Société

Racisme des policiers ou racisme de la police, d’où viennent les discriminations ?

Sociologue

Ce lundi, le ministre de l’Intérieur a donné une conférence de presse inédite « au sujet de la question du racisme et de la mise en cause des forces de l’ordre », et a tenu à rappeler qu’« il n’y a pas d’institution raciste ou de violence ciblée ». Si quelques annonces ont été faites, elles semblent bien insuffisantes au regard de l’étendue du problème. Au-delà d’une gestion des individus, la police doit se poser la question d’une responsabilité collective, institutionnelle. En quoi le fonctionnement de son organisation tolère-t-il, voire encourage-t-il, des comportements racistes ? Quels objectifs sont-ils assignés à la police ? Des travaux de recherches existent sur ces sujets, il est temps d’en tenir compte.

La mort de Georges Floyd aux États-Unis et ses répercussions dans l’hexagone viennent raviver les questionnements autour d’un problème récurrent et tabou dans la société française, celui des violences policières, et plus particulièrement celles commises à l’encontre de personnes issues de ce qu’on appelle les « minorités ethniques visibles ». Il ne s’agit pas du simple transfert d’une préoccupation américaine dans notre pays, à l’image de ces modes – vestimentaires, alimentaires ou musicales – qui traversent l’Atlantique. Les événements quasi permanents qui émergent au sujet des violences et du racisme policiers en France montrent qu’on a affaire à une dérive structurelle qui touche une partie des forces de l’ordre.

Les « affaires » Traoré, Théo, celle des policiers du XIIe arrondissement, ou de leurs collègues de Rouen, pour ne citer que celles-ci, signifient que l’on n’est pas dans l’exception. À une autre échelle, la pratique courante d’insultes à caractère raciste non seulement dans les banlieues dites « sensibles », mais aussi dans des sites en centre ville, comme les gares, renforce ce sentiment de préjugés assez répandus. La révélation de l’existence d’un site Facebook rassemblant plusieurs milliers de policiers et gendarmes autour de propos ouvertement racistes viennent confirmer l’importance d’un phénomène peut-être minoritaire, mais néanmoins suffisamment préoccupant pour que les autorités, et les citoyens, s’en saisissent.

Or, face à cette multiplication d’affaires impliquant du racisme policier, la réaction de la hiérarchie et des personnels politiques en charge du ministère de l’Intérieur paraît sous dimensionnée. Alors qu’ils ont l’habitude de réagir avec vigueur lorsque les médias s’emparent d’un sujet « chaud », et de montrer qu’ils y apportent une réponse, dans le cas des actes racistes commis par les policiers, on ne peut que s’étonner de la mansuétude, voire de la faiblesse, qui s’exprime depuis longtemps à l’égard de tels délits. Le premier réflexe est souvent celui de la négation, comme l’illustre par exemple la réaction de Manuel Valls, portant plainte pour diffamation envers la sœur d’un homme tué par balle dans le dos par un policier.

Le deuxième réflexe pourrait être qualifié, pour utiliser une expression souvent utilisée pour critiquer les personnes qui tentent de comprendre les comportements délinquants, comme la culture de l’excuse. Ainsi, on va justifier les attitudes manifestement irrespectueuses, voire parfois violentes, de certains policiers en invoquant la « fatigue », « le ras-le-bol », ou les difficultés – réelles – de leur métier, pour expliquer qu’ils « pètent les plombs » ou qu’ils manifestent de la mauvaise humeur. Certains syndicats policiers expliquent même les violences en s’appuyant sur la loi du Talion. Troisième réflexe, cacher la réalité, en s’employant par exemple à interdire de filmer des policiers.

Des dérapages individuels ?

Comme le soulignent à juste titre les policiers eux-mêmes, leur profession n’est pas exempte de sanctions. Depuis 2013, les citoyens s’estimant lésés par des policiers peuvent déposer plainte sur le site de l’IGPN (Inspection générale de la Police Nationale, chargée des enquêtes judiciaires et administratives sur les policiers. Il existe un équivalent dans la Gendarmerie Nationale), la police des polices. Si de réels efforts ont été faits par cette dernière pour sanctionner les dérives policières, notamment sous l’égide de sa directrice précédente, la menace n’apparaît pas suffisamment efficace pour dissuader les comportements déviants. En revanche, le site de l’IGPN, en rappelant les risques de condamnation pour dénonciation mensongère, dissuade largement les plaignants potentiels. Imaginons, par comparaison, un tel discours asséné à des femmes victimes de violences domestiques. Pourtant, malgré ces obstacles, de plus en plus de plaintes ont été déposées ces dernières années.

