], et poussés le plus tôt possible dans la vie active via l’apprentissage. Et pour ceux qui peuvent continuer au-delà du collège, après un Brevet couperet, mais sont jugés réfractaires à la forme scolaire traditionnelle, qu’ils n’aient accès qu’au lycée professionnel, jamais à l’autre lycée.

Les conservateurs au pouvoir pensent l’avenir à l’aune du passé, alors qu’aujourd’hui plus que jamais le collège et les lycées auraient besoin d’une révolution curriculaire démocratique[14] pour être au niveau des défis du temps présent en termes à la fois de justice et de formation de citoyens éclairés.

Quel nouveau consensus devrait émerger face aux offensives contre l’École publique ?

Dans un tel contexte, comment expliquer que, contrairement au mouvement des agriculteurs qui a débuté avec le blocage des routes et risque de redémarrer à tout moment, la grande révolte enseignante ne semble pas à l’ordre du jour ?

Une des clés de compréhension de cette apparente résignation réside dans le fait que la perception qu’ont les enseignants de ces attaques dépend énormément des contextes dans lesquels ils travaillent. Dans un système éducatif fragmenté où coexistent des filières d’élite extrêmement favorisées, un ensemble central très diversifié qui possède aussi ses zones privilégiées et, enfin, des marges laissées en déshérence, il est normal que les professionnels concernés ne perçoivent pas tous de la même façon ce qui leur arrive et les dangers qui les menacent.

En réalité, il n’existe pas à l’heure actuelle, de l’intérieur du monde de l’enseignement, et particulièrement du monde de l’enseignement secondaire, de consensus robuste sur les orientations générales qu’une École publique plus juste devrait emprunter, c’est-à-dire d’une École qui s’éloigne de l’ancien logiciel élitiste et qui soit à la fois plus à même de contribuer à la solution des défis planétaires auxquels tous les pays du monde (dominants ou dominés) sont confrontés, et plus équitable et inclusive pour tous les enfants et les jeunes quels que soient leur origine sociale et leur lieu de résidence.

En prônant ouvertement son soutien au modèle de Stanislas, la remplaçante intérimaire d’Attal a incarné sans filtre l’hostilité des actuels gouvernants (Blanquer venait de Stanislas et Attal de l’École alsacienne, sa voisine) envers l’École publique, celle qui est née d’une volonté politique de démocratisation au siècle dernier. Les milieux dirigeants ne veulent pas de la mixité sociale pour eux-mêmes et leurs progénitures. Stanislas est un établissement privé catholique sous contrat qui fait partie des établissements les plus élitistes du pays de par sa philosophie et son ticket d’entrée qui le réserve aux familles très aisées.

C’est une voie d’accès privilégiée aux grandes écoles et aux belles carrières dont l’État finance à 100 % le traitement des professeurs. Il ne s’agit donc pas, par contraste avec les écoles privées étatsuniennes ou britanniques, d’établissements financés par de richissimes donateurs et les familles clientes ! C’est un système mixte « à la française », conçu à l’avantage des familles qui bénéficient d’un délit d’initié et ont les moyens de payer le péage d’entrée pour accéder à cette forme particulière d’enseignement public privatisé. Dégagées de la contrainte de la carte scolaire et en quelque sorte subventionnées par l’État, ces familles peuvent préserver leur entre-soi sans assumer tous les frais qu’occasionnerait une privatisation intégrale.

Comme l’a laissé entendre Macron (lui-même éduqué dans le moule du privé catholique sous contrat) : « Le choix de l’école où l’on met ses enfants, c’est un choix privé. Il n’y a pas à juger les gens et à leur faire des procès là-dessus »[1]. On peut analyser cette déclaration comme une façon pour lui d’appeler à une sorte de front uni autour de la défense de l’École privée sous contrat. Il est vrai qu’à côté du privé « exceptionnel », du style de Stanislas, il existe également un privé sous contrat qu’on pourrait qualifier d’« ordinaire », bien implanté dans l’ouest de la France par exemple.

C’est ce qui explique qu’actuellement 13,5 % des effectifs d’élèves y soient scolarisés au primaire et 21 % au secondaire en France[15]. Macron fait croire que la question en jeu dans l’affaire Stanislas n’est pas l’élitisme et le séparatisme des classes supérieures mais la liberté de choix des familles, c’est-à-dire la liberté d’échapper à la carte scolaire de l’École publique. En pointant du doigt la forêt du public privatisé, il cherche à cacher les arbres ultra élitistes qui y prospèrent.

