Rediffusion

Habiter les lieux – à propos de l’exposition de Theaster Gates

Historienne de l'art contemporain

Le Palais de Tokyo expose jusqu’au 12 mai Theaster Gates, il s’agit de sa première exposition personnelle dans un musée en France, pour une œuvre couvrant peinture, céramique, sculpture, vidéo, performance et musique. Partant d’un épisode précis de l’histoire américaine, celui de l’île de Malaga (dans l’État du Maine, aux États-Unis) Gates propose un projet nouveau explorant les questions de l’asservissement des Noirs par les histoires sociales des migrations et des relations interraciales.Rediffusion du 1er mai

Dans la lignée des artistes qui, dès les années 1960, choisissaient de faire du lieu d’exposition un atelier en devenir, un terrain de réflexion et un site d’expérimentation politique, la façon dont Theaster Gates investit le Palais de Tokyo s’inscrit dans cette généalogie où le travail manuel et l’engagement artistique font corps. Toute exposition répond à une temporalité normée par l’institution muséale qui l’accueille, toute exposition se fonde sur un processus sans cesse répété de montage et de démontage, d’accrochage et de décrochage, de constructions multiples réalisés à partir de matériaux qui répondent aux exigences prônées par les artistes ou les commissaires.

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Chez Theaster Gates, ces constructions sont au cœur d’une pratique qui, depuis près de quinze ans, associe labeur physique, recherche esthétique et références historiques. En 2008, il achète dans le quartier de South Side à Chicago dont il est originaire un bâtiment inoccupé et y crée Dorchester Projects. Un lieu culturel unique en son genre qui croise ateliers, archives ouvertes (avec des milliers de livres, de vinyles, de plaques de verre avec des reproductions d’œuvres d’art), restaurant communautaire, salle de concert et résidence d’artistes. En choisissant d’habiter ces lieux avec ses spécialités polyvalentes de céramiste formé au Japon, d’urbaniste, de musicien, de sculpteur et d’architecte, il produit des projets collectifs qui interrogent le tissu culturel et social où ils s’ancrent, désaxant volontairement les repères habituels du monde de l’art contemporain. Les installations de Theaster Gates interrogent de l’intérieur les phénomènes de destruction, de dispersion, de perte – expulsion, migration, exil forcé, précarité en résultant – et proposent de créer, dans des espaces désaffectés ou en attente d’affectation réels ou imaginaires, des environnements pensés comme des entreprises de réhabilitation.

Pour l’artiste, l’exposition est autant un espace à rénover que le lieu où la rédemption devient possible. Un entre-deux salutaire où il s’exprime avec toute la détermination qui le caractérise et qui en fait l’une des personnalités du monde de l’art américain ayant réussi en quelques années à s’imposer dans toute sa singularité, tout en utilisant avec habileté un marché qui ne cesse de le solliciter. Car, au cœur de son engagement professionnel, Theaster Gates a la mission de révéler et de dénoncer toutes les formes de discriminations sociales, culturelles, raciales sans néanmoins refuser le statut confortable qui lui est offert. En cela, le commissariat impeccable réalisé par Katell Jaffrès lui a accordé toute l’amplitude pour recréer in situ la mémoire et l’histoire de Malaga, minuscule île située dans le Maine, l’État le plus au nord des États-Unis. C’est là qu’en 1912, la population interraciale, composée de 45 personnes, est forcée de quitter, pour des raisons économiques, eugéniques et politiques cet espace insulaire où elles·ils habitent depuis plusieurs décennies. L’État leur impose cette décision et elles·ils doivent partir en emportant avec elles·eux tous leurs biens, maisons comprises, faute de quoi tout sera brûlé. L’école qui a ouvert ses portes en 1908 est démontée et reconstruite ailleurs dans le Maine. Un quart des habitant·e·s sont désigné·e·s pour travailler dans cette école pour « faibles d’esprit ». Les tombes qui se trouvent sur l’île sont elles aussi détruites et les restes des ossements sont enterrés dans le cimetière adjacent à l’école pour faibles d’esprit.

En quelques mois, la communauté de Malaga est complètement éradiquée. Elle n’existe plus. Pendant des dizaines d’années, et ce jusqu’en 2009, rien ou presque ne sera connu de cette histoire ayant laissé des traces indélébiles chez les générations suivantes cherchant à se défaire de cette humiliation. Cet événement tragique devient le pouls du projet que Gates choisit de prendre à bras-le-corps, interrogeant en trois installations monumentales la façon dont un artiste peut redonner vie à un récit qui restaure la mémoire de celles et ceux qui, dans le contexte d’une Amérique raciste, ont subi un dénigrement total.

