Le cap et la pédagogie – à propos du néolibéralisme et de la démocratie
« Maintenir le cap » : tel serait le critère du bon gouvernement. Et mener « la pédagogie des réformes » : telle serait, en contexte démocratique, la seule méthode envisageable de navigation. Viser toujours la même direction, garder bien droit le gouvernail en dépit des remous, des vents contraires et des tempêtes – le fameux cap –, et y parvenir grâce à ce que le dictionnaire définit comme « la science de l’éducation des enfants » – la fameuse pédagogie –, ce serait donc là le nouvel art de gouverner. Ces deux métaphores, inlassablement reprises par les gouvernements successifs depuis au moins trois décennies, ne sont pas seulement ce que les communicants appellent des « éléments de langage ». Ce vocabulaire est bien plus intéressant. Il révèle de manière très rigoureuse le sens du nouveau libéralisme qui a émergé aux États-Unis dans les années 1930 et qui n’a cessé de se diffuser ensuite à l’ensemble du monde, en se baptisant lui-même du nom de « néolibéralisme ».
Le cap, d’abord. Non pas laisser faire, comme dans le libéralisme classique, mais imposer à la société la direction qu’elle doit suivre. Cette direction, c’est celle de son adaptation progressive à la division mondialisée du travail. Et sa destination finale, c’est celle d’un grand marché mondial régi par des règles loyales et non faussées, dans lequel devront désormais prévaloir, non plus des rapports brutaux de prédation où les plus gros continueraient de dévorer les plus petits (la fameuse « loi de la jungle »), mais les règles d’arbitrage d’une compétition fair play où, comme dans le sport, tous doivent avoir les chances égales de faire valoir leurs capacités et de révéler leurs talents. Ce que les nouveaux libéraux comprennent, dans le sillage de la crise de 1929 et à la suite de la décennie noire qui lui succède, c’est que le marché ne se régule pas tout seul. C’est qu’il n’y aucune main invisible qui harmonise spontanément la lutte des intérêts, et qu’il faut donc impérativement en appeler à la main des États, architectes et arbitres de ce nouveau marché à construire. Dans son analyse « à chaud » des premiers néolibéralismes de gouvernement à la fin des années 1970 au Collège de France (Naissance de la biopolitique), Michel Foucault l’avait déjà très bien compris.
On pourra objecter, et on aura raison que, une fois parvenus au pouvoir, les néolibéraux n’hésitent pas à favoriser la concentration des richesses. Mais cette hybridation permanente avec l’ultra-libéralisme, qui laisse faire la formation des monopoles au nom d’un hypothétique « ruissellement » des fortunes sur tout le reste de la société, n’est pas la dimension la plus originale ni la plus intéressante de sa doctrine. Elle relève plutôt du compromis ou de la concession prétendument réaliste avec les forces en place. Ce qu’il y a de véritablement nouveau dans le néo-libéralisme, ce qui constitue le cœur de son utopie, c’est que le cap qu’il entend imposer à toutes les sociétés, est celui d’une compétition juste, qui inclut et qui doit inclure tous les individus. L’idée, c’est que tous sans exception, y compris les plus modestes et les plus vulnérables – malades, chômeurs, handicapés, démunis –, soient remis en selle pour participer à la course. Le cap, c’est que tous puissent, avec un maximum d’égalité des chances, participer à la grande compétition pour l’accès aux ressources et aux biens, désormais théorisés par les économistes comme des « ressources rares ». Alors se dégagera une hiérarchie juste entre les gagnants et les perdants, résultat toujours provisoire qu’il s’agira à chaque fois de rejouer, une fois encore comme dans le sport, afin qu’aucune rente de situation ne s’installe et que la compétition soit indéfiniment relancée.
Si ce cap ne peut se discuter, c’est qu’il s’agit non seulement d’égalité des chances et de justice, mais aussi de notre survie. Si nous voulons survivre, entend-on à longueur de temps, il nous faut être prêts à changer et à évoluer. Mais contrairement à ce que certains déplorent, il ne s’agit pas là, on l’aura compris, de changer pour changer. Cette évolution ne doit pas se faire dans n’importe quelle direction. Pour pouvoir évoluer, nous dit-on, il faut d’abord s’adapter. Tel est le nouvel impératif politique que nul ne songe plus à discuter. Mais s’adapter à quoi ? Non pas à l’environnement local, toujours singulier et différent, dans lequel chacun de nous, par les hasards de sa vie, est contraint ou a choisi de vivre ici et maintenant. Mais à ce grand environnement global d’une compétition juste, qu’il s’agit de mieux en mieux réguler par les mêmes règles du jeu. Telle serait la fin de l’histoire et le but ultime de l’évolution de la vie et des vivants. Tel est en tout cas le cap, ce but transcendant qui ne peut ni se critiquer ni se discuter.
