La haine de la théorie
À l’ombre des crises majeures auxquelles les États-Unis sont actuellement confrontés (démocratie, racisme, pandémie, etc.), d’autres batailles continuent d’y être menées. Elles le sont de façon certes beaucoup plus discrète, mais elles témoignent également de fronts durablement irréconciliables, en partie les mêmes d’ailleurs que ceux qui interviennent dans certains affrontements majeurs, notamment lorsque l’enjeu en est la lutte contre les formes concrètes de discrimination. Ainsi le livre récent de Helen Pluckrose et James Lindsay, intitulé Cynical Theories. How Universities Made Everything about Race, Gender, and Identity – and Why This Harms Everybody, relance-t-il un débat qui n’a jamais cessé d’être mené dans les milieux intellectuels et académiques américains.
Le livre de Pluckrose et Lindsay est une attaque frontale contre la « théorie », qui se décline selon les auteurs en études postcoloniales, queer, de genre, de race, etc. Il bénéficie du patronage d’Alan Sokal, connu depuis 1996 pour avoir déclenché l’affaire qui porte son nom, avec la publication dans la revue Social Text d’un canular « postmoderne » intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ». Le but du canular, on s’en souvient, était de démontrer que les auteurs regroupés à l’enseigne de la « French Theory » et leurs continuateurs américains évoluaient dans le domaine du non-sens, pour dire les choses vite et pour reprendre le terme qui donnera un peu plus tard son titre anglais à un livre d’Alan Sokal et de Jean Bricmont : Fashionable Nonsense (en français : Impostures Intellectuelles, paru en 1997).
Cela ne nous rajeunit pas, mais on en est toujours là un quart de siècle plus tard. Entretemps il y a eu d’autres polémiques, et même d’autres canulars. Globalement les fronts n’ont pas beaucoup bougé : le « postmodernisme » comme sa critique acharnée, ce sont des engagements à vie pour ceux qui les prennent, autant dire des carrières. De toute évidence, la constellation « moderniste », libérale, individualiste, universaliste, se réclamant des Lumières, de la science et des droits humains, et la nébuleuse « postmoderniste », relativiste, (dé)constructiviste et parfois communautariste ne sont pas près de se réconcilier.
Cynical Theories ne fait pas dans la nuance. Le champ intellectuel y est (re)configuré à la hache et s’agissant du postmodernisme, auquel tous les péchés du monde académique américain sont imputés, on y chercherait en vain les différenciations pourtant assez basiques entre les origines esthétiques du terme et ses variantes philosophiques, imputables notamment à Jean-François Lyotard ou, aux États-Unis, à un Frederic Jameson et d’autres encore qui, tous, parlent de quelque chose de différent et parfois même de contradictoire.
Il faut également rappeler à ce propos que le postmodernisme, dont les auteurs de Cynical Theories s’obstinent à vouloir que Michel Foucault et Jacques Derrida aient été les têtes de gondole, n’a jamais fait partie de l’agenda des deux philosophes (Foucault notamment a été très clair à ce sujet). Pris individuellement, pratiquement aucun représentant de la French Theory ni d’ailleurs leurs continuateurs américains ne se sont imaginés postmodernistes, mais tous ensemble – ironique retour du communautarisme sous la plume des apôtres de l’individualisme – ils le seraient devenus après-coup. On ne s’appesantira pas non plus sur un certain nombre d’affirmations assez surprenantes – Baudrillard en disciple de Lacan, cela ne saute pas aux yeux.
De la part d’auteurs qui se réclament de la rigueur scientifique pour stigmatiser les dérives idéologiques d’un postmodernisme qui, lui, en manquerait, on se serait attendu de manière générale à un traitement plus respectueux et surtout moins parcimonieux des sources primaires, la plupart du temps escamotées au point de transformer les démonstrations annoncées en affirmations qui restent infondées. Progrès en scientificité assez lents : on veut bien que la théorie ou les théoriciens soient cyniques, mais encore eût-il fallu le démontrer un peu.
Si la nébuleuse postmoderne est plus amusante, c’est parce qu’elle se constitue comme un espace permettant à des sujets d’y trouver une place.
