C’était Cannes 2019
Conformément aux promesses affichées sur le papier il y a trois semaines à l’annonce des différentes sélections, l’édition du Festival de Cannes qui vient de s’achever fut belle et dense, reflétant un état artistique du cinéma mondial portant beau, et ceci, sans le concours de Netflix, Amazon et autres nouveaux acteurs géants du numérique et des images. Nul ne sait encore combien de temps cela durera encore, ni si Netflix and co vont faire fleurir ou rétrécir la liberté artistique et la diversité des inspirations, mais sur ce que Cannes a montré cette année, le cinéma de l’ancien monde est encore capable de forger de beaux films très divers, que ce soit en termes esthétiques, en origines géographiques ou en taille de budget.
Le palmarès de la sélection reine, la Compétition, reflète l’équilibre général de cette section entre cinéastes “iconiques” (pour reprendre le terme du président du jury, Alejandro Gonzalez Inarritu), réalisateurs plus jeunes faisant leur premiers pas sur le tapis rouge officiel et nouveaux venus avec leur premier long métrage. On retrouve ainsi parmi les primés des grands noms comme Almodovar (à travers le prix d’interprétation masculine d’Antonio Banderas pour Douleur & gloire), les frères Dardenne (prix de la mise en scène pour Le Jeune Ahmed), ou encore Elia Suleiman (lauréat d’une “mention spéciale” pour It Must be heaven, bizarre prix de consolation), mais aussi des quadras en pleine maturation comme exemplairement Bong Joon-ho (première palme d’or coréenne méritée tant pour le film, Parasite, que pour ce que produit le cinéma coréen depuis une vingtaine d’années), Kleber Mendonça (prix du jury pour Bacurau), Céline Sciamma (prix du scenario pour Portrait de la jeune fille en feu), ou Jessica Hausner (à travers le prix d’interprétation feminine pour Emily Beecham et Little Joe), mais encore et surtout des réalisateurs “bizuths” comme Ladj Ly (prix du jury pour Les Misérables) ou Mati Diop (Grand prix pour Atlantique, sans doute le choix le plus audacieux du jury, presqu’aussi marquant que la palme).
Cette sélection et ce palmarès réaffirment une marche en avant vers la féminisation et vers la diversité du cinéma que l’on espère inéluctable.
À mes yeux, ce palmarès est cohérent et juste, même si l’on peut regretter qu’un réalisateur comme Almodovar venu présenter un aussi beau film que Douleur & gloire ne soit toujours pas palmé d’or, même si l’on aurait plutôt vu une Virginie Efira à la place de Beecham pour sa performance superbe et complète dans Sibyl, même si Leonardo Di Caprio, Brad Pitt (Once upon a time in Hollywood) ou Roschdy Zem (Roubaix, une lumière) pouvaient aussi prétendre au prix d’interprétation, alors que le Chinois Diao Yinan aurait fait aussi un très beau prix de la mise en scène pour son film noir ultra stylisé, Le Lac des oies sauvages.
La sélection était tellement riche et dense que le palmarès allait forcément laisser de côté des films méritants (on pense notamment au Bellochio). Pour autant, revenons sur la cohérence d’Inarritu et de ses jurés : à part le Almodovar, tous les prix concernent des films à tonalité politique ou sociale, ce qui n’a évidemment pas fait le jeu de Quentin Tarantino, Justine Triet, Xavier Dolan ou Diao Yinan. Parasite est une fable comique et gore sur la lutte des classes, Atlantique évoque l’émigration depuis un pays de départ (le Sénégal), Les Misérables dresse le portrait d’un quartier de banlieue à travers une bavure policière, Bacurau déploie un conte westernien anti-impérialiste et anti-fasciste, Le Jeune Ahmed tente de percer l’opacité d’une jeune garçon radicalisé, Portrait de la jeune fille en feu porte un regard féministe sur le XVIIIème siècle, alors que It Must be heaven sonde un état du monde rongé par les inégalités et les règles sécuritaires. Ajoutons que la dimension politico-sociale du palmarès se reflète non seulement dans les films primés mais aussi dans leurs auteurs : trois sont des femmes (sur quatre cinéastes femmes sélectionnées) et deux sont noirs, originaires d’Afrique. Même si la parité de genre et la diversité de continents sont très loin d’être satisfaisantes (mais le festival de Cannes n’en est pas responsable, étant le maillon le plus en aval de la chaine), cette sélection et ce palmarès réaffirment une marche en avant vers la féminisation et vers la diversité du cinéma que l’on espère inéluctable.
