Afrique

Le serpent sécuritaire du Sahel

Politiste

Réuni ce mardi à Niamey (Niger), le G5 Sahel a annoncé pour mars la mise en œuvre de sa force conjointe de lutte contre le terrorisme. Mais prétendre combattre à la fois le « terrorisme » et l’ « immigration clandestine », c’est inéluctablement se condamner à renforcer et l’un et l’autre.

Publicité

 

Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, en 2007, la France a réduit sa politique à l’égard du Sahel à une double lutte, aussi illusoire que celle de Don Quichotte contre les moulins : lutte contre l’immigration, lutte contre le terrorisme. Au mieux, c’est confondre deux symptômes avec le problème. Au pire, cela revient à prendre pour argent comptant des trompe-l’œil.

Faute de mise en perspective, l’on s’interdit de voir que les politiques poursuivies depuis plusieurs décennies, tant par la France que par ses partenaires européens, les États-Unis et les institutions internationales, ont une responsabilité écrasante dans les dérèglements que l’on déplore. En particulier, les programmes d’ajustement structurel d’inspiration néolibérale, mis en œuvre à partir des années 1980, et la calamiteuse intervention militaire en Libye, en 2011, ont ébranlé les États sahéliens dont on dénonce aujourd’hui la « fragilité » ou la « faillite », avec des larmes de crocodile, et ont intensifié les flux migratoires dont on prétend se prémunir.

Pis encore, les réponses que l’on apporte aujourd’hui à l’immigration ou au djihadisme renforcent ces phénomènes, et menacent d’engendrer une situation incontrôlable, comparable à celle qui s’est installée en Amérique centrale, où des cartels criminels prospèrent grâce aux gains marginaux faramineux que leur procure la prohibition des narcotiques et de la circulation continentale de la force de travail. D’ores et déjà, on peut observer, de part et d’autre de la Méditerranée, les ingrédients de ce cocktail explosif, à commencer par la coopération entre des cartels latino-américains, des réseaux ouest et nord-africains, et les grandes organisations criminelles sud-européennes, non sans que les uns et les autres bénéficient de la complicité des autorités ou des institutions de certains États, tels que la Guinée Bissau ou la Libye, et des opportunités de blanchiment que d’autres d’entre eux leur offrent, aussi bien en Afrique qu’en Europe. Vous avez aimé l’épisode des passeurs et des djihadistes ? Vous adorerez Sahel, le retour

Seul le recours à l’histoire, une histoire un tant soit peu critique par rapport à la logorrhée gouvernementale qui nous tient lieu de pensée depuis des lustres, permet de comprendre de quoi le terrorisme et l’immigration sont les noms. Les deux phénomènes renvoient non à une « crise de l’État », comme on le répète ad nauseam, en oubliant que cet État est pour partie le fruit de nos entrailles, mais à un processus de formation de celui-ci, dont la violence et les contradictions confirment la banalité des sociétés africaines en tant que sociétés historiques. Sans préjuger des conclusions de la prochaine Rencontre européenne d’analyse des sociétés politiques (Reasopo), qui se réunira à Paris, les 8 et 9 février, pour débattre du gouvernement de l’Afrique saharo-sahélienne à la lumière de la sociologie historique et comparée de l’État on peut d’ores et déjà tenir pour acquis les faits suivants, sur la base d’une pléthore de recherches en sciences humaines et sociales que les dirigeants européens entendent ignorer.

Les classes politiques africaines, et l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ont choisi, au lendemain des indépendances, de reproduire le cadre territorial hérité de la colonisation et ont entériné le principe de l’État-nation. De ce fait, elles sont demeurées dans l’épure d’une combinatoire biséculaire associant l’expansion du mode de production capitaliste et l’universalisation de l’État-nation comme mode d’organisation politique à l’échelle du système international. Cette séquence, dont nous ne sommes pas sortis en dépit des apparences, s’est accompagnée de la cristallisation et de l’exacerbation de formes particularistes d’identification sociale, dont l’ethnicité et la confession religieuse sont les deux principales manifestations sur l’ensemble du continent africain.

Les analyses distinguant les périodes précoloniale, coloniale et postcoloniale s’avèrent très pauvres pour comprendre les problèmes politiques que rencontrent les États africains, et les crises ou conflits qui les marquent.

