Economie

Entreprise liquide et liquéfaction du travail

Économiste

La précarité serait le nouvel état naturel du travail. Les gouvernements successifs, libéraux ou sociaux-libéraux, ont accompagné cette idée par une série de mesures visant à « fluidifier l’emploi ». Mais pour les keynésiens, cette évolution n’a rien d’une fatalité et l’action de l’État pourrait parfaitement s’ancrer dans une défense du salariat et donc d’une plus grande sécurité.

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La démocratie a deux volets. Un volet libéral évidemment (liberté de penser, s’associer, contracter…), mais aussi un volet républicain qui ne l’est pas, comme le souligne Marcel Gauchet, avec le primat du suffrage universel, de la loi votée en son nom et de l’Etat pour la mettre en œuvre. Ce second volet est légitimé au nom d’une certaine représentation de l’intérêt général, conçu comme non réductible au jeu des intérêts particuliers, contrairement à ce que soutiennent les libéraux mais aussi les libertaires.

À y bien réfléchir, la même opposition vaut pour la façon de se représenter le travail et l’entreprise. Dans l’optique libérale, le travail est une marchandise et il existerait un marché du travail avec une demande des entreprises d’autant plus forte que le prix, le coût du travail, est faible. En cas de chômage, la solution coule de source : il faut supprimer ou réduire les structures intempestives (c’est pourquoi les libéraux parlent de « chômage structurel ») qui alourdissent ce coût (Smic, « charges socialesd », droit du travail…). Les sociaux-libéraux plaident pour une certaine forme d’intervention publique, avec les aides à l’emploi (la France en est la championne du monde depuis 1992). Mais la visée est identique, réduire le coût du travail. Le quinquennat de François Hollande – avec la loi El Khomri et le Pacte de responsabilité – et celui inauguré avec Emmanuel Macron par les Ordonnances Travail et la baisse de l’imposition sur le capital, ont au moins cet intérêt heuristique : faire comprendre qu’entre le libéralisme et le social-libéralisme, il y a certes des nuances, mais que l’essentiel – le sens de l’action – est  commun.

À l’instar du travail, l’entreprise libérale doit être fluide, liquide. Elle est conçue comme un objet de propriété dont les performances doivent pouvoir être évaluées en permanence par les marchés boursiers libéralisés, ceux-ci étant supposés guider l’épargne vers les investissements les plus performants, assurant ainsi croissance et l’emploi. De même qu’ils doivent « libérer le travail » du droit social, les gouvernants doivent encourager l’épargne financière et « libérer les entreprises » : telle est la feuille de route libérale que l’actuel gouvernement s’est empressé d’approfondir.

Il y a lieu de construire non pas des économies de marché, mais des économies mixtes avec du marché et de l’intervention publique.

A l’opposé de cette conception, se situe l’approche keynésienne qui prolonge dans le champ économique l’acception républicaine du politique. De Gaulle l’évoquait à sa façon : « Le marché […] il a du bon. Il oblige les gens à se dégourdir, il donne une prime aux meilleurs, il encourage à dépasser les autres et à se dépasser soi-même. Mais, en même temps, il fabrique des injustices, il installe des monopoles […]. Il ne faut pas s’imaginer qu’il règlera tout seul tous les problèmes. Le marché n’est pas au-dessus de la nation et de l’État. C’est la nation, c’est l’État qui doivent surplomber le marché. » [1]. Le marché, la concurrence, l’initiative privée, sont nécessaires selon les keynésiens. Mais, le tout n’étant pas réductible au jeu des parties, la macroéconomie à la microéconomie, il est des missions qu’ils ne peuvent assumer : le plein emploi, la stabilité financière, la réduction des inégalités, la satisfaction d’une série de besoins sociaux (services publics, protection sociale…). Il y a lieu de construire non pas des économies de marché, mais des économies mixtes avec du marché et de l’intervention publique. La représentation de l’économie est renversée par rapport aux libéraux (mais aussi aux marxistes) : ce n’est pas l’offre, la production, qui est première, crée la demande, c’est la demande globale qui engendre l’offre.

C’est pourquoi, selon les keynésiens, les ordonnances Travail accablent finalement les entreprises. Elles supputent en effet que ce sont elles qui déterminent le niveau global de l’emploi. Or ce niveau dépend de la demande, laquelle dépend fondamentalement des politiques économiques déployées. Le plus grave dans l’action du gouvernement, à l’instar de celle de ses prédécesseurs, est sans doute ici : avec les priorités qu’il se donne, il fait diversion, tourne le dos à ses responsabilités, aux mesures à mettre en œuvre pour retrouver le chemin du plein emploi : engager un vaste plan de relance pour les immenses besoins sociaux (logement, hôpital, dépendance…) et écologiques, remettre en cause le pouvoir de la finance, le libre-échange, les politiques d’austérité en Europe (et les déséquilibres introduits par l’euro qui leur sont liés), ainsi que les inégalités qui – l’OCDE le reconnaît elle-même – étouffent l’activité.