Ce qui est tout aussi important, c’est que ces films ne se contentent pas de refléter ou dénoncer telle ou telle situation politique mais offrent de belles propositions esthétiques : le cinéma n’a rien perdu face au “vouloir dire” ou au “message”. Bong Joon-ho traverse les genres avec une virtuosité confondante et jamais prétentieuse, Mati Diop convoque les fantômes façon John Carpenter et projette un regard poétique qui rappelle Claire Denis ou Apichatpong Weerasethakul, Ladj Ly adopte une structure chorale qui évoque les manières d’un Robert Altman, les Dardenne persistent dans leur cinéma comportementaliste à l’os, au plus près des corps et des émotions qu’ils trahissent…
Cet heureux mariage du fond et de la forme, cette façon de transcender l’écriture d’un scénario par une mise en scène inspirée, on les a rencontrés aussi dans les sélections parallèles. A la Quinzaine des réalisateurs, on a découvert avec ravissement le meilleur film de Rebecca Zlotowski, Une Fille facile, qui avait fait le buzz avec la présence de Zahia Dehar au casting. Si Zlotowski joue des clichés associés à l’icône Zahia, elle les dépasse et en fait un vrai personnage, extrêmement touchant. Au-delà de Zahia, son film est aussi un regard sur les écarts de classes sociales et une fable initiatique sur la jeunesse provinciale qui cherche ses marques affectives et professionnelles. Toujours à la Quinzaine, Alice et le maire de Nicolas Pariser fait de la politique son sujet explicite, en confrontant une étudiante en philosophie au maire de Lyon, usé, vidé, voire déprimé par vingt ans de vie politique. Remarquablement écrit et joué (par Fabrice Luchini et Anaïs Demoustier), au meilleur du classicisme français, le film sonde les impuissances de la puissance publique en général et les désillusions de la gauche en particulier. Un film d’actualité donc, mais qui échappe aussi à l’actu par sa finesse cinématographique intemporelle.
A côté de ces films qui portaient une dimension politique ou sociale explicite, figuraient aussi de nombreux beaux films plus intimistes ou dont l’aspect politico-social était plus indirect, plus ténu, plus suggéré entre les images. On pense à l’excellent et superbement féminin Litigante du Colombien Franco Lolli (Semaine de la critique), portrait d’une jeune femme prise entre son métier, son fils qu’elle élève seule, ses amours et sa mère atteinte d’un cancer, à Sibyl de Justine Triet (Compétition), autre portrait de femme complexe et riche, à Jeanne de Bruno Dumont (Un Certain Regard) qui dumontise superbement l’histoire de Jeanne et le texte de Péguy avec son sens des paysages et ses acteurs amateurs, ou encore à Séjour dans les monts Fuchun de Gu Xiaogang, un premier film splendide qui faisait la clôture de la Semaine de la critique. L’ample portrait d’une famille chinoise ballotée entre les traditions immuables et les mutations gigantesques de la Chine actuelle, tout un paysage géographique, historique, économique, affectif regardé sous l’aune d’une célèbre peinture chinoise du XIVème siècle par un cinéaste sensible, patient, précis, inspiré, qui évoque le regretté Edward Yang ou le Hou Hsiao-hsien des débuts : un des plus beaux films vus à Cannes, toutes sélections confondues.
Et puis, comme celà a déjà été beaucoup dit, il y avait tous ces films de zombies, de fantômes, de morts-vivants, d’hommes invisibles, de The Dead don’t die de Jim Jarmush à Zombi child de Bertrand Bonello, de Atlantique de Mati Diop à Vif argent de Stéphane Batut, de L’Angle mort de Pierre Trividic & Patrick Mario Bernard à Les Héros ne meurent jamais de Aude-Léa Rapin. On pourrait dire que ces films-là sont aussi politiques, mais on verrait plutôt dans ces dialogues entre vivants et morts une portée plus large, existentielle, métaphysique, reflétant l’état inquiet d’un monde et d’une humanité, les nôtres, pour la première fois conscients de leur possible extinction.
