« L’anticolonialisme » russe et le dessein d’un ordre international illibéral
Si la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine continue de travailler les sociétés belligérantes, ses conséquences accélèrent la recomposition des rapports de force à l’échelle régionale et globale, au point que ce conflit porte en lui le dessein d’un ordre international alternatif à l’ordre libéral occidental.
En témoignent non seulement le recours des dirigeants russes au discours « anticolonial », qui vise « l’Occident collectif », mais aussi leur tentative de l’imposer comme un cadre privilégié d’interprétation des relations internationales.
Les ressorts de la posture « anticoloniale » de la Russie
Historiquement, ce discours s’inspire de deux sources principales : l’une nationaliste, l’autre soviétique. Le thème de la « colonisation » de la Russie par l’Europe – sur le plan culturel, politique ou économique – n’est pas nouveau. Les slavophiles, ces penseurs nationaux-conservateurs russes du XIXe siècle, puis les théoriciens émigrés de « l’eurasisme », dans les années 1920-1930, y faisaient explicitement référence pour soutenir la singularité de l’identité russe vis-à-vis des peuples européens[1]. Partant des mêmes constats, les dissidents nationalistes russes des années 1960-1980 s’opposaient au régime soviétique « de type colonial » dans la mesure où le marxisme était une théorie occidentale – et une doctrine messianique – implantée sur le sol russe par la force[2].
Les bolcheviks ont, eux, mis à profit le caractère (réellement ou supposément) progressiste de leur doctrine, favorable à la libération des peuples ayant fait l’objet d’une colonisation européenne. Dans l’entre-deux-guerres mais surtout dans l’après-1945, l’Union soviétique a en effet soutenu des mouvements de lutte pour l’indépendance en Asie comme en Afrique. Cela n’a pas empêché les dirigeants soviétiques successifs d’exercer une domination impériale sur l’Europe de l’Est et de rejeter l’optique coloniale pour penser l’expansion de la Moscovie puis de l’Empire tsariste (notamment en Sibérie, dans le Caucase et en Asie centrale), sans même parler des déplacements forcés des « peuples punis » sous Staline.
En contexte de guerre froide, ce soutien n’était ni désintéressé ni sans contrepartie : Moscou s’attendait à ce que les peuples du « Tiers-Monde » choisissent le modèle de développement socialiste ou, du moins, poursuivent une politique « amicale » envers l’URSS[3]. En parallèle, la propagande soviétique a multiplié les efforts pour stigmatiser non seulement les (anciens) empires coloniaux d’Europe mais aussi les États-Unis, l’unique superpuissance occidentale, comme des forces de l’impérialisme mondial, naturellement belliciste ; le bloc socialiste a, lui, été dépeint en termes de « camp de la paix[4]».
La réactualisation de ces deux traditions discursives par le régime de Poutine depuis le lancement de l’invasion russe de l’Ukraine peut être vue comme une tentative, loin d’être infructueuse, d’accuser « son adversaire [occidental] de ses propres méfaits », dans la mesure où la guerre en Ukraine s’apparenterait à une guerre coloniale ou impérialiste.
Il est à certains égards possible de rapprocher ce conflit aux décolonisations du siècle dernier, dont la plupart se sont faites dans la violence, et d’analyser « l’agression russe sur l’Ukraine […], niant l’identité propre de l’ancienne périphérie de la Russie » au prisme des concepts de colonialisme (côté russe) et de décolonisation (côté ukrainien)[5]. La guerre russo-ukrainienne n’est toutefois pas une guerre coloniale classique où l’agresseur aurait pour objectif central l’occupation des territoires du pays agressé, l’assujettissement et/ou la déportation des populations qui s’y trouvent et l’exploitation des ressources dont le pays dispose. De mon point de vue, elle relève davantage d’une rivalité de projets nationaux. Tandis que le projet ukrainien en appelle aux valeurs démocratiques et s’émancipe de l’influence de son voisin à l’Est, le projet national russe est, lui, marqué par une adaptation difficile du pays à sa condition post-impériale. Recentré sur un noyau ethnoculturel, il reste animé par une nostalgie de grandeur.