Les ordonnances favoriseront un surcroît d’austérité salariale par la possibilité offerte de conclure des accords de moins-disant social (prime d’ancienneté et 13e mois sont en ligne de mire), de contourner les délégués syndicaux dans les PME (un cadeau empoisonné puisqu’elles sont souvent soumises à la pression de donneurs d’ordres qui leur demanderont d’utiliser cette « nouvelle souplesse »), etc. Or nous vivons dans des sociétés salariales. Près de 90 % des emplois sont salariés. Ce sont les salaires (ainsi que la dépense publique) qui portent l’essentiel de la consommation, laquelle forme les 4/5e des débouchés globaux, le 1/5e restant, l’investissement, en dépendant largement (on ne produit pas des machines pour produire principalement d’autres machines).

Comme le soulignait déjà Keynes en son temps, logique financière et logique d’entreprise sont antithétiques.

En dépit de la reprise conjoncturelle de l’emploi, les salaires peinent à se redresser un peu partout dans le monde. L’inflation, pourtant seule à même avec la croissance de réduire les dettes privées et publiques, demeure de ce fait étale. Sortir de l’austérité salariale est indispensable pour réduire les inégalités, affermir une croissance durable. Même l’OCDE et le FMI le suggèrent à présent. C’est peu dire que l’an I de Macron n’encourage pas ce tournant.

L’investissement productif dans une entreprise était exempté d’ISF. Sa suppression pour les placements financiers, accompagnée d’un plafonnement à 30 % de la taxation des revenus du capital, creusera un peu plus les inégalités. Il favorisera plus encore la prédation des entreprises par la finance. Car, comme le soulignait déjà Keynes en son temps, logique financière et logique d’entreprise sont antithétiques. Il est rationnel pour un trader d’acheter et de revendre des titres instantanément, de se désengager d’une entreprise dès le moindre warning profit. Les entreprises dont le capital est dilué, liquide en Bourse, doivent en permanence satisfaire les actionnaires. En versant plus de dividendes au détriment des salaires et de l’investissement, en fermant les unités rentables, mais insuffisamment au regard de la norme actionnariale, en utilisant leur profit (et même parfois l’emprunt) pour racheter leurs propres actions, puis les détruire, afin de soutenir le cours[2].

Le gouvernement, en taxant moins la finance, prétend encourager l’investissement. C’est oublier que l’essentiel des achats d’action se réalise sur le marché secondaire, celui de l’occasion où sont échangées des actions déjà émises antérieurement, et ne rapporte donc aucune ressource aux entreprises. Certaines entreprises se financent certes par émission d’action. Mais, globalement, la bourse ne finance pas les entreprises, elle les vampirise. La somme des dividendes versés et des rachats d’achat d’action est ainsi, et depuis longtemps, supérieure aux émissions de nouvelles actions. De nombreuses entreprises se retirent de la bourse ces dernières années. Faut-il s’en plaindre ?

Il existe, par-delà les conflits qui la traversent, un intérêt général de l’entreprise, qu’il importe de porter contre la vision libérale.

L’entreprise ne se réduit pas aux actionnaires qui fréquemment la connaissent peu (les grands fonds ont des participations très minoritaires dans des milliers d’entreprises). Sa vocation première est de produire des biens ou services, ce qui suppose une vision de long terme. On n’achète pas des machines, pas plus qu’on n’embauche des salariés, pour s’en débarrasser le jour même, comme on peut le faire avec des titres financiers.

Il existe, par-delà les conflits qui la traversent, un intérêt général de l’entreprise, qu’il importe de porter contre la vision libérale. En Allemagne, le conseil de surveillance (qui nomme le directoire de l’entreprise) est composé pour moitié de représentants des salariés dans les entreprises de plus de 2000 salariés (un tiers dans les plus de 500) et les CE sont possibles dès 5 salariés. Cette codétermination, à l’instar de la cogestion suédoise, favorise la coopération, la formation permanente, l’investissement dans la qualification et donc la productivité, la montée en gamme. Nulle trace, à l’inverse, dans les ordonnances d’une plus grande place pour les salariés et leurs représentants. La fusion des instances du personnel réduit leur capacité d’action, la possibilité de recours à des experts, pour assurer leur contre-pouvoir, est rabotée. Est ainsi niée l’entreprise pour ce qu’elle doit être, une institution collective, sociale.

Une mission a été créée (conduite par Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard) afin de réfléchir aux finalités de l’entreprise. Il eût fallu commencer par là. A défaut de l’avoir fait, il est à craindre que cette mission débouche sur bien peu. La fraction la plus autocrate du patronat, qui domine au Medef, est d’ores et déjà vent debout contre l’idée d’instiller une logique de codétermination. Et c’est bien ce courant qui est confortée à la fois par les génuflexions à Versailles puis à Davos, devant des firmes qui n’ont de cesse de contourner le socle le plus élémentaire du contrat social (payer l’impôt), et par le contenu des ordonnances Travail.

