Bioéthique

Sortir du binarisme bioéthique

Biologiste

Les débats publics en prévision des futures lois de bioéthique ont démarré dans toute la France et passionnent. Mais le point de départ, une certaine résignation face aux évolutions de la biotechnologie, interroge. Peut on en faire la critique sans tomber dans une opposition binaire : ni résigné, ni opposé ?

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Alors que s’ouvrent les États généraux préalables à la révision des lois de bioéthique, il semble qu’un malentendu important en soit le point de départ, ambiguïté qu’on pourrait résumer de la manière suivante : dans le débat public, depuis de nombreuses années, les biotechnologies et en particulier celle du génome et de l’embryon, celles précisément qui seront l’objet de la prochaine loi, sont souvent présentées comme des purs dispositifs techniques sans histoire, souvent complexes, et qu’il conviendrait d’expliquer à l’« opinion publique » pour que celle-ci puisse, ainsi éclairée, en choisir un usage sage. Or pour le dire abruptement, rien n’est plus faux.

Loin de toute neutralité, les biotechnologies sont étymologiquement un logos, c’est à dire un langage ou plutôt ici un certain regard sur les rapports entre le vivant et la technique. Plus encore, ce regard a une histoire et des fondements épistémologiques qui passent trop souvent sous les radars et compromettent la solidité du débat éthique à leur propos. Intéressons-nous d’abord à leur histoire. Ici, il n’est pas fait référence à une généalogie naïve qui voudrait que les biotechnologies actuelles soient la simple continuation, par des moyens renouvelés, d’antiques ruptures civilisationnelles, signatures de notre espèce, comme la maîtrise de la fermentation, la sélection animale ou végétale, voire la médecine. Dans cette narration, les décrypteurs de génomes, les cloneurs d’embryons et les biologistes de synthèse d’aujourd’hui seraient les descendants contemporains de lointains pionniers, montés sur le tapis roulant de la modernité et profitant des progrès techniques réalisés ailleurs.

Notre espèce semble appelée à passer des compromis avec une puissance qui la dépasse et la menace.

Dans ce récit-là, le « progrès technique » tient le rôle d’une force non identifiée, subie, s’imposant aux chercheurs et, par onde de choc, à la société. Resterait à cette dernière à trouver les moyens d’en ralentir les effets néfastes, d’en tempérer les excès, tâche assignée donc à l’éthique :

— Le séquençage à bas coûts de nos génomes est inévitable, comment l’encadrer ?
— L’édition génomique ou le clonage humain sont à portée de main, quel moratoire ou quelles protections décider ?

Notre espèce semble ainsi, d’une certaine manière, appelée à passer des compromis avec une puissance qui la dépasse et la menace. Or cette formulation, qui pose implicitement les bases du débat éthique du moment, est une manière très particulière d’envisager le savoir ; en d’autres termes une épistémologie très partiale. Qui plus est, elle produit elle-même, paradoxalement et facticement, un double problème éthique. Le premier est la fabrication d’un tigre de papier pour ennemi, en distillant la petite musique de notre inéluctable reddition à son profit. Le second, qui en découle, c’est de créer un rapport binaire, d’enthousiasme ou de crainte : soit l’espoir de faire partie de l’élite qui pourrait tirer profit de ces techniques, soit la peur de rejoindre le gros des troupes qui en paierait le prix fort. Or il est possible de déconstruire ce récit et à ce stade, on espère avoir convaincu que c’est nécessaire pour reconquérir ces pans de liberté qui nous filent entre les doigts.