De telles transformations ont profondément affecté les sociétés ouest-africaines et sahariennes depuis le dix-neuvième siècle. D’une part, elles ont contredit leurs principaux ressorts politiques, économiques, culturels, et notamment leurs rapports au territoire, à la souveraineté, à la richesse et la pauvreté, à la responsabilité sociale et politique, à la mobilité spatiale, à la liberté et à la dignité. Mais, d’autre part, elles ont fait l’objet de processus d’appropriation souvent massive, et toujours créative, de la part de l’ensemble de leurs acteurs. Cette double réalité rend insuffisantes la plupart des interprétations qui mettent l’accent sur des contradictions supposées insurmontables entre un État hérité de la colonisation et les sociétés du cru, sous la forme d’un jeu à somme nulle. Les choses sont en fait beaucoup plus compliquées, dans la mesure où les régimes de légitimité, de sécurité, d’enrichissement, de représentation culturelle et politique du « bon gouvernement » participent simultanément de ces deux dimensions historiques, d’espaces différents, de durées disparates qui s’encastrent les unes dans les autres plutôt qu’elles ne se succèdent. Les analyses distinguant les périodes précoloniale, coloniale et postcoloniale, et opposant l’Afrique aux entités européennes ou autres qui ont fait irruption dans son histoire, s’avèrent très pauvres pour comprendre les problèmes politiques que rencontrent les États africains, et les crises ou conflits qui les marquent. Les sociétés politiques africaines reposent sur l’imbrication de durées hétérogènes, « longues », « moyennes » ou « courtes », au sens où l’entendait Fernand Braudel.

Au-delà de la commodité analytique de la distinction braudélienne, il faut admettre, avec Henri Bergson, la « compénétration » de ces durées, tant du point de vue de la structuration objective des sociétés — leur organisation politique, leur mode de production, leurs rapports sociaux, par exemple — que de celui de leur conscience culturelle et politique. Cette « compénétration » des durées donne lieu à des effets de mémoire traumatique, notamment celle de la traite esclavagiste ou de l’occupation coloniale, que l’on peut qualifier, avec le philosophe et son inspirateur, le psychiatre Pierre Janet, de « fausses reconnaissances » ou de « souvenirs du présent ». Elle inspire aussi des hybridations entre des formes ou des répertoires politiques hétérogènes, de diverses provenances, et des identifications, des sentiments d’appartenances multiples, sinon concurrentes. Les raisonnements binaires, opposant la tradition à la modernité, l’Afrique à l’Occident, l’ethnicité au nationalisme, le lignage à l’institution bureaucratique, l’État contemporain aux empires ou aux formations politiques antérieurs ne devraient plus être de mise.

Ces effets de mémoire et d’hybridation, cette logique d’imbrication et de concaténation de différentes durées, ces parts respectives de la « continuité indivisée et (de la) création », comme le disait Bergson, sont constitutifs de la reproduction de l’État-nation au sud du Sahara, et de la plupart des crises politiques qu’il traverse. Ils sont d’autant plus complexes qu’en réalité les trois ordres de durée, courte, moyenne et longue, se déclinent naturellement au pluriel. Sans même parler des transformations qui ont rythmé l’Âge médiéval et le Premier Âge moderne du sous-continent, sur plusieurs siècles, ni le moment colonial ni le moment postcolonial n’ont été exempts de changements qui leur confèrent leur vraie historicité, nonobstant leur essentialisation polémique en termes de « colonialisme » ou de « néocolonialisme ». Il va sans dire que, de ce point de vue, l’Afrique, prise dans sa diversité, n’existe que comme fiction, dont il n’est pas certain qu’elle soit utile. Le plus souvent, l’aune d’analyse pertinente est celle des terroirs historiques sur lesquels s’est édifié l’Etat, et à l’échelle desquels se conjuguent les conflits qui l’agitent.

En définitive, l’État « en Afrique » souffre peut-être moins de son inadaptation congénitale aux sociétés locales que du succès de sa greffe, et de son impuissance (ou de son mauvais vouloir politique) à répondre aux attentes qu’il suscite parmi ses citoyens, y compris dans des situations de déshérence politique et de guerre civile. À rebours des lieux communs, et sur la base d’un long travail de terrain, Louisa Lombard — qui participera à la Reasopo des 8-9 février — montre ainsi comment les rébellions, en Centrafrique, reproduisent l’ordre étatique, et l’aspiration populaire à celui-ci, plutôt qu’elles ne le remettent en cause ; comment elles véhiculent la demande d’État, et non son rejet ; comment elles expriment la force de son imaginaire, plutôt que son illégitimité ; comment elles constituent une tentative d’intégrer sa bureaucratie civile et militaire, au lieu de la disqualifier. L’intervention étrangère, et sa “foule de bonnes intentions”, confortent et régulent le cycle en homologuant les rébellions éligibles à cette forme de cooptation. Et de proposer une nouvelle approche du peace-keeping, du peace-enforcement et de l’action humanitaire, qui reposerait sur une politique de redistribution et l’acceptation de la dignité sociale des combattants en mal d’État.