Au-delà d’une supercherie, qui trouve un écho favorable dans de nombreuses sociétés du monde, la dénonciation russe du « (néo)colonialisme » occidental relève d’une volonté politique double. À l’intérieur du pays, elle est censée réduire l’influence occidentale sur la société russe et son identité même, en complément de la rupture des liens commerciaux et la suspension des échanges culturels. Sur le plan international, l’agenda « anticolonial » du Kremlin aspire à contribuer à la recomposition du système mondial tout entier, qui passe par une multiplication de centres de pouvoir et d’influence aux dépens des positions occidentales.
« Désoccidentaliser » l’identité russe
Dans son discours prononcé le 30 septembre 2022 à l’occasion de l’annexion de quatre régions ukrainiennes partiellement occupées (celles de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijia et de Kherson), Vladimir Poutine est à plusieurs reprises revenu sur l’attitude « coloniale » attribuée à l’Occident depuis toujours. Après avoir espéré que la Russie postsoviétique ne retrouve jamais sa pleine souveraineté, l’Occident tenterait désormais de la démembrer, et ce, afin de préserver son « pouvoir illimité » sur le monde. Car les Occidentaux, selon Poutine, « ne nous souhaitent pas la liberté, mais veulent nous considérer comme une colonie. […] Ils ne veulent pas nous voir comme une société libre, mais comme une foule d’esclaves sans âme. »
Ces propos ne font que reproduire les poncifs avancés depuis des années par une multitude d’acteurs « patriotiques », du Parti communiste de Guénnadi Ziouganov aux idéologues réunis autour du club d’Izborsk, dénonçant tous un Occident « russophobe » dont Mikhaïl Gorbatchev (dernier dirigeant de l’URSS) et Boris Eltsine (premier président de la Fédération de Russie) seraient des agents[6]. En 2012, le député Russie unie à la Douma d’État Evgueni Fedorov a fondé le Mouvement de libération nationale (Natsional’no-osvoboditel’noe dvijenie), avec pour slogan « Patrie, Liberté, Poutine ». Son objectif était, ni plus ni moins, de libérer l’État russe d’une « domination coloniale des États-Unis ». Car Poutine serait le seul défenseur de l’indépendance de la Russie face à une prétendue machination occidentale, exerçant une influence sur l’appareil d’État et les mentalités.
Au lendemain de l’annexion de la Crimée en mars 2014, Pavel Sviatenkov, figure de liaison entre les milieux nationalistes russes et les instances officielles, déclarait que la Russie se serait enfin libérée de son statut « colonial », ou subalterne, à l’égard de l’Occident pour réaffirmer celui de « métropole » dans l’espace de l’ex-URSS.
Huit ans plus tard, l’invasion russe de l’Ukraine aurait sonné l’heure d’une nouvelle phase de « décolonisation » (lire : « désoccidentalisation ») de l’identité de la Russie. Quinze jours à peine après le début de « l’opération militaire spéciale », le patriarche Kirill, parmi de nombreux prêtres rattachés au patriarcat de Moscou, la présentait comme une guerre sainte contre la civilisation occidentale. Selon cet allié précieux du Kremlin, l’Occident se caractérise par les marches des fiertés, la principale manifestation du mouvement LGBTQ+, qu’il souhaiterait « imposer » aux habitants du Donbass, partie prenante de la « Sainte Russie ».
Sept mois plus tard, la Douma d’État a voté à l’unanimité une loi interdisant la prétendue « propagande LGBT » auprès des publics de tout âge, au motif que les personnes LGBTQ+ « sont aujourd’hui un élément de la guerre hybride » menée par l’Occident contre la Russie. En novembre 2023, la Cour suprême russe a banni pour « extrémisme » le « mouvement international LGBT et ses filiales »… Entre-temps, Vladimir Poutine a accusé l’Occident de « satanisme » ; c’est ainsi qu’il qualifie l’inclusion des minorités sexuelles et l’acceptation de la diversité des genres. Des lois successives ont interdit la chirurgie de réassignation sexuelle ainsi que le changement de genre dans les documents officiels russes.