L’arme principale de cette déconstruction est l’histoire des idées. Dans ce but, on délaissera la généalogie mentionnée plus haut, pour repérer au contraire que les biotechnologies, ainsi pensées et nommées, sont en fait apparues de concert avec la forme industrielle de la modernité occidentale. Plus encore, elles ont contribué en retour, à nourrir cette modernité-là, et à nourrir le système capitaliste qui la sous-tend. On peut soutenir ces postulats par plusieurs exemples. Tout d’abord, le concept « d’ingénierie du vivant », consubstantiel des biotechnologies, naît à la fin du dix-neuvième, ainsi posé par le biologiste allemand Jacques Loeb. Penser le Vivant comme un ingénieur, c’est pour Loeb la seule manière acceptable d’en comprendre la logique, d’en démêler l’écheveau de causes et de mettre à distance les explications surnaturelles.

C’est simultanément — et cette simultanéité est cruciale — l’opportunité directe de « contrôler le vivant », et en particulier de le soumettre à notre avantage. Cette vision, on le comprend aisément, n’est pas neutre : elle suppose un Homme séparé de la Nature, et légitime à la soumettre, sur les brisées de la pensée cartésienne. Dans son élan, elle s’interdit largement de réfléchir aux conséquences néfastes de cette domination, y compris d’ailleurs aux effets boomerang sur l’Homme lui-même, ce que d’autres visions du monde, plus sensibles aux interactions de l’Homme avec le cosmos, ont envisagé avec plus de clairvoyance, et que des sciences plus récentes, comme l’écologie ou les sciences du climat, ont depuis largement documenté. C’est donc bien une idéologie qui fonde les biotechnologies.

Dans un même ordre d’idée, le mot même de « biotechnologie » apparaît en 1919, non pas dans un contexte de recherche fondamentale mais de production agricole, par volonté de rationalisation de l’élevage. Quand on sait que les premiers abattoirs de Chicago, là où le vivant est littéralement réduit à sa carcasse, ont inspiré les chaînes de montage du fordisme, on voit que les rapports entre un Vivant rationalisé et débité (pour ainsi dire doublement déconstruit) et la logique propre du système économique qui l’accueille sont étroits. Notre « progrès technique » s’incarne donc ici, en y perdant de sa mystérieuse aura : il répond à des intérêts bien concrets.

Il ne s’agit plus de se demander si telle ou telle biotechnologie peut être « rendue éthique », mais de commencer par constater qu’elles nourrissent toutes un ordre social particulier, régi par l’existence d’inégalités économiques, et dont l’éthique principielle est douteuse.

Les biotechnologies d’aujourd’hui pourraient peut-être nous sembler loin de cet univers industriel, émancipées de lui, mais ce serait à tort. Tout d’abord, parce qu’elles résultent très souvent d’un transfert de connaissances, développées à propos des animaux d’élevage, vers l’Homme (qu’il s’agisse de la maîtrise des gamètes et des embryons par exemple). Mais encore, comme l’a étudié en particulier Céline Lafontaine, parce qu’elles nourrissent les intérêts d’un capitalisme en mue perpétuelle : après avoir été industriel, puis financier, puis informationnel, et essuyé les crises de chacune de ces phases, il serait en bonne voie de se ressourcer en investissant le Vivant. Or, prendre conscience de cette relation intime reconfigure évidemment toute la question bioéthique. Il ne s’agit plus de se demander si telle ou telle biotechnologie peut être « rendue éthique », mais de commencer par constater qu’elles nourrissent toutes, dès le départ, un ordre social particulier, régi par l’existence d’inégalités économiques, et dont l’éthique principielle est douteuse.

Ainsi, même ce qui peut apparaître comme la quintessence de l’acte altruiste, comme le don de sang en France, ou le don d’organes, restent des transactions qui respectent cet ordre, qui non seulement ne sont pas désintéressées dans la plupart des pays, ou pour les autres espèces, mais qui en outre reposent partout sur des dispositifs techniques qui enrichissent toujours une minorité d’acteurs. Le cœur du débat éthique devrait alors être une réflexion exigeante sur la manière d’arracher le vivant à l’univers marchand, de l’extirper de ses dépendances envers ce dernier : le chantier est immense et nécessite des capacités d’invention inédites, mais d’une part c’est une perspective enthousiasmante, et par ailleurs c’est à ce prix que s’éloigneraient probablement nombre de tentations d’eugénisme à la sauce néolibérale, dépossédées de leur horizon de rentabilité. Et surtout, cela aurait pour mérite de nous faire réfléchir collectivement non pas à de mystérieuses forces qui nous dépasseraient, mais sur le rapport nouveau que nous devons construire entre les technologies et l’humanité, et d’éviter le péril symétrique et réactionnaire de la technophobie comme seule réponse.