Ce faisant, le néolibéralisme réactive le vieil évolutionnisme de la fin du XIXe siècle, engoncé dans la croyance qu’il serait possible de connaître par avance le but final de l’évolution. Ce qui le conduit à accomplir une double trahison. À trahir la leçon essentielle de Darwin d’abord, qui a montré que l’évolution de la vie partait, au contraire, dans une multiplicité vertigineuse de directions, dont personne ne pouvait jamais prévoir à l’avance ni le sens ni le but. Et à trahir le libéralisme classique ensuite. Non seulement en prônant le retour d’un État invasif qui, loin de laisser faire ou de ne pas faire, impose à toute la société un agenda contraignant, celui de toutes les réformes obligatoires que la puissance publique a justement à faire (agenda, agere). Mais plus fondamentalement par l’idée selon laquelle l’État aurait, avec ce cap, une fin unique à imposer à l’ensemble de la société.
Pour Walter Lippmann, l’un des premiers et l’un des plus subtils théoriciens du néolibéralisme américain, « l’agenda du libéralisme » (The Good Society, chapitre 11) ne peut se comprendre en effet que dans le cadre d’un horizon révolutionnaire. Rompant clairement avec la fameuse impartialité sur les fins et sur les valeurs affichée par l’État libéral classique, le nouvel État libéral entend imposer à « l’espèce humaine », de gré ou de force, ce qu’il appelle « la grande révolution » (chapitre 9). À la lumière de ce rappel, on ne peut que s’étonner de l’antienne que les libéraux nous récitent en boucle depuis la fin des années 1970, et selon laquelle, avec la crise du marxisme, on en aurait enfin fini avec les « grands récits », et avec leur croyance naïve en une fin de l’histoire. On a certainement eu raison de vouloir disqualifier l’eschatologie marxiste, ce fantasme d’une fin de l’histoire qui, comme dans la résurrection chrétienne, était censée finir par nous sauver. Mais pourquoi ne pas avoir dit que c’était aussi la structure temporelle du grand récit néolibéral ? Comment ne pas avoir vu que c’était d’ailleurs ce qui lui donnait toute sa puissance de séduction et sa capacité à prendre le relais des anciennes espérances révolutionnaires ?
Le nouveau libéralisme implique une nouvelle forme de démocratie qui n’hésite pas à mettre au cœur de l’agenda des réformes la « rééducation de l’espèce humaine ».
Ce qui m’amène tout naturellement à la fameuse « pédagogie ». Car si le cap doit être imposé, de gré ou de force disais-je, il vaut évidemment mieux le faire en obtenant le consentement des populations. Or Lippmann, là encore, a su montrer la voie. Le nouveau libéralisme implique une nouvelle forme de démocratie, qui non seulement fabrique le consentement du demos (c’est sa célèbre théorie, enseignée depuis les années 1920 dans les grandes écoles de communication politique, de la « manufacture du consentement ») mais n’hésite pas à mettre au cœur de l’agenda des réformes la « rééducation de l’espèce humaine ». Car pour les néolibéraux, le demos n’est pas seulement seulement une plèbe ignorante ou une majorité potentiellement tyrannique. À ces préventions bien connues des libéraux classiques contre les dangers de la démocratie et les périls d’un gouvernement du peuple par le peuple, s’ajoutent de nouvelles découvertes, inspirées par la théorie de l’évolution, et qui débouchent sur de nouvelles techniques de gouvernement.
Car derrière le soi-disant demos, et l’accusation classique de son incompétence, le néolibéralisme découvre plus fondamentalement une espèce humaine de part en part inadaptée au nouvel environnement mondialisé qu’elle a elle-même créé et dans lequel elle est désormais appelée à vivre. Pour Lippmann, cet état de fait s’explique biologiquement, par une lente histoire évolutive qui a adapté notre espèce à un environnement relativement clos et stable, de la communauté rurale aux premières Cités, et qui l’a lestée pour ce faire de toute une série de biais et de limitations, alors listés par la psychologie évolutionniste et aujourd’hui repris par l’économie comportementale.
À l’heure de la révélation (on serait presque tenté de dire de « l’épiphanie ») de la fin ultime de l’évolution, à l’heure où la nécessité de vivre à l’échelle d’un environnement ouvert et en accélération constante s’impose comme la fin de l’histoire, se produit donc un événement totalement inédit dans l’histoire de la vie : une espèce vivante, la nôtre, se découvre complètement inadaptée à son environnement. Statique, hostile au changement, close sur elle-même et enfermée dans ses propres biais, l’espèce humaine n’a à fortiori aucune des compétences requises pour se gouverner elle-même dans un tel environnement.