En novembre 2022, Poutine a également signé un décret présidentiel énumérant pêle-mêle les valeurs traditionnelles telles que « la vie », « les droits de l’homme » (!), « le patriotisme », « la justice », « le collectivisme » ou encore « l’unité des peuples de Russie », dont la promotion doit contrer l’influence d’une certaine « idéologie destructrice ». Celle-ci consisterait dans la promotion de valeurs telles que « l’égoïsme » ou « l’immoralité », dans la négation des « idéaux du patriotisme » ou de « la contribution constructive de la Russie à l’histoire et à la culture mondiale ».
Toutes ces notions sont en réalité des mots vides, au contenu varié, destinés à satisfaire des demandes sociales contradictoires. C’est pourquoi le sens de cette proclamation vise en réalité à construire la figure d’un Autre menaçant et de susciter, en réaction à celui-ci, l’unité de la société russe. Pierre Hassner résumait ainsi l’une des idées centrales de Malaise dans la civilisation (1930), de Sigmund Freud : « Les hommes peuvent s’aimer entre eux à l’intérieur d’une communauté [mais] à condition qu’il y en ait une autre qu’ils puissent haïr[7].» En effet, le décret cité nomme explicitement les objets de la haine : les « organisations extrémistes et terroristes », les « agissements des États-Unis et d’autres pays inamicaux » ou encore « certaines firmes multinationales et ONG étrangères ».
En parallèle, un manuel unique d’histoire mondiale et russe a été introduit pour les deux dernières années du lycée (dixième et onzième années dans le système scolaire russe). Ce manuel, séparé en quatre volumes et préparé sous la direction de Vladimir Medinski, ancien ministre de la Culture et actuel conseiller de Poutine, comprend une section visant à justifier l’agression russe contre l’Ukraine. Sans surprise, il reprend des éléments du discours officiel décrivant l’Ukraine comme un État capturé par des néonazis et manipulé par un « Occident collectif », ou l’OTAN, qui chercherait à provoquer le démembrement de la Russie sur le modèle de la Yougoslavie[8].
Plusieurs membres de l’Institut d’experts en recherche sociale (Èkspertnyï institout sotsial’nykh issledovaniï), groupe de réflexion créé en 2017 sous le patronage de l’administration présidentielle, ont tenté de conceptualiser « le code national-civilisationnel » ou « l’ADN » de la Russie. En est issu un cours rendu obligatoire dans la plupart des universités russes à la rentrée de 2023. Son objectif est d’inculquer aux étudiants le sens des « valeurs fondamentales » qui ont façonné l’État-civilisation russe au fil des siècles. L’accent est mis sur son extraordinaire capacité de résistance aux menaces étrangères, c’est-à-dire occidentales.
Somme toute, le régime poutinien a fini par assumer la coupure du monde occidental la présentant comme une émancipation de la tutelle colonisatrice. C’est d’ailleurs ce que l’idéologue Alexandre Douguine releva, pas plus tard qu’en mars 2022. Depuis des années, il a théorisé la « double face » du président russe : il y aurait donc un Poutine « lunaire » – libéral, procapitaliste et pro-occidental – et un Poutine « solaire » – étatiste, souverainiste et national-impérialiste. Si ces deux faces étaient en rivalité depuis plus de vingt ans, l’invasion russe de l’Ukraine signerait la victoire définitive du Poutine « solaire », selon lui.
Renforcer les liens avec le Sud global
Une autre raison qui sous-tend la posture « anticoloniale » du Kremlin tient à sa volonté de s’assurer le soutien – ou du moins la neutralité – des pays du « Sud global » dans son bras de fer avec le monde occidental, soutenant l’Ukraine. C’est ici que sa remise au goût du jour du discours anti-impérialiste et anticolonialiste, autrefois porté par l’Union soviétique et désormais véhiculée par tout un écosystème d’influence informationnelle russe, joue un rôle primordial.
D’une part, la Fédération de Russie se présente comme la digne héritière de l’URSS qui, bien que située dans le Nord, exprime de manière légitime les intérêts du Sud. « Notre pays n’a pas terni sa réputation par des crimes sanglants du colonialisme et a toujours sincèrement soutenu les Africains dans leur lutte pour la libération du joug colonial », écrivait ainsi le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov dans un article publié en juillet 2022 dans quatre journaux africains de grande diffusion.
