Afrin : la stratégie nationaliste d’Erdoğan
En lançant son opération « Rameau d’olivier », le 20 janvier, contre la province kurde syrienne d’Afrin, la Turquie n’a pris personne par surprise. L’offensive était préparée de longue date par Ankara qui a toujours perçu l’enclave d’Afrin comme une menace à sa frontière et ne l’a jamais caché, ni à ses alliés, ni à ses adversaires. « La Turquie interviendra en temps et en heure » n’a cessé de répéter le président Erdoğan depuis des mois. Ce fut rappelé sans ambiguïté en octobre 2016, après une salve de bombardements de l’autre côté de la frontière, puis l’été dernier, en pleine campagne pour la reprise de Raqqa menée par la coalition arabo-kurde et soutenue par les occidentaux. Et encore à l’automne dernier, avant le premier sommet de Sotchi auquel il a participé au côté des leaders russe et iranien. Recep Tayyip Erdoğan forme désormais avec Vladimir Poutine et Hassan Rohani le trio maître en Syrie et peut donc y avancer ses pions.
Officiellement pour la Turquie, qui se défend de toute tentative d’« invasion », l’attaque est une manière de « sécuriser sa frontière ». Celle-ci ne semblait pourtant pas faire l’objet d’une menace particulière depuis Afrin. L’opération « Rameau d’olivier » n’a été précédée d’aucun débat parlementaire, ni d’informations des services de renseignement faisant état d’un risque de crise aiguë pour la sécurité de l’État. Mais, en soi, la crainte d’une expansion du mouvement armé kurde mobilise Ankara depuis le début de la guerre en Syrie. La question d’une opération aurait donc pu se poser plus tôt puisque le bastion kurde d’Afrin, proche d’Alep, est, avec Kobane et la Djezire, l’un des trois cantons de l’administration de Syrie du Nord qui s’est progressivement installée à la frontière turque depuis 2012, sous la bannière du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan). La guérilla autonomiste kurde fondée par Abdullah Öcalan en 1978 est considérée comme une organisation terroriste par la Turquie et ses alliés au sein de l’Otan.
L’offensive militaire d’Afrin qui s’accompagne d’une flambée d’antiaméricanisme ces derniers jours dans les médias pro-gouvernementaux est d’abord le symptôme d’une défiance.
La Turquie attendait le moment propice pour intervenir. Il est arrivé avec la fin de l’opération de reconquête de Raqqa par les Forces démocratiques syriennes (FDS), les milices arabo-kurdes dominées par le PKK et sa branche syrienne, les Unités de protection du peuple (YPG). Depuis 2015, soutenus par la coalition occidentale, les Kurdes syriens ont permis de contenir l’expansion djihadiste et ils ont fourni le plus gros des 10.000 combattants et combattantes engagés dans l’opération Colère de l’Euphrate. Mais une fois cette mission accomplie, leur association avec les États-Unis, ou la France, s’est immédiatement trouvée fragilisée. La Turquie n’a cessé de tester la solidité de cette alliance. L’été dernier, l’agence de presse d’État, Anatolie avait publié une infographie localisant les dix bases des forces spéciales américaines dans le Nord de la Syrie, provoquant la colère du Pentagone. Ces dernières semaines, Erdoğan s’en est vivement pris à son partenaire américain accusé d’avoir fait livrer « 4000 camions d’armes et d’aide au groupe terroriste YPG » en Syrie depuis 2015. Des armes qui, craint la Turquie, pourraient rapidement venir renforcer l’arsenal du PKK sur le sol turc et donc se retourner contre elle. Pour toutes ces raisons, en attaquant Afrin malgré les réticences américaines, Erdoğan met à l’épreuve ses relations avec Washington.
L’offensive militaire d’Afrin, qui s’accompagne d’une flambée d’antiaméricanisme ces derniers jours dans les médias pro-gouvernementaux et dans l’entourage de Recep Tayyip Erdoğan est d’abord le symptôme d’une défiance. Le vice premier ministre turc Bekir Bozdağ a même laissé planer la menace d’un affrontement armé entre soldats turcs et américains si ces derniers ne se retiraient pas de la zone de Manbij. Après Afrin, Ankara a menacé de chasser l’administration kurde de cette ville située à l’Ouest de l’Euphrate, considérée comme une ligne rouge. « Nous irons ensuite jusqu’à Manbij et jusqu’à la frontière irakienne », a claironné le président turc fin janvier. L’alliance américano-turque déjà été largement mise à mal ces derniers mois, pourrait donc subir un nouveau coup de froid. Le refuge offert par Washington au prédicateur turc Fethullah Gülen, la condamnation par la justice américaine du responsable d’une banque publique turque lié à un vaste scandale de corruption du pouvoir, les désaccords sur l’utilisation de la base de l’Otan d’Incirlik… Tout pousse déjà à l’éloignement, si ce n’est à une rupture, obligeant Washington à une grande prudence dans ses déclarations.
Au cœur de cette nouvelle relation entre Ankara et Moscou apparaît une mouvance néo-nationaliste, « eurasiste » et anti Otan, influente au sein de l’appareil sécuritaire turc.