S’il veut maintenir le cap, le nouveau libéralisme doit donc aussi inventer une nouvelle pédagogie. Comme le pédagogue grec, dont la première fonction était de conduire l’enfant à son maître, les nouveaux dirigeants doivent conduire l’espèce humaine dans la bonne direction, en lui enseignant les exigences de son nouvel environnement. L’enjeu n’est pas seulement de communiquer avec les bons symboles pour fabriquer le consentement des masses. Il est, plus fondamentalement, de rééduquer l’espèce humaine pour la libérer de ses biais cognitifs et affectifs. Tel est le cœur des réformes et leur lien essentiel avec la pédagogie : rééduquer l’espèce humaine pour lui donner le sens de la flexibilité, le goût de la mobilité et les compétences nécessaires à sa survie dans le nouvel environnement ouvert, instable et imprévisible de la compétition mondiale.
Sauf que, et Lippmann l’avait peut-être entrevu lui-même en s’inquiétant des conséquences écologiques de la mondialisation, le cap risque bien d’apparaître contradictoire. Depuis les années 2000, depuis la prise de conscience mondiale d’une « crise environnementale », cette contradiction mortelle à l’intérieur du cap est devenu le talon d’Achille des élites dirigeantes. Voilà qui éclaire de façon lumineuse la séquence saisissante que vient de vivre notre pays : démission spectaculaire d’un ministre de l’écologie, affaiblissement brutal et concomitant du pouvoir en place, d’ailleurs soupçonné à peu près au même moment de dérives autoritaristes, et surtout, disqualification progressive du fameux cap qu’il avait lui aussi, après tant d’autres, fixé à son tour pour le pays. Car comment le cap peut-il à la fois prôner la mondialisation des échanges, qui fait exploser les mobilités, et lutter contre le réchauffement, qui implique de limiter une telle surchauffe? Comment continuer à maintenir le cap avec autorité, quand tout le monde réalise qu’il se fissure en deux, et que la fin glorieuse de l’évolution dissimule peut-être l’imminence de la fin du monde ?
L’une des réponses improvisées à la hâte fut de punir les déplacements des automobilistes en les taxant toujours plus. Après avoir demandé aux chômeurs de parcourir des kilomètres pour se remettre en marche, on en vint à assigner à résidence des populations entières en les condamnant non seulement à la survie dans l’immobilité, mais à une disparition certaine, menaçant directement leur avenir et celui de leurs enfants. « Adaptez-vous ! », c’est-à-dire en l’espèce « changez totalement de mode de vie et de lieu d’habitation » ou bien « disparaissez ». La première option étant pour la plupart impossible, c’est la seconde, c’est-à-dire leur propre condamnation à disparaître, leur absence radicale d’un quelconque avenir pour eux-mêmes comme pour leurs enfants, qui s’est brutalement révélée comme l’une des composantes essentielles du nouveau « cap ». Et il était temps, en effet, de discuter collectivement des carburants, de la comparaison entre le coût écologique des voitures, des avions et les cargos, de la qualité écologique réelle ou supposée de la voiture hybride et de tant d’autres choses, afin que l’on réalise collectivement et pour la première fois que le cap, non seulement pouvait, mais devait être discuté.
Dans son obsession à vouloir « maintenir le cap » et à en « faire la pédagogie », dans sa réaffirmation fébrile du lien essentiel entre la fixation d’une fin transcendante de l’histoire et sa conception autoritaire de la démocratie, le pouvoir actuel ne peut évidemment rien obtenir de mieux que de « jeter de l’huile sur le feu ». L’insurrection populaire qui s’est levée le 17 novembre 2018, et dont personne ne peut prédire ce qu’elle deviendra, aura au moins mis le doigt sur une vérité essentielle : le nouveau libéralisme transforme nécessairement la démocratie élective en un régime autoritaire, ce que rappelle à chaque fois le lexique du cap et de la pédagogie. Au scepticisme classique des libéraux quant aux compétences politiques du demos, à leur préconisation permanente d’une délégation de la souveraineté populaire aux représentants élus les plus compétents et les mieux informés, le nouveau libéralisme ajoute un nouvel impératif politique, qui a le mérite d’être clair : celui de s’adapter au cap qu’il a lui-même fixé et d’en suivre les leçons ou de tout simplement disparaître.
Au nouveau libéralisme, le grand philosophe pragmatiste américain John Dewey n’a eu de cesse d’opposer, une nouvelle conception de la démocratie comme expérimentation et co-éducation.