Le manque significatif d’un engagement des autorités pour mettre fin au racisme policier se mesure en comparaison avec la lutte contre l’alcoolisme. Depuis la fermeture des bars et buvettes dans les commissariats au début des années 1990 jusqu’aux opérations de contrôle des policiers instaurées à partir de 2013, l’élan en ce domaine a été important, et les résultats conséquents. La réticence à conduire une action dynamique en ce domaine du racisme policier a conduit les autorités, tout en niant le problème, à imputer les « dérapages » à des comportements individuels. En d’autres termes, l’organisation policière se dédouane collectivement de tout racisme de La Police pour rejeter toute responsabilité sur des policiers racistes. Pourtant, l’hypothèse d’une police structurellement empreinte de formes de racisme ne peut être balayée d’un revers de la main. Plusieurs résultats de travaux de recherches nous amènent à la considérer.

Tout d’abord, au sujet de l’affaire du XIIe arrondissement pour laquelle trois policiers ont été condamnés pour mauvais traitement envers des mineurs, on pourrait penser qu’il s’agit d’un de ces « dérapages isolés ». Or, si l’on examine attentivement le fonctionnement de la Brigade de Soutien de Quartier – BSQ – à laquelle ceux-ci appartenaient, on s’aperçoit que depuis vingt ans au moins, cette brigade est déployée dans un quartier spécifique pour mener la vie dure aux jeunes, souvent issu de minorités, de ce secteur déshérité dans un arrondissement de plus en plus chic. Dès 2000, de l’aveu même des titulaires qui y étaient affectés, une stratégie de harcèlement avait été mise en place par la Brigade de Soutien à l’Ilotage, ancêtre de la BSQ[1]. L’idée était de pousser les jeunes gens du quartier hors de l’espace collectif visible en se plaçant à côté d’eux et en relevant systématiquement tout comportement inadéquat – depuis le papier jeté à côté de la poubelle –, et en le sanctionnant. Une liste des arrêtés municipaux depuis le XIXe siècle avait même été dressée par les policiers pour ne laisser échapper aucune possibilité de punir.

La mauvaise réputation de cette Brigade auprès des jeunes, et les dérives racistes étaient déjà soulignés à l’époque parmi les habitants du lieu, avec des réactions en retour parfois violentes contre les policiers. Le cercle vicieux de la haine réciproque s’était amorcé, en renforçant les préjugés. La permanence de ces comportements dans ce lieu particulier, mais qui n’est qu’un exemple parmi d’autres, montre que les violences et le racisme local ne résultent pas de comportement isolé d’un ou deux policiers, mais d’un effet de l’organisation policière. En vingt ans, les personnels ont changé plusieurs fois, mais les problèmes et les tensions subsistent. Les dérives policières y sont tolérées car jugées nécessaires pour « tenir » le quartier. Si tous les policiers affectés à la BSQ ne sont pas racistes, ils baignent dans une ambiance où il est difficile de contredire les paroles racistes des collègues, et où la construction du jeune issu de minorité ethnique visible est désigné comme l’ennemi.

La question de la déontologie : une occasion ratée ?

À une autre échelle, nous avons pu constater la circonspection avec laquelle les autorités se sont attaquées au racisme policier lors de l’adoption du nouveau Code de Déontologie de la Police et de la Gendarmerie au 1e janvier 2014. Vu les tensions déjà identifiées à l’époque entre une partie de la population et la police, relevées par le candidat Hollande à la Présidentielle de 2012, les principales « cibles » des contrôles policiers auraient pu espérer des transformations. Le Code qui est élaboré en 2013 s’avère de ce point de vue tout à fait décevant. Au lieu de préciser clairement – ce qu’on attend d’un tel document – les conditions dans lesquelles un policier de terrain peut déroger aux ordres donnés, notamment parce qu’ils peuvent contrevenir aux principes de non-discrimination et d’égalité de traitement entre les citoyens, la nouvelle réglementation ne fait que préciser d’une part que l’obéissance à la hiérarchie reste une valeur primordiale des institutions policières, et d’autre part que le policier doit faire preuve de discernement dans l’exercice de ses fonctions.

Il est étonnant de constater que ce Code de déontologie qui, dans d’autres institutions, en particulier dans les forces armées, est destiné à préciser les cas où on doit désobéir à des ordres jugés contraires au respect des droits de l’Homme, n’aborde pas du tout ce thème, et insiste sur l’obéissance, alors que ce domaine relève plutôt du champ disciplinaire classique. En second lieu, il faut souligner que la notion de discernement renvoie à la responsabilité individuelle du policier sur le terrain les éventuelles dérives ou dérapages[2]. En effet, tout comportement discriminatoire ne peut, dans cette optique, que relever de ses choix. À nouveau, on observe un refus, de la part des autorités, d’aborder de front le racisme policier, et une volonté de faire du policier le seul coupable des scandales qui pourraient émerger.

Et il est un domaine où des directives claires seraient indispensables, celui de la police des étrangers en situation irrégulière – ESI. Largement influencée par les succès électoraux du Front National devenu Rassemblement National, la politique de lutte contre l’immigration irrégulière occupe une place tout à fait importante dans des services, ceux de la Sécurité Publique, normalement dédiés à la protection au quotidien des citoyens[3]. Aux dépens de cette priorité, de nombreux policiers sont contraints de faire des contrôles d’identité qui doivent mener à l’interpellation d’ESI. De plus, leur hiérarchie, avec à sa tête le ministre de l’Intérieur, leur demande d’être performants en ce domaine, afin d’annoncer à la fin de l’année des chiffres de reconduite à la frontière supérieurs à ceux de l’année précédente.