Face à l’offensive de l’élitisme social et scolaire drapé dans un républicanisme rhétorique et martial, le monde de l’enseignement n’est pas unanimement prêt à prendre ses distances. Enseigner dans les filières d’élite est beaucoup mieux payé (dans les classes préparatoires aux grandes écoles par exemple dont le modèle sélectif est accepté par la toute petite minorité de familles et d’élèves qui s’y destinent). Qu’est-ce qui relie l’école primaire populaire, le lycée de centre-ville, l’enseignement professionnel marginalisé ? Le monde de l’enseignement, de la maternelle au bac, a de grandes difficultés à imaginer une autre organisation scolaire que celle qu’il a connu et que sa hiérarchie est chargée de défendre bec et ongles sous le vernis des prêches pro efficacité et pro innovation (symbolisée par l’IA et les neurosciences).

Il a également du mal à interroger les savoirs qui sont au cœur du creuset scolaire, ne serait-ce que pour se poser la question de leur sélection, de leurs liens entre eux et de leur pertinence en regard des besoins éducatifs du monde d’aujourd’hui[16]. Les savoirs enseignés ne tombent pas de quelque ciel du « Savoir », de la « Science » ou de la « Technique ». Ils manifestent des décisions politiques qui sont à l’origine de leur choix ou de leur rejet. Poser la question de la légitimité de la politique des savoirs à l’œuvre dans un système d’enseignement quel qu’il soit est pour tous ses acteurs une démarche critique en tous points enrichissante et valorisante.

Inventer aujourd’hui le curriculum de l’avenir n’est pourtant pas perçu par la plupart des acteurs de l’éducation comme ce qui serait la meilleure façon d’amener tous ces choix à la conscience. Or une telle œuvre commune contribuerait à ce que les responsabilités qu’on confie à tous ces acteurs dans l’éducation des enfants et des jeunes seraient bien loin de les cantonner dans l’exécution d’une politique décidée en dehors d’eux. Elle consacrerait leurs rôles de professionnels lucides, concepteurs de leurs métiers et codécideurs de leur institution.

La question centrale qui est aujourd’hui posée à tous les enseignants et personnels de l’École publique est de savoir si l’avenir de ces professions est assurée par la défense d’un vieux modèle élitiste générateur de fractures sociales et d’injustices criantes, contraires à l’idéal démocratique, ou si cet avenir ne serait pas mieux assuré en refusant massivement la paupérisation du système public d’enseignement, sa transformation progressive en un marché de libre concurrence[17], le renforcement de la compétition scolaire entre les élèves, les familles, les établissements, la transformation progressive de la fonction publique en emploi privé, bref en se révoltant contre tout ce qui empêche de penser et de mettre sur pied une nouvelle École de la République assurant, en paroles et en actes, de façon juste et sans éliminer personne, la formation contemporaine la plus pertinente, l’éducation morale et civique de la jeunesse et l’avenir pacifique du pays.


[1] Pierre Serna, L’extrême-centre ou le poison français : 1789-2019, Champ Vallon, 2019.

[2] Voir « Grève des profs : les défis de la reprise des cours en janvier », Radio-Canada.

[3] Pour plus de détails sur la généalogie du reformatage néolibéral du système éducatif, voir mon ouvrage Vers une nouvelle guerre scolaire : quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’Éducation nationale, La Découverte, 2019.

[4] Institut Montaigne, Le Numérique pour réussir dès l’école primaire, mars 2016.

[5] Parmi une abondante littérature, Sandrine Garcia, Enseignants : de la vocation au désenchantement, La Dispute, 2023 ; Frédéric Grimaud, Enseignants, les nouveaux prolétaires : le taylorisme à l’école, ESF, 2024.

[6] Sur l’usage de ce mot par les gouvernants, voir Clément Viktorovitch.

[7] Johan Faerber, Parlez-vous le Parcoursup ?, Seuil, Libelle, 2023.

[8] Voir Philippe Champy, « PISA et l’École : une loupe qui rend myope », Le Club de Mediapart.

[9] Cf. la lettre du 22 janvier 2024 du SNDPEN à la ministre « Notre alerte à la Ministre ! » et l’analyse de Romuald Normand « Groupes de niveau : qu’en dit la recherche internationale ? », Le café pédagogique.