La façon dont Gates s’approprie le lieu énonce un corps à corps qui produit un effet intéressant.

Choisissant de maintenir le cap d’un équilibre entre les gammes chromatiques définies par le noir et le blanc, en référence au caractère interracial incriminé pour des raisons de ségrégation impérative, Gates opte pour une mixité revendiquée en choisissant Amalgam comme titre pour son exposition. Si l’amalgame est une alliance entre plusieurs matériaux distincts, l’artiste prend au pied de la lettre l’assemblage inhérent au processus et propose, comme dans toutes ses expositions, des fusions sculpturales, musicales, spirituelles. Ces rencontres créent un dialogue visuel, spatial et sonore qui est souvent revendiqué par la culture africaine-américaine à laquelle Theaster Gates appartient et qu’il choisit de poser, au sens propre comme au sens figuré, sur un piédestal pour lui redonner toute sa valeur et sa validité. Car l’histoire de Malaga dans son processus d’invisibilisation des communautés déconsidérées va de pair avec toute celle de la Grande Migration des Noir·e·s quittant le Sud rural pour gagner les villes du Nord.

La famille de Gates est originaire du Mississipi et ses parents se sont installés à Chicago en 1955. Lorsqu’ils vivaient à Yazoo City, ils faisaient l’expérience quotidienne de la ségrégation la plus violente instaurée sur les fondations de la plantation. Theaster Gates connaît par cœur cette histoire mais comme il le précisait en 2015 lors d’une rencontre à Istanbul ; en tant qu’artiste, il doit agir de façon à souligner des processus qui sont avant tout artistiques pour éviter que, précisément parce qu’il est africain-américain, sa production soit définie exclusivement comme sociale et communautaire. C’est la raison pour laquelle il insiste sur la notion de construction et sur la fonction architecturale que la première implique. Alors que le Palais de Tokyo, dès son ouverture en 2002 en tant que site de création contemporaine, revendiquait le caractère en friche du bâtiment par une rénovation dévoilant la structure initiale, la façon dont Gates s’approprie le lieu dont il a parfaitement compris la circulation énonce un corps à corps qui produit un effet intéressant. Il arrive presque à faire oublier l’endroit où l’on se trouve, poussant à une visite concentrée et solennelle.

D’entrée, on se retrouve face à un gigantesque toit en ardoise. Le toit est un élément récurrent dans la pratique de Gates, on le retrouvait déjà dans son installation à la Biennale de Venise en 2015 et les photographies de son atelier présentent aussi des sculptures en forme de toit. Mais le métier de couvreur est également celui de son père, Gates l’a souvent aidé dans sa jeunesse, l’assistant à la réfection de toitures. Alter est le nom de cet autel réalisé en hommage à la population de Malaga. Comme l’indique le cartel, pour l’artiste, cette sculpture monumentale est « le toit éternel des habitants de Malaga ». La citation de Gates qui suit, souligne : « C’est une maison de la honte abandonnée. Elle abritait autrefois ceux qui préféraient l’amour à la race. Altar est un cimetière d’amour broyé, de l’époque où les hommes blancs si craintifs, renfermés dans leurs complexes sociaux terribles, lynchaient, brûlaient et castraient les hommes noirs. Derrière chacune de ces ardoises, il y a une histoire de résistance, de résilience, de renouveau. Mais aussi une histoire de viol, de massacre et de soumission. » Pour l’artiste, cet autel est aussi dressé pour toutes celles et tous ceux qui se sont aimé·e·s malgré les interdictions et ce, quelle que soit la couleur de leur peau. Ce cartel est placé tout de suite à l’entrée de l’exposition. Le ton est donné.

Dans ce haut lieu de l’art contemporain européen, l’artiste crée une « intense proximité », pour reprendre, en hommage, le titre qu’Okwui Enwezor – grand commissaire d’exposition qui vient de mourir en laissant un vide qui sera difficile à combler – proposait pour la Triennale qu’il organisait au Palais de Tokyo en 2012.  Gates provoque une disjonction de l’habituelle visite dans une institution artistique, obligeant celles et ceux qui s’engagent dans l’espace à ne jamais oublier l’histoire à laquelle elles et ils se doivent d’appartenir, au moins le temps du cheminement qui leur est offert. Et cette histoire est celle des 45 personnes qui peuplaient une île. La micro-histoire innerve la macro-histoire et c’est sur ce mode que l’artiste propose une déambulation ponctuée d’îlots sensibles où pendant tout le parcours de l’exposition, jusqu’à la dernière installation magnifiquement nommée So Bitter, This Curse of Darkness, les socles en bois brut ne sont pas sans rappeler ceux de Constantin Brancusi qui, dès 1917, avec sa « colonne sans fin », proposait lui aussi un renversement mental de l’échelle spatiale. Après le toit gigantesque et quelques sculptures, ainsi qu’une jetée en bois en rappel sans doute des embarcadères de fortune qui permettaient d’accéder à Malaga, on fait face à une scène théâtrale réalisée avec des planches de bois épaisses que Gates intitule Island Modernity Institute and Department of Tourism.

