Écrire l’aventure sur tous les fronts – sur l’œuvre de Joseph Kessel
Diable, quelle gueule ! quelle vie ! quelle œuvre ! Que n’a-t-il pas fait ? À quelle aventure de son siècle n’a-t-il pas pris part, ou plutôt pris sa part ? Voici les pensées que suscitent les photos et le texte, signé Gilles Heuré, de l’album que la Pléiade consacre ce printemps à Joseph Kessel. Il accompagne deux volumes de la collection qui rassemblent, quarante-et-un an après sa mort, la plupart des romans et certains récits du journaliste-écrivain. N’y figure pas Le Tour du malheur (1950), la grande œuvre de Kessel, la plus introspective peut-être.
L’an dernier à la même époque sortaient un album et deux volumes de La Pléiade consacrés à un autre monument, proche de Kessel en bien des points, Romain Gary. Tous deux étaient juifs et d’origine russe, courageux, aventuriers, épris de fraternité, libres, humanistes, sans affiliation politique définitive, amis avec des êtres de tous bords tant que certaines limites idéologiques demeuraient non franchies, brûlant la vie par les deux bouts et auteurs de romans un peu méprisés. La condescendance perdure. Pourtant, la liste des succès de Kessel est considérable, et lui comme Gary ont un classique à leur actif : La Vie devant soi (1975) pour Gary /Ajar, et Le Lion pour Kessel, quatrième meilleure vente chaque année du fonds Gallimard. Il s’en est vendu 5 millions d’exemplaires depuis sa parution en 1958.
Lire ou relire Kessel permet de vérifier que ce contemporain de théories littéraires strictes (le Surréalisme, le Nouveau Roman) ne s’y est jamais soumis. L’hermétisme, très peu pour lui. L’audace et l’innovation ne lui étaient néanmoins pas étrangères. L’Équipage (1923), son premier roman, contribue à forger le mythe de l’aviateur. Belle de jour date de 1928 et fit scandale. L’Armée des ombres est un splendide roman et d’une sobriété inhabituelle sur la Résistance. Il fut publié à Alger en 1943 par Edmond Charlot, l’éditeur des premiers Camus et de la France Libre. Marchés d’esclaves, un ensemble de récits, résulte d’une expédition de Kessel dans des endroits du monde peu explorés en 1930, les côtes de la mer Rouge.
Comme Gary, Kessel fut résistant et s’est engagé dans la France Libre. C’était un autre temps. Antimilitaristes de salon de 2020, mettez-bas vos œillères et remisez vos leçons de morale : en 1914, Kessel a 16 ans et demi et s’enrôle comme infirmier dans un hôpital militaire, à Nice, avec son frère adoré, Lazare, le père du futur Maurice Druon. Joseph aurait préféré servir dans l’armée mais son jeune âge l’en a empêché. Deux ans plus tard, admis en même temps que Lazare au Conservatoire d’art dramatique, il s’engage dans le 81ème régiment d’artillerie et devient aviateur. De ce savoir il tire la matière de L’Équipage. Publié chez Gallimard en 1923, le livre est très bien accueilli par le public. Gaston Gallimard en personne, admiratif des nouvelles de Kessel publiées dans la N.R.F. et de ses articles pour Le Journal des Débats demande à devenir son éditeur.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Kessel ne manque toujours pas d’héroïsme. S’il refuse de rejoindre le réseau Libération comme le lui demande Emmanuel d’Astier de la Vigerie en 1940 (Kessel le voit fumer de l’opium et le désapprouve), il intègre en 1941 le réseau Carte, lié aux services secrets britanniques, en compagnie de Maurice Druon et de la chanteuse Germaine Sablon, la sœur du chanteur Jean Sablon. Germaine et Joseph s’aiment d’amour tendre dix ans durant, entre 1935 et 1945. Dominique Missika le raconte dans Un amour de Kessel (Seuil). Évidemment Joseph est marié, c’est compliqué. En 1942, nos trois héros – Kessel, Druon, Sablon – rejoignent Londres. Kessel croise Gary. En 1943 l’auteur de L’Armée des ombres intègre les Forces Françaises Libres et enfin, rencontre de Gaulle. Cette même année, à la demande du réseau Libération, Kessel écrit avec son neveu Druon les paroles du Chant des partisans. Anna Marly en compose la musique, Germaine Sablon en interprète la première version.
Joseph Kessel fait de ses voyages des articles et de ses articles, des romans.
Curieux, avide de dépaysement et d’aventures, Kessel est un voyageur dès sa naissance en 1898, en Argentine. Son père, Chmouel Kessel, a fui la Russie antisémite où il lui était interdit de suivre des études supérieures. Immigré en France, il devient « Samuel » Kessel et reçoit une bourse d’étude du baron Maurice Hirsch. L’homme avait fondé en 1891 la Jewish Colonization Association, afin de venir en aide aux Juifs victimes des pogroms tsaristes. Samuel Kessel part en 1896 en Argentine avec son épouse, Raïssa Lesk, juive russe également. Il exerce la médecine dans une colonie juive.