Plus intéressant encore, cette insurrection est le fait de ceux qu’on croyait composer une masse apathique, indifférente à la vie publique au point de ne même plus vouloir jouer le jeu intermittent de la démocratie élective. Or voilà que ce mouvement s’est mis à articuler une contre-proposition réactivant sans le savoir la première grande objection de la philosophie contre le néolibéralisme. Au nouveau libéralisme et à sa conception autoritaire de la pédagogie théorisée par Lippmann, le grand philosophe pragmatiste américain John Dewey n’a eu en effet de cesse d’opposer, dès les années 1920-1930, une nouvelle conception de la démocratie comme expérimentation et co-éducation, dans laquelle ce seraient les publics eux-mêmes qui, à partir de leurs propres problèmes, à partir de ce qu’ils subissent et de ce qui les fait souffrir, redéfiniraient eux-mêmes et collectivement les fins qu’ils décident de poursuivre ensemble.
Or pour Dewey, cette articulation entre le souffrir et l’agir, indispensable à la constitution des publics en démocratie, ne fait que prolonger l’expérience vitale, dans laquelle tout être vivant agit toujours précisément en relation à ce qu’il éprouve et à ce qu’il subit. Au néolibéralisme qui fantasme un cap ultime pour l’évolution et un sens univoque à l’adaptation, il lui oppose la vraie leçon du darwinisme pour qui, dans le laboratoire expérimental de la vie, les valeurs et les fins de l’évolution sont toujours multiples, locales et provisoires. Résultant d’une interaction à chaque fois singulière entre les organismes et leurs environnements, les fins multiples de l’évolution sont aussi et surtout imprévisibles. S’il faut s’adapter, c’est à une multiplicité d’environnements locaux tous différents, que les organismes transforment eux-mêmes continuellement en leur imposant eux aussi leurs propres conditions. Sauf que chez l’animal humain, cette transformation active des environnements ne passe plus par le jeu de la variation génétique et de la sélection. Elle passe désormais par de lents processus expérimentaux de co-éducation, qui expliquent l’émergence d’une intelligence collective et l’invention de la démocratie.
Or, une certaine conception de l’expertise à l’ère de la division du travail a progressivement contribué à désarticuler la dimension passive et la dimension active de nos expériences collectives, en opposant à chaque fois les leaders et leurs experts, seuls actifs et compétents, à la masse de la population, théorisée comme la cible passive de l’expérience – désarticulation ou déconnexion qui, pour Dewey, détruit les conditions mêmes de toute expérimentation. Le demos étant interprété comme cette masse passive, aveugle au sens final de l’évolution, une conception verticale du pouvoir politique et de sa fonction éducative, le cap et la pédagogie, se sont tout naturellement imposés, en lieu et place d’une véritable expérimentation politique, comme la seule voie possible pour penser la démocratie. Reliant dans un même effort de pensée la question (écologique) du sens de la vie et de l’évolution, celle de la démocratie comme co-éducation ou constitution d’une intelligence collective des publics et celle des contresens fondamentaux du nouveau libéralisme sur ces trois sujets à la fois (évolution, démocratie et éducation), la philosophie pragmatiste de John Dewey nous offre une alternative politique novatrice dont il serait urgent de mesurer, à l’épreuve de l’expérience justement, la force et les limites.
Ni la critique du centralisme français et jacobin, avec son appel multiséculaire à un « retour des corps intermédiaires » cher aux libéraux, ni la dénonciation des dérives monarchiques de la Ve République ne suffisent donc à comprendre l’ampleur de la crise, qui dépasse largement les frontières de la France, l’alliance fatale du cap et de la pédagogie éclairant tout aussi bien l’échec politique du projet européen que celui de l’ensemble des courants politiques dominants à travers le monde, qui ont majoritairement repris à leur propre compte l’utopie néolibérale. À côté du retour des « corps intermédiaires », c’est-à-dire d’une démocratie élective structurée par la hiérarchie entre ceux qui savent et ceux qu’il s’agit d’instruire, à côté aussi du fantasme d’une démocratie plébiscitaire et référendaire qui permettrait l’alliance authentique entre un Peuple et son Chef, le long débat passionnant entre Walter Lippmann et John Dewey pourrait donner une tout autre source d’inspiration à tous ceux qui, aujourd’hui, souhaitent sortir de l’assignation à demeurer dans la masse pour se constituer en publics, c’est-à-dire en sujets politiques actifs participant, à partir de leurs propres problèmes, à l’intelligence collective de ce qui leur arrive.
(NDLR : Barbara Stiegler a publié en janvier « Il faut s’adapter » Sur un nouvel impératif politique aux éditions Gallimard, dans la collection nrf essais.)