Nichée dans l’exposition, la projection majestueuse du film Dance of Malaga ramasse à elle seule l’émotion de toute l’exposition.

Tel un assemblage pédagogique composé de vitrines, tableaux noirs et objets hybrides, cette partie de l’exposition est celle qui nous enseigne l’histoire de l’île en mettant en avant l’avidité des envoyés du Gouverneur du Maine pour redonner au plus vite une caution touristique à ce lieu vidé de ses habitant·e·s considéré·e·s comme encombrant·e·s. Le tableau d’ardoise résonne avec la matérialité du toit et l’écriture à la craie blanche compile pêle-mêle chronologies et références. Entre les vitrines qui évoquent celles des musées ethnographiques et le tableau noir d’écolier où l’âme de Joseph Beuys circule, les objets exposés renvoient eux aux formes libérées des arts africains, honorant la diaspora et suggérant l’histoire de l’Afrique qui se saisit de l’Amérique. Pourtant dans l’une des vitrines, cinglante allusion à l’histoire des violences raciales, un drapeau américain, dont on ne voit que les lignes, côtoie une cagoule blanche en céramique, vestige figé des hideurs du Klan. Pendant ce temps, les voix de gospel s’élancent, et, avec celle de Mahalia Jackson, enveloppent l’espace.

Nichée dans l’exposition, la projection majestueuse du film Dance of Malaga (2019) ramasse à elle seule l’émotion de toute l’exposition. Réalisé en collaboration avec le chorégraphe Kyle Abraham et les complices de son groupe Black Monks of Mississipi, le film commence sur la vision d’un danseur noir qui semble s’extraire d’un tronc qui aurait été foudroyé. Le corps élégant forme une unité étonnante avec le bois qui semble carbonisé. Alors que cet arbre meurtri rappelle la réalité de ce que Gates veut offrir au regard, les chorégraphies qui suivent entre femmes et hommes rayonnant·e·s de beauté, appuient avec fermeté la nécessité d’une incontestable expérience visuelle. Le montage d’archives photographiques, montrant l’île de Malaga au début du XXe siècle, entrecoupées de témoignages sur l’expérience vécue du racisme puis de corps dansant, se déploie au rythme d’une musique originale de Theaster Gates. Celle-ci vient éclairer avec grâce la spiritualité qu’il injecte à ses images.

Et puis, soudain, surgit la magie, à peine deux minutes d’un extrait documentaire où l’on voit la famille Loving dans leur intérieur. Mildred et Richard Loving, elle africaine-américaine et native, lui d’origine irlandaise, sont éperdument amoureux. Ils se sont mariés dans leur petite ville de Virginie, ils sont eu trois enfants. Deux garçons, une fille. On les voit tous les cinq chez eux, heureux. Et pourtant, ils vivent un drame car leur État interdit les mariages interraciaux. Ils sont en clandestinité le temps que se tienne leur procès. Printemps 1965, le photographe de Life Magazine, Grey Villet, les rencontre et fait un reportage poignant où leur dignité et leur amour éblouissent les photographies. C’est de cette période que date la séquence que reprend Theaster Gates. Il la fait suivre sans transition par la magnifique voix d’un Black Monks of Mississipi. Ce bref moment entre hier et aujourd’hui, rappelant que c’est seulement en juin 1967 que la Cour suprême donnant faveur au couple Loving autorise enfin officiellement les unions interraciales, accorde son tempo à toute l’exposition. Entre pure esthétique et rare éthique, la spiritualité contagieuse de l’artiste désoriente aussi parce que l’on connaît, outre son intransigeance, ses tactiques stratégiques narguant les institutions et les conventions.
De Malaga à Amalgam, l’histoire qui défile rassemble.

 

Theaster Gates, Amalgam, Palais de Tokyo du 20 février 2019 au 12 mai 2019


Elvan Zabunyan

Historienne de l'art contemporain, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et critique d’art

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