Confrontés à cette double exigence, les policiers de terrain en sont amenés, naturellement, à rechercher les caractéristiques « visibles » permettant de cibler des étrangers potentiel. En effet, comme ils le disent eux-mêmes, ils ne peuvent pas mener une politique de contrôle systématique – et égalitaire – qui les amènerait à identifier ainsi les ESI. La couleur de peau devient ainsi un marqueur essentiel de focalisation, alors même que de nombreux français ont une pigmentation noire ou foncée. Nulle part, le Code de déontologie ou les directives nationales ne cherchent à trancher cette contradiction structurelle entre les valeurs de la République et les politiques qui découlent de facto de l’insistance des politiques publiques actuelles sur la lutte contre l’immigration illégale.

Le « danger » que représenterait celle-ci mobilise beaucoup d’énergie aux dépens d’autres tâches, et participe à la construction d’une culture policière où l’étranger, et tout ce qui lui ressemble, fait figure d’ennemi. Ajouté à une tradition de police coloniale dont il reste des traces, et à la lutte contre le terrorisme islamiste qui a ravivé la figure de l’ennemi de l’intérieur, l’étranger « visible », identifiable par ses caractéristiques vestimentaires ou physiques, s’ancre comme une figure repoussoir qu’il faut « gérer » et contrôler. Dans un contexte français qui revendique une stricte égalité et une négation de l’approche par les races, cette contradiction est insupportable pour ceux qui en sont les victimes.

Si, comme d’autres institutions, on trouve dans la police des agents racistes, homophobes, sexistes, ou coupables d’autres préjugés, il convient à l’institution qui en est responsable d’exiger de ses troupes un comportement adéquat. Il lui faut mener une action dynamique en ce sens et éventuellement exclure les policiers incapables de bien se comporter. Mais au-delà d’une gestion des individus, la Police doit aussi se poser la question d’une responsabilité collective, institutionnelle. En quoi le fonctionnement de son organisation tolère-t-il, voire encourage-t-il, comme avec la police des étrangers, des comportements racistes ? Cela suppose de ne plus se voiler la face quant à l’ampleur du problème, de poser la question des objectifs assignés à la police, et de l’acceptabilité des méthodes mises en œuvre. Non, tous les policiers ne sont pas racistes, mais ils hésitent à dénoncer les collègues qui le sont. Oui, il y a des policiers qui adhèrent aux idées d’extrême-droite, mais qui ne veulent pas forcément donner une image dégradée de la police.

Mais il existe aussi des policiers qui estiment que tout est permis et dont l’institution tolère les débordements, par peur d’une réaction négative de la police, parce qu’elle adhère plus ou moins consciemment aux idées de minorités ethniques par essence plus criminogènes que d’autres parties de la population, ou parce qu’elle ne maîtrise plus totalement un appareil policier auquel elle a demandé de suppléer au dialogue par la force. Si pendant longtemps, le tabou et la dissimulation ont servi de politique, aujourd’hui, la visibilité de ses dérives, grâce aux films de smartphones, au cinéma, aux actions des avocats ou du Défenseur des droits, les rend d’autant plus insupportables.


[1] Christian Mouhanna, Une proximité en devenir, la police de proximité à Paris, Rapport de recherche CSO-IHESI, septembre 2002

[2] Christian Mouhanna, « Le Code de déontologie : un outil de régulation des relations police-population ? », revue Droit et société,  n°97- 2017/3, pp 503-519

[3] On peut noter que de nombreuses forces de police américaines ont refusé de participer à la lutte contre l’immigration irrégulière.
Wesley S Kogan, « Policing Immigrant Communities in the United States », in William F. Mc Donald, Immigration, Crime and Justice, Sociology of Crime, Law and Deviance, vol 13, Emerald Pub. 2009

Christian Mouhanna

Sociologue, chargé de recherche au CNRS, directeur du Centre de recherches sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)

Mots-clés

Black Lives Matter

Notes

[1] Christian Mouhanna, Une proximité en devenir, la police de proximité à Paris, Rapport de recherche CSO-IHESI, septembre 2002

[2] Christian Mouhanna, « Le Code de déontologie : un outil de régulation des relations police-population ? », revue Droit et société,  n°97- 2017/3, pp 503-519

[3] On peut noter que de nombreuses forces de police américaines ont refusé de participer à la lutte contre l’immigration irrégulière.
Wesley S Kogan, « Policing Immigrant Communities in the United States », in William F. Mc Donald, Immigration, Crime and Justice, Sociology of Crime, Law and Deviance, vol 13, Emerald Pub. 2009