Musique

Ambient japonais & minimalisme italien

journaliste

Plusieurs rééditions permettent de découvrir des musiques venues du Japon et de l’Italie, entre les années 1970 et 1980, qui croisent ambient à la Brian Eno et minimalisme new-yorkais. Des disques qui, en 2018, trouvent une pertinence neuve et de très fertiles correspondances esthétiques, entre elles et avec nous.

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Erik Satie disait composer de la musique d’ameublement. Brian Eno, lui, a inventé un genre, la musique ambient, en étant immobilisé, malade, sur un lit dont il ne pouvait bouger et d’où il entendait un disque dont il était incapable de modifier à distance le faible volume. De sorte que le son maigre qui lui parvenait se confondait avec les bruits environnants. C’était en 1975, Eno le raconte dans les notes de pochette de son album Discreet Music et invente là une façon de lier Satie avec les inventeurs de la musique concrète, qui dès la fin des années 1940 se sont mis à utiliser les bruits du monde pour composer de la musique. Ou encore de communier avec John Cage qui trouvait de l’intérêt dans tous les sons, quels qu’ils soient. Et notamment ceux qui n’étaient pas à proprement parler de la musique. Trois ans plus tard, Eno ira au bout de son raisonnement et de son expérience sonore avec l’album Music For Airports, premier d’une série intitulée Ambient et dans laquelle il sortira plusieurs disques dont certains faits par d’autres ou en collaboration avec lui. Un genre est lancé.

Une poignée d’années plus tard, en 1982, Hiroshi Yoshimura, lui, compose depuis sa chambre de Tokyo, sans doute dans le studio qu’il y a installé. Une photo le montre assis face à un synthétiseur Yamaha DX7 typique du début des années 1980 et la révolution numérique qui changeait le son des instruments. Il compose surtout en regardant par sa fenêtre les nuages et les arbres. Ceux du Japon de 1983 avaient-ils quelque chose de particulier ? Seul le compositeur pourrait nous le dire, s’il était encore en vie. Il y a en tout cas trouvé quelque chose de fondamentalement précieux qu’il a livré sous la forme de cartes postales. Ou plutôt d’un album intitulé Music For 9 Postcards.

Musique pour 9 cartes postales. Des cartes sonores qui dessinent le monde de cet homme, et sa perception très délicate de ce qui l’entoure au moment de composer. Ritournelles, motifs de piano épars, phrases délicates, bourdons en fond, instrumentation minimale et beaucoup d’espace entre les notes comme pour laisser passer le réel et les sons qui environnent la musique. Hiroshi Yoshimura agence sa musique en songeant à la façon dont les bruits extérieurs pourraient se mixer à ses notes et la manière dont ses mélodies peuvent se laisser altérer par l’air ambiant. Brian Eno concevait des systèmes à partir de machines à bandes, de synthétiseurs et d’installations électroniques, pour enregistrer des musiques ambiantes se laissant quasiment composer seule et il ralentissait souvent le résultat pour lui donner une patine singulière et un sentiment d’étrangeté. Yoshimura, lui, joue avec ce qu’il voit et les instruments dont il dispose. Le jeu et l’immédiateté habitent le cœur de son œuvre.

Voie atmosphérique

Music For Nine Postcards est ainsi un recueil qui est à l’inverse des systèmes : l’écouter c’est se retrouver au cœur de la pensée et des gestes d’un humain qui tente de se confondre avec la nature. Dans ses notes de pochette, le musicien s’explique sur ses intentions. « J’ai composé Music For Nine Postcards en m’emparant des scènes mouvantes que je voyais au travers de ma fenêtre et en sentant les sons se former. Images du mouvement des nuages, la forme d’un arbre en été, le bruit de la pluie, la neige en ville, à ces images sonores plutôt calmes j’ai tenté d’ajouter la tonalité des peintures à l’encre (…) Un court refrain est joué encore et encore tandis que sa forme change graduellement à la façon d’un nuage ou d’une vague ». Tashimura souligne surtout que chaque morceau part d’un fragment sonore qu’il note comme sur une carte postale et que chacun d’eux forme la graine à partir de laquelle la musique se développe. Une façon organique qui passe par son propre jeu, plutôt qu’un système strict.

La musique qui aboutira au disque a d’abord existé via un musée. Visitant un musée d’art contemporain tout juste inauguré dans la partie nord du quartier de Shinagawa, dont l’architecture Art Déco mêlée aux arbres du jardin que, dit-il, on aperçoit depuis les salles du musée, Hiroshi Tashimura se prend à imaginer sa musique jouée dans cet endroit. Et demande à rencontrer les responsables du musée pour leur soumettre cette idée. Comme dans un rêve, son idée se concrétise et sa musique devient la bande-son du lieu. Pressé par les visiteurs qui se demandent bien quelle est la musique qu’ils entendent, le compositeur se met en tête d’éditer son œuvre.