Tout se tient : à entreprise liquide, travail liquide. La rupture conventionnelle collective est ici symptomatique. Aux antipodes de l’investissement dans la formation et le travail décent, de qualité, elle encourage l’entreprise à pressurer ses salariés, puis à s’en débarrasser sans scrupules.

Le travail indépendant ne remplace pas massivement le salariat et le défi à relever est bien celui de la réintégration dans le salariat des nouvelles formes d’emploi.

Le travail de demain sera-t-il nécessairement instable ? Cette idée largement répandue est éminemment contestable. Le salariat demeure dominant. Le travail indépendant représentait près de 50% de l’emploi total en 1945, encore près de 20% en 1982 et ce déclin historique s’est poursuivi jusqu’au début des années 2000 (à 12 %). Il est stabilisé depuis lors. La baisse continue des formes traditionnelles de travail indépendant (agriculteurs, artisans, commerçants) est compensée par de nouvelles formes, avec l’autoentreprenariat typiquement. Mais il convient de garder raison : le travail indépendant ne remplace pas massivement le salariat. Et le défi à relever est bien celui de la réintégration dans le salariat de ces nouvelles formes d’emploi qui, loin de la modernité promise, font resurgir le marchandage de main-d’œuvre, contre lequel s’est justement construit le droit du travail à la fin du XIXe siècle[3].

De même, la précarité est loin d’être la norme. Depuis le début des années 1980, on enregistre certes un développement des emplois temporaires. Le CDI demeure cependant largement majoritaire (76% de l’emploi total depuis 1982), même si pour les jeunes la période d’insertion pour y accéder s’est incontestablement allongée.

Globalement, la durée du lien d’emploi, contrairement au discours sur l’entreprise liquide sur la flexisécurité, n’a pas baissé dans les pays de l’OCDE. En France, l’ancienneté moyenne dans l’emploi a même sensiblement augmenté entre 1982 (9,5 ans) et aujourd’hui (11 ans). Et cette ancienneté est celle qui est mesurée au moment de l’enquête (« depuis combien de temps êtes-vous dans l’entreprise ? »), laquelle est, par définition, beaucoup plus courte que l’ancienneté finale.

Sur la longue période, le changement essentiel provient des mutations du régime de mobilité : les mobilités volontaires sous forme de démissions (importantes durant les 30 glorieuses loin de l’idée selon laquelle « on restait dans la même entreprise toute sa vie durant ») se sont contractées, avec la crainte du chômage, et ont été remplacées par des mobilités contraintes (licenciements et surtout emplois précaires). La question centrale, pour le coup, n’est pas tant celle de la précarité et de l’emploi instable, mais celle du chômage. Quand celui-ci se réduit durablement, on observe une contraction de la précarité. La période de 1997 à 2001 en France est particulièrement éclairante : deux millions d’emplois ont été créés (autant que durant toutes les Trente Glorieuses). Dans un premier temps, la précarité a augmenté (les entreprises recrutant d’abord sous forme d’emplois temporaires). Mais entre mars 2000 et mars 2001, 600 000 emplois ont été créés tous en CDI (et à temps plein).

La précarité n’est pas une fatalité. Le travail suppose un engagement de la personne, on travaille d’autant mieux quand on a le sentiment d’être bien traité. De même, la coopération, qui est au cœur de l’innovation, suppose de la sécurité. Ces leçons élémentaires de bonne gestion valent décidemment mieux que les dystopies sur l’entreprise et le travail liquides.

 


[1] Propos du 12 décembre 1962 rapporté par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Éd. Fayard, octobre 1994, p. 523

[2] Voir Tristan Auvray, Thomas Dallery, Sandra Rigot (2016), L’entreprise liquidée. La finance contre l’investissement, Michalon.

[3] Voir le remarquable ouvrage de Claude Didry, L’institution du travail (La Dispute, 2016), qui montre que le salariat a d’abord été un instrument d’émancipation face à l’autoexploitation de la main-d’œuvre.

Christophe Ramaux

Économiste, maître de conférences à l'université paris 1

Rayonnages

Économie

Notes

[1] Propos du 12 décembre 1962 rapporté par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Éd. Fayard, octobre 1994, p. 523

[2] Voir Tristan Auvray, Thomas Dallery, Sandra Rigot (2016), L’entreprise liquidée. La finance contre l’investissement, Michalon.

[3] Voir le remarquable ouvrage de Claude Didry, L’institution du travail (La Dispute, 2016), qui montre que le salariat a d’abord été un instrument d’émancipation face à l’autoexploitation de la main-d’œuvre.