D’autre part, la guerre en Ukraine est réinterprétée comme une bataille décisive dans une lutte globale – et de longue haleine – contre l’expansionnisme et le néocolonialisme prédateur des Occidentaux. Rejetant la faute sur l’Occident (élargissement de l’OTAN vers l’Est, cultivation de la « russophobie » en Ukraine) et effaçant ainsi la responsabilité de l’État russe, ce récit s’adresse naturellement à des sociétés d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Asie, qui ont leurs propres raisons – souvent justifiées – de voir l’Occident d’un mauvais œil. Cela explique en partie la perception globalement positive de la Russie dans certaines régions du monde même après février 2022, notamment en Asie du Sud et en Afrique francophone, où la présence médiatique russe n’a cessé de s’élargir[9].
Le recyclage du discours soviétique permet à Moscou de « surfer » sur une tendance observable depuis des années : les diplomaties de divers États du Sud global se sentent de plus en plus à l’aise pour dénoncer « l’hubris » et « l’hypocrisie » des Occidentaux. Ces derniers se sont vus récemment accusés de pratiquer le « deux poids, deux mesures » lorsqu’ils accordent un soutien inconditionné à l’Ukraine mais refusent de condamner sans équivoque la démesure de l’intervention israélienne à Gaza. Désintéressées des inégalités criantes entres les sociétés « riches » du Nord et les sociétés « pauvres » du Sud, les puissances occidentales sont également suspectées de vouloir préserver leurs intérêts bien compris.
En octobre 2022, au forum Valdaï – plateforme de discussion qui rassemble chaque année des experts pour débattre du rôle que la Russie joue dans le monde –, Vladimir Poutine citait le philosophe dissident Alexandre Zinoviev (1922-2006), expulsé d’Union soviétique en 1978 et refugié en Allemagne de l’Ouest, d’où il avait dénoncé, à l’instar de l’écrivain Alexandre Soljenitsyne (1918-2008) vivant aux États-Unis, l’évolution de la société occidentale. Annonçant la célébration officielle du centenaire de Zinoviev, le chef du Kremlin a reproduit une réflexion de ce dernier affirmant que l’Occident ne pourrait maintenir le niveau de bien-être qu’il a atteint qu’à condition de contrôler « toutes les ressources de l’humanité » en vue de les exploiter à son profit. Dans les années 1990, ce même penseur définissait le régime de Boris Eltsine comme une « démocratie coloniale » dirigée par « des marionnettes de l’Occident » qui orchestraient, ni plus ni moins, « l’assassinat » de la Russie et des Russes…
À la même occasion, Poutine reprenait un extrait du célèbre discours prononcé par Soljenitsyne en 1978 à l’université de Harvard, où l’auteur de L’Archipel du Goulag pointait du doigt « le déclin du courage » en Occident, « ébloui » par son propre sentiment de supériorité sur le reste du monde.
Dans le même sillage, la nouvelle version du Concept de politique étrangère signée par Poutine en mars 2023 dénonce tous ces « États habitués à penser en termes de domination mondiale et de néocolonialisme ». La notion « d’État-civilisation » y est aussi consacrée : sur le plan de politique étrangère, elle affirme la capacité de la Russie d’agir sur son environnement régional et au-delà. De plus, le concept met l’accent sur l’impératif de renforcement des liens diplomatiques, économiques et culturels avec les pays d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Amérique latine.
En octobre de la même année, toujours au forum Valdaï, Poutine reprenait le terme d’État-civilisation pour insister, à rebours d’une vision universaliste de la civilisation remontant aux Lumières, sur la pluralité des civilisations du monde. Ces dernières, ajoutait-t-il, résistent parfaitement à l’unification mondialiste.