Il le fait en 1982, sur le label Sound Process, maison naissante d’un compagnon de route de Yoshimura, un autre musicien, Satoshi Ashikawa, dont l’unique album, Still Way, sort en même temps et emprunte la même voie atmosphérique tout en étant joué par une poignée de musiciens qui s’emparent des compositions d’Ashikawa. Tout en retenue, leur jeu évolue lentement autour d’une instrumentation stellaire composée de piano, harpe, vibraphone, flûte. Les deux albums sont aussi sous titrés l’un et l’autre du nom d’une série : Wave Notation 1 (pour Music For Nine Postcards) et 2 (pour Still Way). Un troisième album sortira sur le label. Il est de Satsuki Shibano et son titre, Erik Satie (France 1866-1925) est explicite quant à son contenu. Le label s’arrête net après ces trois sorties à cause du décès à 23 ans de Satoshi Ashikawa dont l’une des rares photographies qui reste sur le Net le montre, jeune homme en veste en jean et lunettes, posant à côté d’un grand musicien américain, Harold Budd. Un parrainage évident mais qui, s’il a donné lieu à une collaboration, est demeuré tout à fait dans l’inconnu.

Jusqu’en 2017, les albums de Tashimura et Ishikawa étaient réservés aux collectionneurs ou à ceux qui savaient les trouver sur le Net, via des blogs. Leur découverte, racontée notamment par une enquête récente du site anglais Fact Mag, a été amorcée il y a poignée d’années par une mixtape, Fairlights, Mallets And Bamboo, Fourth World Jamaon Years 1980-1986, mise en ligne le 13 juillet 2010 par Spencer Doran, un musicien américain de Portland fan de ces musiques, sur le blog du label Root Strata.  Huit ans plus tard, le même Doran réédite Music For Nine Postacards, sur le label qu’il inaugure, Empire of Signs, dont le nom est la traduction anglaise du livre de Roland Barthes sur le Japon. Avec cette édition nouvelle, la première hors du Japon, l’histoire autour de ce disque se déploie.

En 2017, le label suisse We Release Whatever The Fuck We Want, spécialisé dans les rééditions les plus inhabituelles, s’est lui aussi intéressé au Japon. Il a sorti une nouvelle édition du premier album d’une percussionniste, qui jouait sur Still Way. Cet album, dû à Midori Takada, s’intitule Through The Looking Glass. Sorti en 1984, il était totalement oublié. YouTube l’a ressuscité, après que son intégralité ait été mise en ligne sous la forme d’une vidéo, vue (et écoutée) des centaines  de milliers de fois. Ce qui a contribué à faire exploser le prix du pressage original et provoqué une réédition. Midori Takada, toujours active, en a profité pour tourner en Europe. Elle a ainsi joué fin 2017 à Londres ou Paris. Son concert parisien la montrait évoluant entre le vibraphone dont elle maîtrise les nuances avec une subtilité poétique rare et les percussions plus rituelles, moins convaincantes. Toujours est-il que son album de l’époque s’écoute comme une variation autour d’une musique ambiant née de l’écoute du minimalisme de Steve Reich. Mêmes influences africaines, mêmes motifs répétitifs, mais avec tout de même quelque chose de plus doux. Reich, sans doute, était plus rock dans ses dynamiques.

La répétition au cœur

Cette addition des esthétiques minimalistes et ambient, tendant vers l’état d’hypnose en utilisant la répétition rythmique et l’engourdissement des sens via les notes tenues longtemps, évoque une autre tradition, d’un autre pays, survenue à la fin des années 70, en Europe. Et plus précisément en Italie, dont on (re)découvre des disques magistraux, toujours via des rééditions récentes motivées par les réseaux sociaux (Instagram est une caverne d’Ali Baba pour qui veut découvrir des disques obscurs, des genres négligés par l’histoire mais qui avec le recul deviennent saillants et trouvent une pertinence dans les années 2018 qu’ils n’avaient jamais eue à l’époque de leur sortie).

C’est ainsi que des disques, tous ressortis dans les 12 derniers mois, pointent l’existence d’une scène italienne nourrie du minimalisme américain et qui s’en est emparé pour inventer autre chose, de plus européen sans doute. Ce minimalisme italien, très fécond, a produit au moins 4 chefs d’œuvre : Antico Adagio de Lino Capra Vaccina (1978), Dialoghi del Presente de Luciano Cilio (1977), Motore Immobile de Giusto Pio (1979), Sei Note In Logica de Roberto Cacciapaglia (1979).  Quatre disques qui mettent la répétition au cœur de ce qui est donné à entendre. Percussives, réflexives, mélodiques, systémiques ou encore romantiques, les itérations prennent sur chaque disque une forme différente.