Kechiche incarne à fond, il sur-incarne, filme les corps avec une matérialité époustouflante.
Un festival de Cannes réussi, c’est aussi une édition qui contient un scandale, une polémique, une bataille d’Hernani. Sans atteindre les fureurs d’antan (on se souvient de l’Avventura, de La Grande Bouffe, ou de la Palme d’or de Maurice Pialat…), il y en eu deux cette année, pour Une Vie cachée de Terence Malick et Mektoub my love : intermezzo d’Abdellatif Kechiche. Deux films de 3h ou plus, deux cinéastes perchés sur leur nuage artistique, indifférents aux codes esthétiques dominants, et fuyant l’ébullition médiatique. Les comparaisons s’arrêtent là. Une vie cachée a été majoritairement bien accueilli, certains lui pronostiquant une palme, Mektoub… a été majoritairement conspué. Dans les deux cas, je me range dans le camp minoritaire.
Avec Une Vie cachée, Malick persiste dans son style auquel je suis de plus en plus rétif : une caméra qui bouge tout le temps sans justification, un grand angle permanent qui déforme l’espace, des voix off qui véhiculent l’intériorité des personnages selon une rhétorique religieuse d’un autre temps invoquant le Bien et le Mal, le Christ et l’Antéchrist… 3 heures pour savoir si le paysan autrichien héros du film (inspiré d’un personnage réel) va signer ou pas le serment d’allégeance à Hitler, c’est beaucoup trop long. Les “gentils” (autrichiens) qui parlent anglais et les nazis qui vocifèrent en allemand, c’est gênant. Et le tout filmé comme Le Nouveau monde, A La merveille ou Song to song, avec cette caméra flottante qui n’incarne rien. Si Malick filmait le bottin, ce serait sans doute de la même manière.
Kechiche, c’est l’opposé, il incarne à fond, il sur-incarne, filme les corps avec une matérialité époustouflante. Son Mektoub my love : intermezzo dure 3h30, dont 3 heures de nightclub et 14 minutes de sexe non simulé dans les toilettes. On conçoit que pour certains, cela soit trop long, mais pour notre part, on a été hypnotisé par cette jeunesse qui s’amuse, se drague, danse, flirte et donc baise ensemble aux sons disco et techno qui développent une incroyable puissance sur la durée. Ici, Kechiche s’affranchit de tout : des codes narratifs (cet épisode ne fait quasiment pas progresser le récit), des durées (3h de boite de nuit, c’est inédit, quasi-expérimental, entre épuisement et hallucination des acteurs et des spectateurs), de la morale du moment (il fait 250 plans de fesses de filles, scandale – comme si Rubens, Courbet, Botero ou Fellini n’avaient jamais existé), comme s’il surenchérissait sur tout les aspects que certains reprochent à son cinéma. Je m’étonne que l’on s’offusque de ses plans de croupes alors que plus personne ne conteste les mille scènes de guerre, de combat, de gunfight, de sang, de mort qui pulullent dans des milliers de films. La représentation de la violence et de la mort ne choque plus, celle de l’érotisme, du sexe et de la vie, si. Etrange époque.
Outre la radicalité du geste et sa puissance hallucinatoire, je retiens de ce 2ème volet de Mektoub une jeunesse qui s’éclate ensemble toutes classes sociales et origines ethniques confondues. Dans ce film, personne n’est aggressé, blessé, tué, tout le monde s’abandonne au plaisir de la communion par la danse, l’amitié, le désir, dans une utopie en dehors de la société, de ses règles, de ses conflits, de ses interdits. Finalement, Mektoub my love : intermezzo est peut-être plus politique qu’il en a l’air. Je ne saurais dire si ce film qui retient la nuit était le meilleur du festival, mais c’était sans doute l’expérience de cinéma la plus inattendue et intense de cet excellent millésime.