Suit une succession d’allers-retours : en 1899, Joseph Kessel a un an, la famille part à Orenbourg, la ville natale de Raïssa. Le deuxième fils, Lazare, surnommé « Lola », vient au monde. En 1902, rebelote, retour en France. Le père ouvre un cabinet à Lacapelle-Biron dans le Lot-et-Garonne. Naît un troisième fils qui se prénomme Georges et qui, adulte, dirigera le magazine Détective édité par Gallimard. Entre 1905 et 1908, les Kessel retournent en Russie. De cet moment russe, Kessel dit avoir gardé le souvenir de chants religieux et de « samovars moujiks », de « chameaux croisant des troïkas toutes sonores de grelots.» Il est aussi, bien que très jeune, témoin des persécutions contre les juifs. En 1908, les Kessel quittent la Russie et s’installent à Nice. Joseph parle russe, il apprend le latin, le grec, et étudie la littérature.
Et entre les deux guerres, entre l’engagement comme infirmier en 1915 et l’entrée dans la Résistance en 1941, que fait Kessel ? Les cheveux aux quatre vents, il repousse les limites du monde. Il s’imprègne de ce qu’il voit et le transmet sous forme de reportage, avec en tête le travail d’Albert Londres. Ses textes sont attendus par les journaux car ils stimulent leurs ventes, ce qui permet d’équilibrer les frais importants qu’exigent ses expéditions. Des bandeaux les mettent d’ailleurs toujours en valeur.
Kessel a un don pour rencontrer les bonnes personnes au bon moment et pour plaire au public. Il transforme ses expériences en reportages, puis ceux-ci en romans, si bien que le maître-mot de l’introduction générale des deux volumes de la Pléiade rédigée par Serge Linkès est « l’art du réemploi » : vedette des supports divers pour lesquels il travaille, Gringoire, Le Matin, La Liberté, Paris-Soir, France-Soir, Match, Joseph Kessel fait de ses voyages des articles et de ses articles, des romans. Ce jeu de déclinaisons accouche de reportages romancés et de romans documentés : « Je donne peut-être à mes enquêtes le mouvement du roman parce que je les ai vécues comme un roman, comme un drame », dit-il.
Kessel court la planète. En 1918 il entame un tour du monde grâce à une mission militaire qui le mène à New York. Il traverse les États-Unis, arrive à San Francisco et de là prend la mer de nouveau, en direction de Vladivostok. Les bordels, qu’il fréquente, l’inspirent pour La Passante du Sans-Souci et Belle de jour. Les cabarets russes de Pigalle aussi lui donnent des idées ; il y fait très souvent la fête avec ses amis. Dans son cercle amical se trouvent des célébrités, les écrivains Jean Cocteau et Raymond Radiguet, et l’avocat Henri Torrès.
En 1920 Kessel part en Irlande observer les tensions sociales. C’est une commande, mais plus le temps avance, plus Kessel est à l’origine du sujet de ses reportages. Mary de Cork, une nouvelle, naît de son séjour en Irlande. En 1926, à l’invitation de Chaïm Weitzmann, qui dirige l’Organisation sioniste mondiale, il part en Palestine et rédige des articles extraordinaires. Les éditions Tallandier les ont réédités récemment. En 1929, Kessel vole comme passager sur la ligne Casablanca-Dakar, celle de l’Aéropostale. Il rencontre Jean Mermoz dont il écrira une biographie amicale, et Antoine de Saint-Exupéry. Après une cure de désintoxication à Grasse pour se dégager de la cocaïne et de la morphine, le voici en 1932 en Allemagne pour suivre l’élection présidentielle. Il observe avec effroi Hitler et la montée du nazisme. La Passante du Sans-Souci résulte de ce séjour et transmet ces choses vues. En 1938, c’est la guerre civile espagnole que couvre Kessel.
« Quel est l’écrivain qui, essayant de peindre un paysage, une lumière, un personnage ou une destinée, n’a subi l’assaut du désespoir ? »
La guerre est le thème central des pages noircies par Kessel, qui dès 1924 écrit : « La guerre est derrière nous, en nous, sur nous ». Dresser la liste des terrains et des événements observés par Kessel serait fastidieux. Mentionnons néanmoins l’Afrique, où il puise l’intrigue du Lion, inspirée d’une histoire tellement vraie que Kessel devra verser de fortes indemnités au gardien d’une réserve kényane. L’Afrique est aussi le terrain, en 1930, d’une expédition de quatre mois sur les côtes alors méconnues de la mer Rouge. Préparé avec minutie, ce voyage accouche d’une série de reportages appelée Marchés d’esclaves, et plus tard d’un récit portant le même titre.
