Réforme de la justice : de nombreuses questions, mais un débat impossible
Le statut du ministère public français, le « parquet », mais aussi l’ensemble des équilibres institutionnels, internes et externes, de la justice se retrouvent donc une fois encore sous les feux de l’actualité.
Une opinion de plus sur ces questions ne serait d’aucun intérêt. Ce n’est donc pas une tribune qu’on va lire mais un bref inventaire de quelques-unes des difficultés qu’elles soulèvent et que les contraintes du traitement médiatique conduisent souvent à négliger. Le présent texte se veut donc une invitation à débattre d’autant qu’il n’y a pas à ces questions institutionnelles complexes de réponse toute faite, de remède unique qui seul nous assurerait du progrès vers une justice meilleure. Bref, prenons le temps de réfléchir avant d’asséner une réponse.
L’histoire de ce débat est ancienne. Elle prend source à des moments marquants de l’histoire de la justice depuis deux siècles. Des strates multiples parmi lesquelles on citera l’échec de l’expérience de justice révolutionnaire, un XIXe siècle marqué par une magistrature aux ordres, toute entière nommée par le pouvoir politique et épurée par chaque nouveau régime, le choix de la Troisième République pour sortir de l’ornière du recrutement sur concours des magistrats, une paupérisation de l’institution assumée sur un siècle par les gouvernements des Troisième, Quatrième et Cinquième République, le souvenir traumatique d’une soumission quasi unanime de ce corps au régime de Vichy, et après 1968, en sens inverse, la crainte parfois fébrile des politiques quant à l’avènement d’un gouvernement des juges « rouges ».
La magistrature française est aujourd’hui encore parfois renvoyée à ces épisodes qui seraient la marque de vices inhérents à la structure du « corps ». Depuis toujours, son principal partenaire, le barreau, s’en méfie et elle le lui rend bien. La judiciarisation de la vie politique depuis un demi-siècle ne facilite pas ses relations avec les pouvoirs exécutifs et législatifs. Quant à ses relations aux médias, elles n’ont cessé depuis trente ans de se complexifier pour le meilleur et pour le pire. La mise en place par un pouvoir fort d’une école spécifique et d’un apprentissage par les pairs en 1958 est régulièrement remis en cause depuis deux décennies.
Pauvre, lente, héritière d’une histoire peu flatteuse, empêtrée dans une architecture institutionnelle compliquée, un langage parfois abscons, elle peine à incarner, collectivement ou individuellement la figure d’Autorité qu’on attendrait. À quelques très rares mais très notables exceptions près qui témoignent de la force d’un tel besoin.
L’évolution du ministère public, sa montée en puissance, en France comme ailleurs, ont rendu inéluctable une modification de son statut.
Pour le reste l’image est confuse. Et les débats du monde judiciaire sur le statut du parquet et ses enjeux, faute d’être vraiment compris, n’intéressent qu’un tout petit nombre. Ils n’accèdent pas à la dimension d’un débat démocratique ce qui n’a pas semblé troubler beaucoup le monde politique ces dernières années.
L’évolution du ministère public, sa montée en puissance, en France comme ailleurs, les garanties dont la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) entend être assortie sans pour autant imposer un modèle institutionnel ont rendu inéluctable une modification de son statut. Un bout du chemin a été fait : recours sur les classements sans suite, devoir d’impartialité, prohibition des instructions particulières du ministère. Les ministres de majorités différentes ont en pratique renoncé à passer outre aux avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) sur les nominations des membres du parquet. Mais la traduction constitutionnelle de cette pratique se fait attendre.
Les autres volets de la réforme envisagée, bien plus sensibles pour le monde politique (notamment la réduction du nombre de parlementaires), bloquent le tout. Navire encalminé, la réforme est jugée par une partie du monde judiciaire insuffisante et déjà dépassée. Elle prévoit que l’avis du CSM sur les nominations des membres du parquet lierait le ministre (avis conforme) mais, au contraire de ce qui se passe pour les présidents de tribunaux et les premiers présidents de cours d’appel, c’est le ministre qui continuerait de choisir le candidat qu’il présente au CSM. Il conserverait le pouvoir de proposition.
La majorité des procureurs généraux le souhaite tandis que le procureur général près de la Cour de cassation François Molins et l’un de ses prédécesseurs Jean-Louis Nadal voudraient aller plus loin. L’alignement des procédures disciplinaires applicables au parquet sur celles du siège qui donnerait au CSM le pouvoir de prononcer les sanctions en lieu et place du ministre fait en revanche consensus.