L’hypothèse mérite d’autant plus d’être prise en considération qu’elle rejoint les conclusions d’autres recherches consacrées aux rébellions de la République démocratique du Congo ou à la guerre civile en Côte d’Ivoire. Selon toute vraisemblance, cette demande de cooptation ou d’intégration est également sous-jacente aux mouvements djihadistes du Sahel, ce que la stigmatisation du terrorisme nous dissuade de penser. Autrement dit, l’État en Afrique, constitué en rhizome, dispose d’une vraie assise historique, interagit avec les instances locales, et a vu son principe bureaucratique largement repris dans les profondeurs de la société.

C’est sans doute dans la généralisation de ce que l’on nomme improprement la « corruption » que la contradiction apparaît le plus clairement : la conscience civique la condamne, l’impératif moral de la redistribution y condamne.

Certes, il y a eu distorsion entre les logiques de l’historicité de l’Afrique ancienne et le modèle politique et économique que la colonisation a implanté en promouvant l’épistemè occidentale, la territorialisation de l’État, l’institutionnalisation bureaucratique, la réification des consciences ethniques, religieuses ou nationales, l’appropriation privée de la terre, le gouvernement par les nombres, là où prévalaient le mouvement des populations, le relativisme des appartenances politiques et religieuses, d’autres formes de connaissance et de domination politique, un ethos de la performance plutôt que de la norme. Mais cette distorsion est aujourd’hui une part intégrante de l’historicité de l’Afrique contemporaine. Cela, ni les études dépendantistes ou postcoloniales ni le prêt à penser néolibéral de la « bonne gouvernance » ne le saisissent.

Dès les années 1950, le romancier sénégalais Cheikh Hamidou Kane et le sociologue français Georges Balandier évoquaient l’ « ambiguïté » de l’Afrique. En réalité, celle-ci est surtout ambivalente par rapport à la Grande Distorsion qui l’habite depuis un siècle. Dans leurs pratiques quotidiennes, les Africains tout à la fois la récusent, et s’y reconnaissent.  C’est sans doute dans la généralisation de ce que l’on nomme improprement la « corruption » — il s’agit en fait d’accumulation primitive de capital — que la contradiction apparaît le plus clairement : la conscience civique la condamne, l’impératif moral de la redistribution y condamne.

Néanmoins, la territorialisation de l’État — à la fois dans l’espace, par délimitation de frontières et par titrisation de la terre, et au sens où l’entendaient Gilles Deleuze et Félix Guattari, en particulier sous la forme d’un absolutisme identitaire d’ordre national, administratif, ethnique et religieux — est plus lourde de conséquences. Elle a permis cette accumulation primitive de capital, par de véritables classes dominantes, d’une ampleur tout à fait inédite dans l’histoire du continent. Il s’en est ensuivi une aggravation croissante de l’inégalité sociale depuis la conquête coloniale, que ne dissimulent plus l’abolition, officielle, de l’esclavage et la cooptation dans l’État moderne d’une fraction généralement infime des anciens captifs. La délinquance, le brigandage, l’enrôlement dans les mouvements armés, la violence d’orientation religieuse, notamment djihadiste ou millénariste, sont autant de réponses à l’exclusion des petits sur laquelle repose la formation de cet État.

Ainsi, Boko Haram, dans le bassin du lac Tchad, est d’abord une insurrection sociale, dont les facteurs autres qu’islamiques sont sans doute plus déterminants que les logiques intrinsèques de la foi. L’émigration constitue une autre forme de réponse à l’iniquité de l’État, que les dirigeants européens s’emploient à dépolitiser dans les termes du développement ou, pour les plus cyniques d’entre eux, du « co-développement », pour la mieux réprimer. Quitte à oublier que les « remises » — les envois d’argent — des émigrés dépassent aujourd’hui l’aide publique au développement, et que ce que l’on nomme le développement a toujours intensifié les flux migratoires.