Au-delà de ses parti-pris, de ses forces et de ses faiblesses, la question la plus intéressante posée par Pluckrose et Lindsay est sans doute celle de la fonction de la « théorie », celle de son usage dans un monde éventuellement postmoderne mais vu d’Europe surtout largement post-théorique. C’est la plus intéressante, parce que les auteurs font tout pour éviter d’y répondre. Jamais ils n’entrent en matière sur les raisons de la pratique de la théorie, ni par conséquent sur les différences pourtant essentielles entre ce qui se fait dans des départements de humanities, qui vivent de l’herméneutique et du commentaire, et ce qui se fait aujourd’hui dans des départements de sciences sociales où il n’est point de salut en dehors des protocoles scientifiques empiriques (qualitatifs, quantitatifs) et des régimes de publication qui leur sont associés. Tout se passe selon eux comme s’il y avait d’un côté la science, qui détient une sorte de monopole de la recherche de la vérité, et de l’autre la perversion postmoderniste de cette même recherche de la vérité, relativiste, antihumaniste et anti-individualiste.
On veut bien tolérer cette perversion quand elle limite ses ravages à la littérature, ou plus exactement à son enseignement dans les colleges, mais certainement plus quand elle se mêle de critiquer les assomptions du droit ou les protocoles de recherche des sciences politiques et sociales. Le social et la politique sont des choses aussi sérieuses que les sciences dures, et il convient de les laisser aux gens sérieux, plutôt que d’ouvrir la porte à des techniques de commentaire et d’analyse du discours qui vouent au soupçon les certitudes les mieux établies. C’était d’ailleurs déjà ce qui dérangeait le plus Alan Sokal il y a un quart de siècle : que la « théorie » se mêle d’autre chose que de futilités littéraires ou de l’interrogation en tant que telle – théorique justement – de la production du sens.
Au nom de la recherche de la vérité et des protocoles scientifiques permettant d’y parvenir, posés dogmatiquement comme la raison d’être du monde académique, Pluckrose et Lindsay disqualifient ainsi ce qui est, après tout, une autre raison d’être du monde académique, surtout dans le contexte empirique américain : l’interrogation critique de l’émergence du sens, et donc de nos modes de pensée, de nos pratiques discursives, de nos façons d’être et d’agir.
Loin de moi l’idée de défendre en bloc un « postmodernisme » dont tout porte à croire qu’en tant que bloc il n’existe de toute façon que dans l’esprit des auteurs. Il est probable qu’une bonne partie, ou même la plus grande partie de ce qui se produit à son enseigne ne passera pas à la postérité. Mais il serait pour le moins téméraire de prétendre qu’il en ira autrement de la soupe prétendument scientifique que nous servent actuellement les sciences sociales ou, dans le domaine des sciences humaines, la néo-philologie positiviste qui, en Europe surtout, a largement repris une place que la théorie lui a disputée pendant quelques décennies. Il y a sans doute dans certains développements « postmodernes » américains quelque chose d’excessif, voire de sectaire. Mais ce n’est pas une raison pour jeter l’enfant avec l’eau du bain et se débarrasser une fois pour toutes de Foucault, de Derrida et de tant d’autres, et puis remettre les clés de la maison aux gardiens d’un dogme de scientificité imposé notamment par les grandes maisons d’édition scientifique qui y trouvent manifestement leur intérêt (il se chiffre, littéralement, en milliards).
Je me souviens d’une conversation avec un collègue australien qui portait précisément sur la qualité comparée de la production « scientifique » en sciences humaines aux États-Unis et en Europe. Il n’avait aucune réticence à reconnaître que dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, la médiocrité semblait être la chose la mieux partagée au monde, mais il avait une préférence pour les États-Unis parce que ce qui s’y faisait était quand même plus amusant.
L’argument peut paraître léger, mais pour peu qu’on y réfléchisse un peu, il touche à l’essentiel. Si la nébuleuse postmoderne est plus amusante, c’est parce qu’elle se constitue comme un espace permettant à des sujets d’y trouver une place et éventuellement de s’y amuser ou de s’y engager, voire de s’y engager pour s’amuser. La science, elle, n’amuse pas, elle n’est pas faite pour cela, elle aura été rarement gaie. Pour qu’on s’amuse, il faut de la subjectivité, ou des sujets capables d’être amusants, et la science non seulement ne peut rien pour eux, n’a jamais appris à rire, mais encore elle se constitue dans et par l’exclusion de la subjectivité et de toutes les formes par lesquelles celle-ci se manifesterait (du rire à l’engagement politique, etc.).