[10] Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques, « Les missions complémentaires du Pacte enseignant ».

[11] Nathalie Heinich dans Ce que le militantisme fait à la recherche, Tracts Gallimard, n°29, 2021.

[12] Pour avoir un aperçu des raisonnements des déclinistes, Alain Roy, Les déclinistes ou le délire du « grand remplacement », Ecosociété, 2023.

[13] Sur ce point, cf. les travaux du CICUR sur son blog et l’ouvrage Contre l’école injuste !, ESF, 2022.

[14] Voir la Lettre ouverte du CICUR au ministre de l’Éducation nationale du 1er décembre 2023.

[15] Notes d’information de la DEPP, n°23.50 et n°23.51de décembre 2023

[16] « Loin d’être socialement neutres, les savoirs enseignés (leur sélection parmi une infinité et leur programmation) ont un rôle déterminant pour orienter les élèves par le jeu de droits d’accès hiérarchisés. Des savoirs sont survalorisés, d’autres minorés. Certains sont inaccessibles à certains élèves, d’autres exclus de l’École. Une telle “politique des savoirs” fait barrage à sa démocratisation » : Philippe Champy, « Pour un droit d’accès aux savoirs pour tous, sans privilèges ni ostracismes ! », Le Club de Mediapart.

[17] Voir « L’éducation, nouvel eldorado pour les entrepreneurs ? », The Conversation.

Philippe Champy

Ancien ingénieur de recherche à l’INRP, Ancien directeur des éditions Retz

Notes

[1] Pierre Serna, L’extrême-centre ou le poison français : 1789-2019, Champ Vallon, 2019.

[2] Voir « Grève des profs : les défis de la reprise des cours en janvier », Radio-Canada.

[3] Pour plus de détails sur la généalogie du reformatage néolibéral du système éducatif, voir mon ouvrage Vers une nouvelle guerre scolaire : quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’Éducation nationale, La Découverte, 2019.

[4] Institut Montaigne, Le Numérique pour réussir dès l’école primaire, mars 2016.

[5] Parmi une abondante littérature, Sandrine Garcia, Enseignants : de la vocation au désenchantement, La Dispute, 2023 ; Frédéric Grimaud, Enseignants, les nouveaux prolétaires : le taylorisme à l’école, ESF, 2024.

[6] Sur l’usage de ce mot par les gouvernants, voir Clément Viktorovitch.

[7] Johan Faerber, Parlez-vous le Parcoursup ?, Seuil, Libelle, 2023.

[8] Voir Philippe Champy, « PISA et l’École : une loupe qui rend myope », Le Club de Mediapart.

[9] Cf. la lettre du 22 janvier 2024 du SNDPEN à la ministre « Notre alerte à la Ministre ! » et l’analyse de Romuald Normand « Groupes de niveau : qu’en dit la recherche internationale ? », Le café pédagogique.

[10] Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques, « Les missions complémentaires du Pacte enseignant ».

[11] Nathalie Heinich dans Ce que le militantisme fait à la recherche, Tracts Gallimard, n°29, 2021.

[12] Pour avoir un aperçu des raisonnements des déclinistes, Alain Roy, Les déclinistes ou le délire du « grand remplacement », Ecosociété, 2023.

[13] Sur ce point, cf. les travaux du CICUR sur son blog et l’ouvrage Contre l’école injuste !, ESF, 2022.

[14] Voir la Lettre ouverte du CICUR au ministre de l’Éducation nationale du 1er décembre 2023.

[15] Notes d’information de la DEPP, n°23.50 et n°23.51de décembre 2023

[16] « Loin d’être socialement neutres, les savoirs enseignés (leur sélection parmi une infinité et leur programmation) ont un rôle déterminant pour orienter les élèves par le jeu de droits d’accès hiérarchisés. Des savoirs sont survalorisés, d’autres minorés. Certains sont inaccessibles à certains élèves, d’autres exclus de l’École. Une telle “politique des savoirs” fait barrage à sa démocratisation » : Philippe Champy, « Pour un droit d’accès aux savoirs pour tous, sans privilèges ni ostracismes ! », Le Club de Mediapart.

[17] Voir « L’éducation, nouvel eldorado pour les entrepreneurs ? », The Conversation.