Economie

Les ordonnances Macron, de guerre lasse ?

Sociologue

Le projet de loi ratifiant les cinq ordonnances réformant le code du travail est revenu ce 6 février à l’Assemblée avant d’être discuté au Sénat le 14. Présentée comme « la première grande réforme sociale du quinquennat », elle s’inscrit en réalité dans une longue évolution, toutes majorités confondues : de la sécurisation du travailleur à la sécurisation de la flexibilité.

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La large majorité obtenue aux législatives de 2017 par les candidats de La République En Marche ! a ouvert la voie aux réformes promises par le candidat Macron, parmi lesquelles, au premier chef, ces fameuses ordonnances habilitant le Gouvernement à légiférer « pour le renforcement du dialogue social » dans le domaine du droit du travail. Ces ordonnances n’ont finalement suscité que peu de réactions dans l’opinion publique, hormis de trois ou quatre journées d’action syndicale. Faut-il voir dans la faiblesse des controverses et des mobilisations suscitées par cette réforme la preuve d’une forte « capacité à réformer », dans un domaine soumis habituellement aux interventions des organisations syndicales ?

Il s’agit plutôt ici d’une guerre d’usure. Ces ordonnances ne se caractérisent pas par leur nouveauté, elles prolongent au contraire les chantiers ouverts par la présidence Hollande – répondant ainsi directement aux injonctions de la Commission Européenne –, auxquels Emmanuel Macron lui-même a pris une part importante. Sous couvert de « renforcement du dialogue social », un fil rouge opère le lien entre les ordonnances et la loi de sécurisation de l’emploi voté sous François Hollande en 2013 : la mesure instituant un barème qui forfaitise l’indemnisation des dommages en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse.

On est passé de la sécurisation du travailleur à la sécurisation de la flexibilité.

Les projections des années 1990, telles celles de la Commission Boissonnat ou celle du groupe réuni par Alain Supiot, dessinaient un monde du travail où la mobilité devait devenir une dimension cruciale, mobilité de salariés en emplois précaires (CDD, intérim), mobilité entre salariat et création d’entreprise à une époque où fleurissait le culte des start-ups et de la société « post-industrielle ». Pour Robert Castel, la situation se présentait sous un jour moins optimiste, marqué par la disparition du plein emploi, la montée proportionnelle des contrats instables et la perte de « l’identité par le travail. »

Vingt ans après, aucune de ces prophéties ne s’est pas réalisée. En 2016, la part des travailleurs en CDI demeure aux environs de 70 % de la population active, chômeurs compris, avec une concentration des emplois précaires et du chômage sur les plus jeunes et une part de 80 % de la population active en CDI entre 28 et 60 ans. Enfin, l’ancienneté dans l’entreprise croît avec l’âge, parvenant à une ancienneté moyenne de 20 ans pour les actifs de 60 ans. Face à ce constat, l’heure n’est plus à la recherche d’une flexicurité, censée atténuer les effets néfastes de la mobilité par des garanties attachées à la personne du travailleur. Elle est, plus radicalement, à la remise en cause de cette stabilité de l’emploi et des salaires. Ce qui pouvait faire déclarer à la ministre du travail Murielle Pénicaud : « L’emploi à vie dans une grande entreprise industrielle va devenir l’exception, car ça ne correspond plus à notre économie. » On est passé de la sécurisation du travailleur à la sécurisation de la flexibilité.

La convergence des États européens en matière de droit du travail ne résulte pas de la simple conjoncture économique, elle renvoie à un foyer normatif commun : la Commission Européenne.

Si l’on adopte une perspective comparative à l’échelle européenne, les ordonnances de septembre 2017 partagent les orientations de nombreuses initiatives prises par d’autres États. La réforme du 10 février 2012 en Espagne, par exemple, qui allège les dommages prévus en cas de licenciement injustifié d’un salarié en CDI, tout en faisant prévaloir les accords d’entreprise sur les accords sectoriels et régionaux. En Italie, c’est par une loi d’habilitation que le gouvernement a été autorisé le 17 décembre 2014 à réformer par décret le « statut des travailleurs », en remettant notamment en cause le droit de réintégration dans son emploi ouvert, par l’article 18, à un salarié en CDI touché par un licenciement sans justification. En France, la deuxième ordonnance, celle de septembre 2017, se situe sur le terrain de cette décentralisation de la négociation collective encouragée par la Commission. La troisième entend elle alléger et rendre plus prévisibles les dommages accordés par les tribunaux en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, par l’adoption d’un barème déterminant des dommages forfaitaires en fonction de l’ancienneté.

Cette convergence ne résulte pas de la simple conjoncture économique, elle renvoie à un foyer normatif commun : la Commission Européenne. Le « six-packs » de 2011, le Traité sur la Stabilité, la Convergence et la Gouvernance (TSCG) de la zone euro adopté en 2012, puis  le « two pack » en 2013 ont participé à créer la procédure de contrôle des budgets nationaux, dite “semestre budgétaire”. Au cœur de la politique européenne, cette procédure aboutit à des recommandations en matière budgétaire, mais aussi dans des domaines tels que le droit du travail et les politiques de l’emploi, ou la sécurité sociale, en vue de réduire les déficits sociaux. Ainsi, la Commission salue en mai 2017, « la loi de juillet 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, [par laquelle] la France a instauré des mesures visant à améliorer la capacité d’adaptation des entreprises aux cycles économiques et à réduire la segmentation du marché du travail. »

Le vrai tournant est engagé en 2013 avec la remise en cause en profondeur de la procédure de licenciement collectif pour motif économique.