On en était là lorsqu’à la suite d’une inspection de fonctionnement du Parquet national financier (PNF) générée par le traitement d’une affaire aussi sensible pour la magistrature que pour le barreau et le monde politique, tout s’est enflammé. Or, les enjeux profonds dépassent très largement l’affaire en cause et les suites qu’elles méritent. C’est à quelques-unes des clés de ces enjeux qu’on veut ici s’arrêter.
Le ministre se trouve à l’interface entre les pouvoirs exécutif et législatif d’une part et d’autre part une magistrature qui, quasiment seule et tout autour de lui, administre le ministère.
Commençons par quelques rappels parfois méconnus du grand public.
L’unité du corps des magistrats de l’ordre judiciaire (ceux du parquet et ceux du siège, procureurs et juges) est un principe à valeur constitutionnelle. Il implique au plan des carrières la possibilité de passer du siège au parquet et vice versa. La Constitution et une loi organique portent statut des magistrats, un statut qui assure à l’autorité judiciaire les garanties d’indépendance nécessaires à l’équilibre des pouvoirs.
Le ministre de la justice est entouré d’un cabinet traditionnellement constitué de magistrats de l’ordre judiciaire pour la plus grande part. Les directions – et notamment la direction des services judiciaires qui gère les ressources humaines – sont également constituées de magistrats venant des juridictions et ayant vocation à y retourner. L’Inspection générale de la justice n’est pas exclusivement composée de magistrats mais seuls ceux-ci interviennent sur les questions disciplinaires concernant leurs pairs.
Le ministre se trouve donc – ce n’est pas indifférent de le rappeler aujourd’hui – à l’interface entre les pouvoirs exécutif et législatif d’une part et d’autre part une magistrature qui, quasiment seule et tout autour de lui, administre le ministère. Le Conseil supérieur de la magistrature statue sur toutes les nominations et il est juge disciplinaire. Son histoire témoigne d’une lente montée en puissance. Sa composition générale a évolué tout comme celle de ses différentes formations (disciplinaires, plénière, siège et parquet) et aussi le mode de nomination des membres extérieurs.
À ces constructions institutionnelles on doit ajouter au moins deux phénomènes importants. Le syndicalisme est très présent dans le corps, il est marqué par la domination d’un des trois syndicats, l’USM, qui se veut apolitique et attaché à la défense de l’indépendance de la magistrature, des intérêts matériels et moraux des magistrats. Ce positionnement le place dans une situation de force au sein de toutes les instances où des représentants de magistrats sont élus, depuis le CSM en passant par la commission qui statue sur les recours formés contre les évaluations dont les magistrats font l’objet par leur hiérarchie.
Enfin, les magistrats recrutés sur concours sont formés à l’ENM, en tout cas tous ceux recrutés sans expérience professionnelle antérieure. Depuis quelques années, l’âge moyen d’accès est de 28 ans (de 22 à 47 ans) mais la diversification des modes d’accès change la donne : 30 % des magistrats ont eu une autre profession avant d’entrer dans le corps. À quoi il faut ajouter les magistrats à titre temporaire dont ce n’est pas le métier principal.
Chacune de ces constructions est en réalité fortement discutée par une proportion plus ou moins importante du milieu judiciaire. Sans accéder au débat démocratique ce qui laisse un sentiment d’entre-soi.
D’abord des voix importantes s’élèvent y compris au sein du corps, côté siège, et depuis plusieurs décennies pour souhaiter la séparation du siège et du parquet en deux corps distincts. Mais cette rupture profonde est rarement accompagnée de son mode d’emploi. Un parquet séparé du siège, soit. Mais avec quel statut ? Quel recrutement ? Quelle formation ? Dans quelle école ? Pour quels bénéfices attendus en termes de culture professionnelle au siège et au parquet ? Un tout petit corps de 2 000 magistrats du parquet, soit. Mais au sein duquel on ferait toute sa carrière ? Sinon avec quelles passerelles ? Des carrières gérées par qui ? Et comment ? Quelles seraient les conséquences de ce choix sur les relations du parquet avec la police judiciaire, les commissaires et les préfets plus nombreux ?