Par ailleurs, les biotechnologies reposent sur un imaginaire puissant construit autour du lien entre le vivant et l’ordinateur, avatar contemporain du vivant-machine. Aubaine inespérée pour les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) : si le cerveau est un ordinateur, et si l’ADN est un programme de fonctionnement des cellules, alors annexons-les !

La biologie défriche jour après jour des indices prouvant que le vivant fonctionne dans une créativité aussi foisonnante qu’aveugle, dans une nécessaire collectivité à rebours du paradigme de la précision planifiée et robotique du calcul informatique.

L’ADN, en particulier, est perçu par le public comme le cœur de notre identité. Or l’amertume est grande, y compris pour des généticiens, de constater que c’est au nom de cette simple et fausse idée reçue que des parents (qu’il ne s’agit pas ici de blâmer) veulent donner « leurs gènes » à leur enfant, pour le plus grand bonheur de toutes les officines vendant des gamètes prétendus « de qualité » sur catalogue, et de tout l’écosystème médico-commercial qui accueille les rêves de procréation assistée en se frottant les mains. Plutôt que d’entretenir cette antienne, et se perdre en illusoires rustines éthiques à son propos, ne pourrait-on pas revendiquer haut et fort la légitimité d’un contre-récit émancipateur, affirmant qu’un humain n’est pas réductible à sa biologie, et que même sa biologie n’est pas réductible à sa génétique ? Et qu’en particulier, la parentalité n’est pas primairement une affaire de gènes ou de cellules transférées, mais de lien ?

Non pas par dogmatisme « bien-pensant », mais justement parce que la biologie nous l’enseigne, et défriche jour après jour des indices prouvant que le vivant fonctionne dans une créativité aussi foisonnante qu’aveugle, dans des échanges et une transformation permanente, dans une fragilité féconde, dans une nécessaire collectivité, à rebours du paradigme de la précision planifiée et robotique du calcul informatique. On pourrait multiplier les autres offensives à mener, nourries non pas tant de bons sentiments moraux que de science et d’épistémologie, en particulier à l’assaut de l’imaginaire transhumaniste, qui entretient complaisamment le flou entre science et science-fiction pour promettre un homme augmenté sans jamais nous expliquer sérieusement en quoi tout homme n’est pas plein. La même idéologie nous promet la mort de la mort à coup de communiqués de presse tapageurs, mais sans daigner publier des résultats tangibles, pour nous proposer des transferts de mémoire entre cerveaux et ordinateurs sans jamais avoir démontré si, au delà de la métaphore, les deux « mémoires » ont quoi que ce soit d’analogue et de transposable.

Face au déluge de la puissance de l’argent, et à l’hubris mal dissimulé derrière ces prophéties autoréalisatrices, formatées pour nous saisir, c’est à dire susciter stupeur et abdication, c’est à une nouvelle hégémonie culturelle qu’il faut aspirer, dont on a tracé quelques directions qui sont toutes fondées sur les surprises de la science. Si le questionnement éthique doit contribuer à nous garantir les conditions de notre liberté, c’est ce mouvement qu’il doit accompagner, et non pas mettre un genou à terre face aux idéologies qui prennent le faux-nez de la neutralité technique.


Thomas Heams

Biologiste, Maître de conférences en génomique fonctionnelle animale à AgroParisTech et chercheur à l'INRA

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