En février 2024, à Moscou, le parti présidentiel Russie unie est allé plus loin en organisant un « forum anticolonial » ayant comme slogan : « Pour la liberté des nations ! » Cet événement, qui a rassemblé les représentants de cinquante-cinq pays, était censé exprimer « les intérêts de la majorité mondiale », ceux des pays extra-occidentaux et de leur population prépondérante à l’échelle globale. Par là même, il devait œuvrer pour la constitution d’un monde « multipolaire » en rupture avec les « pratiques du néocolonialisme ». Il a justement été suivi par un « forum de la multipolarité », célébrant le déclin du monde unipolaire dominé par les États-Unis, et un congrès du « Mouvement international des russophiles », toujours dans la capitale russe. Saluant les délégués de ces rassemblements, le ministre Lavrov n’a pas manqué d’opposer les « élites dirigeantes, mondialistes » – sur le déclin – aux « contre-élites mondiales », prêtes à gouverner.
Vers un ordre international illibéral ?
Cette opposition discursive renvoie à l’objectif ultime de la posture « anticoloniale » de la Russie, tel que formulé par l’expert pro-Kremlin Dmitri Trenine : « L’hégémonie américaine doit laisser place à un ordre multipolaire […] et le droit international fondamental, avec son principe central de souveraineté nationale, doit redevenir le fondement des relations internationales[10]. » Ces mêmes principes ont été réaffirmés par Poutine lors de la réunion du forum Valdaï en octobre 2024.
Une telle « décolonisation » du système international, aux allures néowestphaliennes, est en réalité un projet commun des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Rejoints en janvier 2024 par quatre nouveaux membres (Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie, Iran), ces États refusent de s’aligner sur un seul centre de pouvoir – l’Occident – au profit des approches « multivectorielles ».
S’opposant tous – avec des styles différents – au modèle occidental, ils ne cachent pas leur souhait partagé de réformer l’ordre mondial en le rendant plus « juste » et plus représentatif… mais aussi moins libéral. Contrairement aux décolonisations de l’époque de la guerre froide, aujourd’hui des acteurs illibéraux (et souvent peu démocratiques) font preuve d’un opportunisme certain lorsqu’ils « exploitent la rhétorique anticoloniale pour faire avancer leurs propres agendas géopolitiques ».
La Russie, qui a accueilli en grande pompe le sommet des BRICS+ en octobre 2024, n’est donc pas la seule à remettre en cause violemment l’ordre libéral occidental. Au cours de ces dernières années, elle a bâti une alliance – certes amorphe mais non moins réelle – avec d’autres États (très) autoritaires, dont la Chine, une puissance globale, et l’Iran, une puissance incontournable au Moyen-Orient. Les trois pays se considèrent comme des civilisations millénaires qui portent des modèles de développement alternatifs, sinon supérieurs au modèle occidental. Il est certain que les dirigeants à Moscou, à Pékin ou à Téhéran – sans même parler de la Corée du Nord, directement engagée dans la guerre en Ukraine du côté russe – poursuivront leurs objectifs, fixés par un cercle étroit d’individus si ce n’est par une seule personne. Leur lecture des relations internationales n’est pas seulement pragmatique, elle est aussi idéologique.
En effet, les trois régimes s’inspirent d’un nationalisme revanchard vis-à-vis de l’Occident et de son hégémonie réelle ou supposée. Le discours de Xi Jinping sur le « siècle d’humiliation » (1839-1949), imputé à la colonisation occidentale de la Chine, et sur le « rêve chinois », pensé comme une sorte de revanche nationale, en est une illustration éloquente[11]. C’est d’ailleurs la Chine, peu connue pour le respect des droits humains et poursuivant une politique de colonisation au Xinjiang et au Tibet, qui a été à l’initiative de l’adoption d’une résolution du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, en octobre 2021, condamnant les « effets négatifs de l’héritage du colonialisme sur l’exercice des droits de l’homme ».
De même, force est de constater que la puissance du nationalisme iranien, qui se définit lui aussi dans un rapport à l’Autre occidental, « dépasse les divergences politiques, religieuses ou idéologiques » dans un pays qui « tente sans cesse de retrouver sa place au sein de l’échiquier régional et international ».