Un ministre ou un procureur général de la nation ? Et dans les deux cas comment circonscrire un pouvoir de définition d’une politique pénale générale ? Faut-il proscrire toute remontée d’informations vers la Chancellerie ? Là encore depuis quelques décennies le débat n’en finit pas. Une responsabilité particulière devant le parlement du ministre ou du procureur général de la nation est-elle nécessaire ? Faut-il dans tous les cas conserver un pouvoir hiérarchique du ministre sur les parquets auxquels sont adressées des circulaires de politique pénale ?
Quel est ici le risque majeur : la sclérose de structures trop hiérarchisées ou une dérive vers des féodalités ?
La construction hiérarchique classique du parquet fait-elle encore sens à la suite de la création de parquets à compétence nationale et spécialisée (Parquet national financier, parquet antiterroriste) ? Il n’y a pas besoin d’être spécialiste pour comprendre que ces créations sont source de tensions tant elles s’éloignent de l’architecture traditionnelle du parquet. Quel est ici le risque majeur : la sclérose de structures trop hiérarchisées ou une dérive vers des féodalités ?
En matière disciplinaire comment faire pour éviter que le ministre ait de facto le monopole de l’engagement des poursuites ? Au risque du conflit d’intérêt. Comment analyser l’échec de la procédure qui donne aux justiciables le droit de déposer plainte auprès du CSM pour faute disciplinaire ? Faut-il basculer une partie au moins des moyens humains de l’Inspection vers le CSM pour lui donner de vrais moyens d’instruire les poursuites sans pour autant qu’il ne s’autosaisisse ? Quelle que soit l’issue de l’actuel débat, ces questions se posent.
La composition du CSM est aujourd’hui peu discutée, mais c’est plus l’effet d’une trêve que d’un consensus ou d’un équilibre accepté par tous. Une majorité de personnalités extérieures et leur mode de nomination continuent d’être vivement critiquées par les organisations syndicales. Mais au sein de la magistrature, on entend aussi des voix, au sein de la hiérarchie notamment, déplorer la place prise par les syndicats dans toutes les instances de gouvernance du ministère et du corps. D’autres encore proposent de faire basculer la DSJ sous l’autorité du CSM pour lui confier la gestion des carrières. Mais il leur est répondu qu’une confrontation saine entre DSJ et CSM et un dialogue clair, valent mieux qu’une technostructure pérenne qui prendrait très vite le pas sur les élus.
Le pouvoir qu’a le CSM de choisir directement entre les candidats, sans intervention de la DSJ et du ministre, est-il bien calibré quand il concerne certes tous les postes de président de tribunaux mais pas ceux de président des chambres de l’instruction, autrement plus sensibles en termes de libertés ? Quand on observe les résistances de ces chambres devant toute avancée des droits de la défense même affirmée par la CEDH et la Cour de cassation – on pense ici notamment à ce qu’on a pu voir à l’occasion de l’arrivée de l’avocat en garde à vue ! – la question n’est pas neutre.
Faudrait-il que le directeur de l’ENM soit choisi par le CSM pour éviter qu’on ne soupçonne le ministre de vouloir contrôler l’école ? Est-ce l’école qui « formate » si formatage il y a ? En raison de son organisation ou de ce qu’elle prend en charge de jeunes auditeurs qui sortent de l’Université et sont avides de modèles et de consignes bien claires qui les rassurent ?
Faut-il être plus radical alors et remettre en cause le recrutement sur concours pour rejoindre les pays où le juge, entouré d’une équipe, recruté par consensus sur son parcours d’excellence au parquet, au barreau, ou ailleurs constitue une figure d’autorité ? Faut-il dans le même sens aller vers une réforme du déroulement des carrières et remettre en cause le lien entre grade et fonction ? Comment penser les liens entre tous ces débats institutionnels et les mutations profondes qui ont et vont continuer de marquer le travail des juridictions ?
On peut entrer dans le détail de chacune de ces questions. La crise systémique qui les relie a été analysée par tant d’esprits brillants dans des travaux individuels ou collectifs, menés au sein du corps, du parlement ou de l’université, avec ou sans l’aide d’étrangers, qu’on a, à portée de clic, tous les éléments d’un débat riche et profond. Ses enjeux et les diverses solutions proposées seraient accessibles pour nos concitoyens si les acteurs du monde judiciaire et politique voulaient bien prendre le temps – et le ton – du débat démocratique en acceptant que l’autre puisse ne pas avoir nécessairement tort. Ici, le conditionnel, hélas, s’impose.