C’est de cette place faite à un sujet par la « théorie », à ses amusements comme à ses engagements, que Sokal autrefois, Pluckrose et Lindsay aujourd’hui ne veulent rien savoir. Ils ne peuvent rien en faire parce que fondamentalement l’engagement du sujet dans son discours se fait selon eux nécessairement aux dépens d’une « recherche de la vérité » et d’une « objectivité scientifique » dont les sciences sociales contemporaines seraient les dépositaires, et dont nos deux auteurs se font les sourcilleux gardiens (mais ils sont évidemment loin d’être les seuls). On notera encore à ce propos que ce sont précisément les versions « amusantes » de la French Theory qui ont conquis les États-Unis, c’est-à-dire celles qui ont fait la part belle à la subjectivité (théoriquement dans le cas de Foucault, plus rhétoriquement dans le cas de Derrida ou de Barthes), et non pas le structuralisme pur et dur ni par exemple la « mathématique » lacanienne.
Disparaît ainsi la possibilité de la pensée critique, qui n’est véritablement critique que s’il existe un sujet pour penser de façon critique.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le débat n’a jamais cessé dans le cadre de la culture empirique propre aux États-Unis. Les universités, surtout au niveau des premiers cycles d’enseignement et plus généralement des humanities, font la part belle au développement de la personnalité et de ses facultés critiques. La « théorie », à laquelle Pluckrose et Lindsay reprochent son arrimage dans le vécu, y est par conséquent comme un poisson dans l’eau. On pourrait même dire que, dans ses versions américaines contemporaines, elle est faite pour permettre à des sujets de s’identifier et donc de se parler et de se vivre (en termes de race, de genre, etc.) dans des configurations discursives particulières. Faut-il s’en réjouir, faut-il s’en offusquer ?
Le débat peut sembler inactuel en Europe, mais il devrait au moins nous rappeler que notamment en France la théorie a également représenté, dans ses belles années 60 et 70, quelque chose comme l’irruption, à la fois conceptuelle et pratique, de la question du sujet dans le discours universitaire, et que c’est sans doute ce qui dérangeait le plus le monde académique conservateur : qu’on se permette d’y parler sans s’y autoriser des ordres du discours établis, sans respecter les protocoles séculaires. Ce serait une erreur de croire que la théorie a été fondamentalement autre chose en France que ce qu’elle est devenue aujourd’hui dans d’autres parties du monde. Dans l’ensemble de ses versions d’alors, la théorie a été en somme bien peu théorique. Elle a été vécue par ceux qui l’ont écrite, qui se sont situés à cet effet à la croisée de leurs engagements politiques, critiques et subjectifs.
Dans cette perspective la continuité, dans les années 60 et 70, de la production théorique « académique » et avant-gardiste – emblématique dans la composition professionnelle d’un groupe comme Tel Quel – est un bon indicateur de l’irruption de la subjectivité dans le discours académique, qui a peut-être été l’effet le plus important de la « théorie ».
Quoi qu’on puisse penser des avatars contemporains de la théorie aux États-Unis, le débat relancé par Pluckrose et Lindsay a le mérite de nous rappeler, presque a contrario, qu’il est arrivé au monde académique européen ou à ce qu’on n’appelait alors pas encore systématiquement la « recherche scientifique » d’être autre chose que ce qu’ils sont (re)devenus aujourd’hui après avoir digéré et évacué les théories d’antan, c’est-à-dire un espace qu’il faut bien qualifier de désubjectivant. Prière de laisser votre subjectivité au vestiaire : entre les protocoles scientifiques néo-scolastiques imposés par la recherche empirique (dont l’obsession du plagiat est un des symptômes les plus remarquables) et le recours désormais massif aux technologies numériques, qui reconfigurent à la fois les objectifs et les légitimations de la recherche, les espaces de subjectivité se sont refermés.
C’est très dommage, car disparaît ainsi également la possibilité de la pensée critique, qui n’est véritablement critique – c’est assez triste d’en arriver à devoir le rappeler – que s’il existe un sujet pour penser de façon critique. Ni les protocoles de la recherche empirique ni les divers logiciels promettant le paradis aux chercheurs ne produisent de la pensée critique, et encore moins de la théorie. Ils permettent aux chercheurs de faire ce qu’ils font, ce qu’ils savent faire, c’est tout, mais pas de s’amuser, ni de rire, et encore moins de s’engager. Tout porte à croire qu’il faudra s’y faire, l’histoire repassant rarement les plats. Que d’ennui – et même d’ennuis – en perspective, tant il est vrai que le principal intérêt de la pensée critique aura été de nous permettre de vivre un peu moins mal.