Kessel en écrit encore une autre variation, où l’imaginaire tient davantage de place : c’est le roman Fortune Carré. Comme Marchés d’esclaves, il figure dans l’un des volumes de la Pléiade. Marchés d’esclaves débute ainsi : « Sous les branches basses et tordues, monstrueuses et païennes du gigantesque figuier sauvage, autour d’un bûcher plein de crépitements et d’étincelles, je regardais dans la nuit abyssine, danser les esclaves noirs. » Il entre du « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » dans cet incipit. Tel est parfois le style de Kessel : chargé d’adjectifs, d’hyperboles, de lyrisme.
L’écrivain et journaliste Matthieu Galey faisait partie de ceux qui ne l’apprécient pas. Dans son Journal, il donne un coup de griffe au Lion et à l’œuvre de Kessel en général : « On vous saoule de cavalcades, de coups de fusil, de mots exotiques et de lyrisme à l’ancienne (…) C’est bien là une littérature de divertissement, romanesque jusqu’à la caricature, colorée comme une image d’Épinal, d’un superbe anachronisme.» François Mauriac, toujours bienveillant envers Kessel, appréciait Le Lion et l’a défendu dans L’Express : « J’aime l’animal humain, j’aime Kessel, ce vieux grand lion.»
Matthieu Galey était d’un naturel sévère, et tous les textes de Kessel, que l’on surnommait « Jef » parce qu’il détestait son prénom, ne versent pas dans l’excès. Belle de jour repose sur des silences et des obscurités, comme le montre dans la brillante notice qu’elle lui consacre Marie-Astrid Charlier.
Mais le texte le plus significatif de la sobriété et des ellipses dont Kessel était capable, c’est L’Armée des ombres, superbe roman à partir duquel Melville réalise un superbe film en 1969. Kessel écrit dans la préface : « La sécurité était naturellement le premier obstacle. Ses droits majeurs enchaînent celui qui veut raconter la Résistance sans romanesque et même sans faire appel à l’imagination. Ce n’est pas qu’un roman ou la poésie peignent moins vrai qu’un récit attache à la réalité. Je crois plutôt le contraire. Mais nous sommes en pleine horreur. Au milieu du sang tout vif. Je ne me suis pas senti le droit ou la force de dépasser la simplicité de la chronique, l’humilité du document. (…) Sans aucune fausse modestie, j’ai senti tout le temps mon infériorité, ma misère d’écrivain devant le cœur profond du livre, devant l’image et l’esprit du grand mystère merveilleux qu’est la Résistance française. Quel est l’écrivain qui, essayant de peindre un paysage, une lumière, un personnage ou une destinée, n’a subi l’assaut du désespoir ? »
La mélancolie flotte dans le regard de Kessel sur bien des photos de l’album de la Pléiade. Il sourit gentiment, aussi. Gilles Heuré, admiratif, rapporte que l’écrivain pleurait d’émotion aux chants tziganes, cassait des verres d’un coup de dents, ou pouvait, selon Henri de Monfreid, jeter par-dessus bord le mobilier d’un navire sous l’effet de l’alcool. Joseph Kessel s’estimait « marqué par le destin » : en août 1920, son frère Lazare se suicide d’une balle en plein cœur. Sandi, sa première épouse, meurt de la tuberculose en 1928. Sa dernière épouse, Michèle, était alcoolique. Vitalisme et tristesse cohabitaient en lui.
Joseph Kessel avait sans doute un tempérament à la Romain Gary ou à la Claude Lanzmann. Il faudrait encore raconter tant de choses ; qu’il reçut le visa numéro 1 de l’État d’Israël en s’y rendant le jour même de sa naissance, le 15 mai 1948 ; qu’il fut cofondateur de la Ligue internationale contre l’antisémitisme, la future LICRA ; qu’il a couvert les procès de Pétain et d’Eichmann et l’enterrement du roi George VI, en 1952, à Londres, lequel avait décoré l’écrivain de la King’s Medal for Courage.
Les « frasques de sa vie personnelle », écrit Serge Linkès, refroidissent certains académiciens à l’annonce de sa candidature en 1962, au fauteuil du duc de la Force. François Mauriac le soutient une fois encore, se réjouissant de l’arrivée du « lion dans la bergerie.» Kessel est élu au premier tour le 22 novembre 1962. S’il confie l’écriture de l’éloge qu’il doit prononcer à un jeune écrivain, Paul Guilbert, Joseph Kessel est bien l’auteur des mots qu’il adresse à ses nouveaux pairs : « Qui avez-vous désigné ? Un Russe de naissance et juif de surcroît. Un juif d’Europe orientale.» Il avait été naturalisé français en 1922. Sur son épée d’académicien, offerte après sa mort à l’université hébraïque de Jérusalem, étaient gravées une croix de Lorraine et une étoile de David. Kessel meurt d’une rupture d’anévrisme, chez lui, le 23 juillet 1979. Il est enterré au cimetière Montparnasse.
Joseph Kessel, Romans et récits, édition établie sous la direction de Serge Linkès, La Pléiade, Gallimard. L’Album Kessel, signé Gilles Heuré, est offert pour l’achat de trois volumes de La Pléiade dans la limite des stocks disponibles.
Dominique Missika, Un amour de Kessel, Seuil, 208 p., 18 euros