Les nationalismes en Russie, en Chine et en Iran, comme ailleurs, sont multiples et différents à bien des égards. Mais ils partagent tous un socle commun : la reproduction des hiérarchies de genre. De nombreuses études ont mis en évidence les liens qui existent entre l’égalité (ou l’inégalité) des sexes et la sécurité (ou l’insécurité) internationale. Ainsi, des conditions de sécurité dégradées pour les femmes et les minorités sexuelles favorisent la multiplication de conflits et encouragent la conduite d’une politique étrangère plus agressive[12]. Ces trois régimes, dirigés par des hommes, valorisent une forme de masculinité violente et soutiennent les discriminations à l’égard des femmes et des minorités.
Si l’invasion russe de l’Ukraine « a produit un degré d’unité sans précédent dans le monde libéral [occidental], motivé à la fois par l’indignation morale et par les menaces existentielles pour sa sécurité[13]», sa cohésion interne n’est pas inconditionnelle. Le conflit russo-ukrainien survient au moment où la posture de « gendarme du monde », adoptée par les États-Unis dans l’après-1945 puis réaffirmée à l’issue de la guerre froide, est régulièrement remis en cause au sein même des élites à Washington, sans parler de la contestation extérieure. La première présidence de Donald Trump, marquée par un retour assumé au courant isolationniste, hérité de la doctrine Monroe (1823), en est la parfaite illustration. Si le néo-isolationnisme trumpien, fondé sur « des conceptions nationalistes et sur un comportement unilatéraliste et non interventionniste », a été partiellement inversé par l’administration Biden, son influence demeure significative dans les cercles dirigeants états-uniens[14]. Le retour de Trump à la Maison-Blanche et le contrôle obtenu par le Parti républicain au Congrès, en novembre 2024, ne feront que l’amplifier.
Certes, les États-Unis se sont ressaisis pour soutenir l’Ukraine à la tête d’une OTAN ressoudée dès février 2022. Mais la poursuite de leur rivalité stratégique avec la Chine, sous Trump, risque de se faire aux frais de l’Union européenne, toujours dépendante envers Washington en matière de défense[15], et donc du bloc occidental, porteur de l’ordre libéral international.
Il est permis de douter de la capacité des Occidentaux à restaurer l’attrait des valeurs démocratiques et libérales étant donné qu’ils n’ont pas su convaincre « le reste du monde » que la guerre en Ukraine représentait un enjeu crucial pour la défense de ces valeurs, lorsque près de 70 % de la population mondiale vit dans des contextes non démocratiques. À cela s’ajoutent les difficultés internes propres aux démocraties occidentales : les inégalités ont explosé ; les systèmes de protection sociale ont été abîmés par des politiques néolibérales ; la confiance dans les élites et dans les institutions continue de s’affaiblir ; de nombreux citoyens se désintéressent de la chose publique au moment où les dissensions politiques se creusent[16].
Dans ce contexte, l’alliance de circonstance des puissances autoritaires à l’esprit revanchard pourrait se renforcer, jetant les bases d’un ordre international illibéral. Prônant la coexistence des États souverains et supposément égaux, cet ordre alternatif ferait des « États-civilisations » des acteurs « plus égaux » que les petits pays. Même certains États membres de l’OTAN, comme la Turquie, porteuse d’un projet géopolitique ambigu, ou la Hongrie – mais aussi les États-Unis sous la présidence de Trump avec son approche (néo)mercantiliste – pourraient contribuer à son avènement.
Après tout, selon le théoricien reconnu du libéralisme en relations internationales John Ikenberry, « si la démocratie libérale survit à cette époque, il en sera de même pour l’internationalisme libéral[17]». Une chose est donc certaine : pour espérer continuer à influer sur le cours des affaires internationales, les nations occidentales ne pourront pas faire l’économie de la consolidation de leur propre maison. Consolidation qui passe par la construction d’une défense efficace contre les influences et ingérences étrangères, mais aussi par la réparation des systèmes démocratiques fissurés et le renouvellement de l’attachement aux valeurs libérales.
NDLR : L’auteur a récemment publié « Les nationalismes russes – Gouverner, mobiliser, contester dans la Russie en guerre » chez Calmann-Lévy.