Car dans le même temps un spectaculaire rapprochement entre la Turquie et la Russie, s’opère depuis 2016. Pragmatique, à chaque fois que le gouvernement turc a été l’allié déçu de l’occident depuis son arrivée au pouvoir en 2003, il a menacé de rééquilibrer ses relations avec la Russie, mais cette fois, il est allé un peu plus loin. Le 20 janvier, Moscou a laissé entrer les troupes turques après avoir évacué son personnel militaire. Les Kurdes crient à la trahison. Et c’est ainsi que ces jeux d’alliances contradictoires qui font toute la complexité du conflit syrien débouchent sur un nouveau front. La stratégie russe est claire. Si Afrin tombait, les Kurdes seraient affaiblis et poussés à se jeter dans les bras du régime syrien, avec lequel ils ont déjà installé une forme de cogestion dans les villes du Nord Est, à Qamishli et Hassaké. Bachar el-Assad, dont la Russie est le principal tuteur, en sortirait renforcé. La Turquie, elle, après avoir obtenu le feu vert pour Afrin, devra faire des concessions aux Russes et au régime syrien, et notamment sur le devenir d’Idlib. La ville, dernier bastion des islamistes et des djihadistes syriens, mais aussi refuge de nombreux civils, est soumise à d’intenses bombardements aériens.
Au cœur de cette nouvelle relation entre Ankara et Moscou, apparaît une mouvance néo-nationaliste, « eurasiste » et anti Otan, influente au sein de l’appareil sécuritaire turc et notamment au sein de l’armée. C’est sur cette aile nationaliste dont certains membres se sont illustrés dans les années 90 à l’époque de la sale guerre contre les Kurdes, que s’appuie Recep Tayyip Erdoğan , depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016, pour reprendre en main les rênes du pouvoir et combler le vide causé par les purges des sympathisants présumés de Fethullah Gülen. L’épuration de dizaines de milliers de fonctionnaires de l’administration a affaibli les capacités diplomatiques, militaires et stratégiques de la Turquie, elle a éliminé des sphères de l’État toute une génération de Turcs formés à l’étranger ou sur des programmes de coopération et elle a renforcé une vision nationaliste sécuritaire des relations internationales.
L’alliance entre Erdoğan et les ultranationalistes turcs a été scellée en 2015, avant les dernières élections législatives. Pour le « reis » turc elle a été rendue nécessaire par la montée en puissance de l’avocat kurde Selahattin Demirtaş, leader du HDP (parti des peuples et de la démocratie) et la déstabilisation de sa majorité par la gauche. Demirtaş était parvenu à rassembler 13,5% des votes en juin et à incarner un espoir de solution politique au conflit entre la Turquie et les Kurdes, sans jamais réussir toutefois à se détacher totalement de l’influence du PKK. Erdoğan en a profité pour élargir son emprise, dans un contexte marqué par de nombreux attentats. En adoptant la rhétorique nationaliste classique de l’État, en imposant un agenda de guerre, dans un pays sous état d’urgence permanent, il a rendu inopérante toute forme d’opposition. Et fait taire toutes les voix critiques, les médias et la société civile.
La Turquie envisage de recomposer à son avantage les équilibres ethniques de la région à majorité kurde en réinstallant des réfugiés syriens présents sur son sol.
Tel est le schéma politique que le président turc tente de préserver à l’approche des prochaines échéances électorales, un rendez-vous crucial pour lui. En 2019, doivent se tenir législatives et présidentielle pour consacrer les réformes constitutionnelles adoptées par référendum en avril 2017 et instaurer définitivement un régime présidentiel fort, absolu. L’opposition kémaliste, divisée, n’oppose plus grande résistance. Le parti nationaliste MHP et son chef Devlet Bahçeli, ont fait allégeance à Erdoğan . Quant au HDP, qui avait fait une entrée historique au parlement en 2015, une dizaine de ses députés sont emprisonnés, dont son chef depuis novembre 2016. Le seul danger pour lui, pourrait venir de Meral Akşener, ancienne ministre de l’intérieur, transfuge du parti nationaliste, qui tentera de le déborder sur sa droite. Avant chaque scrutin, Erdoğan remobilise ses troupes, repolarise la société. La relance du conflit lui permet d’incarner une forme de consensus et de marginaliser ses adversaires, c’est encore le cas avec Afrin.
Jusqu’où ira Erdoğan ? Sa marge de manœuvre est encore importante. La ville arabe de Manbij, libérée de Daech par les Forces démocratiques syriennes et la coalition en août 2016, est le prochain objectif désigné. Cette ville à majorité arabe est située à l’Ouest de l’Euphrate, une zone stratégique pour l’accès à Alep et que la Turquie considère comme son pré carré en Syrie. Son ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, a demandé à Washington de retirer « immédiatement » ses forces spéciales de la ville. « Nous irons jusqu’à Manbij et nos opérations se poursuivront jusqu’à la frontière irakienne », promettait même le président turc devant ses députés le 26 janvier. Pour lui, « Afrin est Arabe et doit être rendue à ses véritables propriétaires ». De l’aveu de son « commandant en chef », la Turquie envisage de recomposer à son avantage les équilibres ethniques de la région, en réinstallant à Afrin ou à Manbij, des réfugiés syriens présents sur son sol. Une ceinture arabe contre la contagion kurde. Sans doute payante à court terme pour le pouvoir turc, cette stratégie risque de figer des visions antagonistes en Syrie. Elle condamne aussi la recherche d’une solution politique et démocratique à la question kurde en Turquie, entreprise dans laquelle s’était pourtant lancé Recep Tayyip Erdoğan, non sans courage, dans les années 2000, en renversant alors un tabou. C’était une autre époque.