Lino Capra Vaccina, percussionniste et vibraphoniste, a construit un album qui, en six morceaux, mixe avec souplesse des réminiscences de musiques africaines prises dans une instrumentation où se croisent vibraphone, gong, marimba, tablas, piano, mais aussi violon et voix. Giusto Pio construit avec des orgues bourdonnant un paysage sonore qui se meut lentement autour d’un violon, d’une voix. Une sensation d’infini se dégage des deux morceaux de l’album, qui construisent un espace sonore quasi solide évoquant certaines pièces de compositeurs américains comme La Monte Young, Alvin Lucier ou Phil Niblock mais avec une énergie différente, des atours plus mélancoliques et calmes.

Luciano Cilio n’est pas dans le minimalisme explicite mais sa musique détient tout de même quelque chose de très épars, sporadique – et là aussi très mélancolique. Originaire de Naples, il a sorti un unique album avant de se suicider à 33 ans. Piano, cordes, voix, dérives instrumentales, ponctuées par des percussions solitaires… Dialoghi Del Presente manifeste une esthétique précieuse, délicate qui nécessite de l’attention mais peut aussi tout à fait s’imposer à l’auditeur inattentif par la retenue, les silences et la grâce assez naturelle de ses compositions. Son œuvre et son destin ne sont pas sans évoquer en creux ce qui est arrivé aussi à Satoshi Ashikawa et son Still Way.

Sei Note in Logica, enfin, est plus démonstratif, actif, mené par une pulsation évoquant Philip Glass ou Steve Reich. Mais prise dans un système qui semble plus ouvert, où l’électronique est modulée et propulsée, mélangée à quatre voix. Le tout se mélangeant à un petit orchestre qui usine délicatement une forme de répétition très hypnotique. Cacciapaglia fait aussi appel à des ordinateurs, mais le tout se confond dans une évolution très organique et naturelle, à la façon d’un flux de vagues en perpétuel ressac. Tout en rémanences et strates sonores, son travail est comme la clé de voûte d’un minimalisme à l’italienne, cherchant des motifs qui privilégient la simplicité tout en ayant en lui une large de part de sophistication, dans les arrangements, le jeu, la mise en contexte et les intentions.

Lino Capra Vaccina tend à une musique très rituelle. Cacciapaglia orne son disque d’une pochette montrant un court de tennis et ses joueurs comme si le flot de sa musique était défini par le jeu du tennisman pris dans son cadre et répétant les mêmes gestes. L’album de Giusto Pio, lui, provoque quelque chose d’étrange chez son auditeur. Ce bloc monolithique semble appeler l’introspection, au contraire des drones américains qui cherchent souvent l’énergie, la transe et la perte des sens.

Là où Terry Riley, par exemple, jouait à la fin des années 60 ses compositions répétitives des nuits entières pour un public de hippies nourris de psychédélisme, les Italiens, quasiment 10 ans plus tard, font du minimalisme quelque chose de plus ambient et spectral, destiné à être écouté chez soi, voire dans un musée. Leur musique est la suite logique des expérimentations plastiques d’un Lucio Fontana, voire d’Yves Klein. Quelque chose de l’ordre du monochrome se dégage de tout cela et rejoint parfaitement les musiques qui se feront au Japon à une poignée d’années d’intervalle.

Entre Luciano Cilio et Satoshi Ashikawa, la parenté est immédiate, évidente, jusque dans la retenue du jeu, l’espace entre les notes. Leur mise en perspective est pourtant nouvelle. Elle est permise par un effet de l’époque contemporaine qui s’empare des objets du passé pour les ressusciter comme s’ils étaient neufs. Cela est flagrant pour les disques et albums évoqués ici. Inconnus durant des années, négligés ou juste méconnus, leur découverte est liée à cet effet de réverbération produit par les réseaux sociaux où les uns et les autres peuvent en permanence partager (voire se targuer de posséder) des disques rares, précieux ou absolument inconnus.

Cette course à la découverte et à l’excavation permet, via des réseaux sociaux comme Instagram ou YouTube, de faire se replier sur lui-même le temps de la musique et des discographies. Quelle importance si tel disque est sorti au Japon ou en Italie il y a 30 ou 40 ans ? Ce qui compte c’est de le découvrir maintenant et s’en emparer comme d’un objet actuel qui résonne avec le contemporain. Or, l’ambient japonais et le minimalisme italien s’écoutent comme des zones d’échappée d’un monde trop homogénéisé, notamment d’un point de vue musical. La distinction se fait par le surgissement de passés méconnus qui deviennent des zones de rébellion imaginaire. Des zones, aussi, de calme : le bruit incessant du monde, ses sollicitations désormais infinies contrastent terriblement avec des musiques comme l’ambient et le minimalisme qui exigent une attention différente, totale. Elles ne s’écoutent pas sur un smartphone, ni en faisant autre chose. Nos retrouvailles avec elles disent sans doute quelque chose de nous, à propos de nous. Elles soulignent la nécessité, de plus en plus fréquente, de savoir appuyer sur pause pour mieux écouter. Et entendre.


Joseph Ghosn

journaliste, directeur de la rédaction des Inrockuptibles

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