Mais le compliment de la Commission reste alors mesuré car il faudra attendre les ordonnances de septembre 2017 pour arriver à ce qu’avait engagé la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013. Le vrai tournant est engagé à l’époque avec la remise en cause en profondeur de la procédure de licenciement collectif pour motif économique, les « PSE », par l’inversion des normes. La priorité est donnée à un aménagement négocié, ou décidé unilatéralement par l’employeur, sur la consultation du comité d’entreprise définie par la loi. Il revient aux inspecteurs du travail d’homologuer ensuite ces aménagements.

Innovation plus symbolique encore, un barème indicatif est censé guider la procédure de conciliation aux prud’hommes, en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. La démarche est reprise en 2015 par une initiative du ministre de l’économie, Emmanuel Macron, avec un barème obligatoire destiné à encadrer les dommages accordés par les juges, mais considérés par les employeurs comme imprévisibles et exorbitants. Le Conseil constitutionnel censure la modulation du barème en fonction des effectifs, mais qu’à cela ne tienne, la mesure est reprise par le projet El Khomri en 2016 avant que le gouvernement ne cède devant la fronde syndicale. C’est finalement à la troisième ordonnance de septembre 2017 qu’il revient de mener à son terme la démarche.

En remettant en cause la loi du 13 juillet 1973, consacrant le « contrat à durée indéterminée », cette législation rejoint la logique des réformes espagnoles et italiennes. Pour le ministre de l’époque, le gaulliste de gauche Georges Gorse, « cette réforme [qui consacrait le CDI] est une pièce indispensable de l’économie de participation, et cela notamment pour des raisons psychologiques. Comment veut-on que le salarié accepte de se considérer comme participant et de se comporter comme tel si, alors qu’on lui promet un intéressement aux bénéfices et qu’on le fait même accéder au titre d’actionnaire, il a conscience d’être à chaque instant à la merci d’une décision unilatérale, incontrôlée ou incontrôlable ? »

La barémisation des dommages pourrait susciter un automatisme du dédommagement aux Prud’hommes, mais en ouvrant plus largement l’intérêt du salarié à un litige.

Faire de l’adoption sans embûche des ordonnances de 2017 un succès revenant entièrement à la majorité présidentielle actuelle serait assurément excessif. Ce serait en effet négliger les effets d’usure liée à la succession de projets approfondissant par petites touches l’orientation vers la flexibilité. Mais voir dans ces ordonnances la fin de toute voie de recours et la domination sans partage d’un patronat financiarisé le serait tout autant. Certes, ces ordonnances marquent un aboutissement dans la guerre d’usure lancée depuis 2013 pour limiter les obstacles au licenciement. Ainsi, la fusion des institutions représentatives du personnel initiée par la loi Rebsamen du août 2015 s’achève dans la création des comités sociaux et économiques par la deuxième ordonnance. La réforme de la procédure prud’homale par la loi Macron du 6 août 2015 complique l’accès des salariés à la justice, tandis que la troisième ordonnance prévoit des lettres types de licenciement destinées aux employeurs.

Mais cela signifie-t-il véritablement la fin de l’emploi à vie tel que poursuivie par ces réformes ? La règle de droit semble ici moins favorable que jamais à la réalisation de projets de vie visant un emploi stable, et des conditions de travail laissant la possibilité d’une vie familiale dans un logement décent. Mais, en suivant ici Max Weber, il reste à analyser « ce qui advient en fait au sein d’une communauté » sous l’effet de cet ordre juridique nouveau. Il paraît difficile, dans un État de droit, de priver le salarié de toute voie de recours contre son licenciement. La barémisation des dommages pourrait susciter un automatisme du dédommagement, en soulageant le juge de la recherche d’une proportionnalité entre le dommage et la lésion subie, mais en ouvrant plus largement l’intérêt du salarié à un litige. Il y a là matière à un mode d’emploi, que les syndicats produiront sous peu à n’en pas douter.

Le récit littéraire d’Arno Bertina publié récemment dans AOC à propos du combat des ouvriers de GM&S éclaire – empiriquement dirait Weber – le point de vue des salariés dans cette lutte pour le droit, à travers l’aspiration permanente à une vie meilleure pour laquelle le travail est un enjeu crucial. Source d’un investissement personnel guidé par la recherche d’un emploi stable, ayant parfois à faire face au désengagement des donneurs d’ordre et au pillage de la trésorerie de l’entreprise par la piraterie financière, le travail devient, dans le cas de l’usine GM&S de la Souterraine, un objet de lutte sociale et judiciaire. Le droit nouveau demeure un levier, saisi par le comité d’entreprise, pour saisir le tribunal administratif de Limoges qui vient de rejeter l’homologation du PSE accordée par la DIRECCTE (Directions régionales des entreprises, de la concurrence, du travail et de l’emploi) de la Nouvelle-Aquitaine. Il y a loin, dans ce monde nouveau, du matin des magiciens de la microentreprise à la vérité de salariés qui tentent de gagner leur vie.


Claude Didry

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, Centre Maurice Halbwachs CNRS-EHESS-ENS.

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