Prétendre combattre à la fois le « terrorisme » et l’ « immigration clandestine », c’est se condamner à renforcer et l’un et l’autre.

L’ironie de l’Histoire veut que la « bonne gouvernance », l’ « État de droit » et les normes dont se réclament les pays occidentaux nourrissent ces forces centrifuges. La titrisation des terres finit par spolier et déplacer des populations au profit de gros investisseurs agro-industriels ou miniers, souvent étrangers. Elle restreint la circulation des grands troupeaux de bovins, l’une des principales richesses économiques, mais aussi sociales et culturelles, du Sahel, au prix de la multiplication des affrontements sanglants entre cultivateurs et éleveurs et des vols de bétail. On ne peut, par exemple, appréhender les guerres civiles du Mali ou de la République centrafricaine si l’on ne prend pas en considération le pastoralisme et la question foncière.

De même, les frontières interétatiques segmentent le commerce régional pluriséculaire. Tout à la fois elles favorisent et criminalisent la contrebande en la rendant simultanément illicite et profitable, y compris pour les forces de l’ordre censées l’endiguer. La définition exclusive de la citoyenneté, qu’impliquent de manière concomitante l’exercice démocratique du droit de vote et l’appropriation privée de la terre, alimente une idéologie de l’autochtonie dont on a pu mesurer les ravages politiques spectaculaires en Côte d’Ivoire, dans les années 2000, et en Centrafrique, depuis 2010, mais qui, dans la totalité des pays ouest-africains, instille son venin au jour le jour, dans les méandres de la décentralisation administrative chère aux bailleurs de l’aide étrangère.

Enfin, la délégation aux États sahéliens et nord-africains de la lutte contre l’immigration, devenue d’autant plus clandestine que l’émigration légale est maintenant de facto impossible, prend le risque de réveiller, en particulier au Niger, les dissidences armées, dans la mesure où elle déstabilise les fragiles équilibres économiques des confins sahariens qui ont reposé, ces dernières années, sur l’exploitation de la manne des voyageurs.

Là où le serpent sécuritaire se mord la queue : prétendre combattre à la fois le « terrorisme » et l’ « immigration clandestine », c’est se condamner à renforcer et l’un et l’autre, ainsi que le relèvent les reportages sur le terrain du Monde ou de Libération par exemple. La montée de la pression migratoire, au demeurant très exagérée par les dirigeants européens, est à la fois une résultante et une nécessité de la formation de l’État et de son économie capitaliste au sud du Sahara. Comme à l’époque coloniale, les Africains sont à la fois obligés et empêchés de se mouvoir. Faute de saisir cet arrière-plan historique et politique, l’Europe se trouve dans une double impasse : celle de la lutte militaire contre le djihadisme, qui se referme comme un piège sur elle, la guerre appelant la guerre ; celle de la construction idéologique d’une crise migratoire dont le traitement est vain, se révèle de plus en plus criminel en raison du nombre des victimes qu’il provoque et des compromissions avec les trafiquants libyens qu’il suppose, et à terme insoutenable politiquement, voire juridiquement.

On le sait, l’Europe, divisée comme jamais, joue son avenir sur ces apories. Seule l’invention d’un nouveau modèle de gouvernement, moins distordu par rapport aux legs de l’Afrique ancienne que celui de la territorialisation d’origine coloniale, et capable d’administrer positivement l’itinérance tant des bêtes que des hommes, serait à même de la sortir de l’ornière. Si l’on admet que le Sahara s’est gouverné, dans la longue durée, en dehors de toute souveraineté étatique effective, et s’est toujours caractérisé par son cosmopolitisme et la difficile mais libre circulation des gens, des idées et des biens, il n’est pas étonnant que le piège se soit déclenché dans ses confins, au Sahel, en Tripolitaine et en Cyrénaïque.


Jean-François Bayart

Politiste, Professeur à l'IHEID de Genève titulaire de la chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain"

Sortir du binarisme bioéthique

Par

Les débats publics en prévision des futures lois de bioéthique ont démarré dans toute la France et passionnent. Mais le point de départ, une certaine résignation face aux évolutions de la biotechnologie,... lire plus

Marivaudage d’époque

Par

À l’heure où de nombreuses voix en appellent à un révisionnisme culturel, mettons nos classiques à l’épreuve des débats contemporains. Premier appelé : Marivaux et son "Petit-maître corrigé", actuellement... lire plus