Société

Le département, indispensable maillon culturel

Directrice du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil

Le cas du Salon du livre et de la presse jeunesse, qui se tient à Montreuil depuis près de 35 ans, permet de penser la nécessaire imbrication d’une politique culturelle et d’une politique territoriale efficaces. C’est ce mode d’articulation, répandu, que vient menacer le projet de suppression des départements.

On considère généralement les banlieues – et les médias contribuent à diffuser cette image – comme des territoires où il est difficile de mener des expérimentations et des projets culturels. Rien d’original aujourd’hui à relever que les inégalités d’accès à la culture sont toujours criantes, qu’elles sont corrélées aux inégalités sociales et particulièrement dangereuses pour la cohésion de nos sociétés. Ni non plus à constater qu’il reste tellement à faire.

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Albert Einstein, à qui l’on demandait comment faire pour rendre un enfant intelligent, répondait : « Si vous voulez que vos enfants soient intelligents, lisez-leur des contes de fées. Et si vous voulez qu’ils soient plus intelligents, lisez-leur encore plus de contes de fées. » Invité de la Reading Agency en octobre 2013 pour parler du rôle des bibliothèques publiques, l’écrivain Neil Gaiman avait choisi de conclure son propos par cette citation du grand physicien. Lors de ce superbe plaidoyer en faveur de la littérature, il évoquait également la nécessité de politiques publiques du livre ambitieuses afin de « créer des citoyens de qualité » et parlait à cet égard d’une question de « simple humanité ». Ces vérités, énoncées par l’un des auteurs de récits fantastiques les plus connus, peuvent sembler relever de l’évidence. La littérature, l’imaginaire, l’art, la culture sont indispensables à l’émancipation humaine. Le niveau d’humanité de notre civilisation peut se mesurer à l’aune de l’attention collective que nous portons à ce que toutes et tous puissent y accéder.

Ces mêmes vérités renvoient très directement au débat sur la réforme territoriale et notamment à la possible suppression des départements de la petite couronne : le Val-de-Marne, la Seine-Saint-Denis et les Hauts-de-Seine. Car c’est d’abord à l’échelle territoriale que les inégalités d’accès à la culture se vérifient, c’est là qu’elles sont visibles et c’est, à mon sens, c’est là qu’elles peuvent se combattre le plus efficacement.

Dans ce domaine, de nombreux signes indiquent que l’immobilisme ne saurait prévaloir. Il est urgent de bouger. D’inventer. Comment penser une métropole du grand Paris attentive à ces préoccupations ?

Décentralisation et compétence facultative : il me semble donc nécessaire de lire les enjeux de toute réforme territoriale en prenant en compte cette double spécificité de l’action culturelle.

Les politiques culturelles et les politiques territoriales ont une histoire commune très forte. Pour deux raisons au moins.

La politique culturelle est décentralisée. Elle fait partie des compétences transmises par l’État aux collectivités (régions, départements, communes) depuis les lois Defferre il y a 35 ans. Ce transfert a eu un impact important dans la mise en place des politiques locales qui aujourd’hui financent les deux tiers de l’action culturelle.

En second lieu, en tant que telle, la culture n’est pas considérée comme une compétence obligatoire des collectivités territoriales. À aucun étage du « mille-feuille territorial ». Pour aucune d’entre elles. Ni les communes, ni les Établissements publics territoriaux (EPT), ni les départements, ni les régions. Chacun de ces étages détermine et choisit sa politique culturelle.

Partons du réel : décentralisation et compétence facultative. Cette double spécificité a conduit à l’invention et à la mise en place de politiques artistiques et culturelles singulières, plus ou moins originales, en tout cas ancrées dans le réel des territoires. Des politiques inscrites globalement dans des ambitions nationales partagées, mais choisies, pensées, articulées aux réalités locales, historiques, économiques et sociales des territoires. Une sorte de maillage, tricoté au fil d’un temps long, impliquant de très nombreux acteurs artistiques, associatifs et bien sûr institutionnels.

Décentralisation et compétence facultative, donc : il me semble donc nécessaire de lire les enjeux de toute réforme territoriale en prenant en compte cette double spécificité de l’action culturelle.

Notre activité est, je trouve, très illustrative de ce sujet. Le Salon du livre et de la presse jeunesse qui se tient à Montreuil depuis près de 35 ans chaque mois de novembre est notre initiative la plus connue, la plus visible. Mais autour et à partir de lui, en amont, en aval, nombre de projets satellites témoignent de l’importance et de l’efficacité d’actions culturelles qui naissent des spécificités du département de la Seine-Saint-Denis.

Le projet « Des livres à soi » par exemple. Déployé dans des quartiers Politique de la ville, il a pour objet de donner confiance et d’accompagner les parents dans leur rôle de raconteurs d’histoires auprès de leurs enfants. L’originalité et l’efficacité de ce projet tiennent indiscutablement à son lieu de naissance. Le département de la Seine-Saint-Denis est l’un de ceux qui accueille le plus grand nombre de langues : quatre-vingts ! Il est également l’un des plus jeunes. L’un de ceux où la population est la plus pauvre et où les taux d’illettrisme sont les plus importants. De ce fait, le rapport à la langue, à l’écrit, à la lecture est très singulier. En travaillant à la manière dont nous pouvons accueillir au Salon beaucoup plus de familles de ces quartiers, nous avons pris la mesure d’une injustice silencieuse que l’on rencontre massivement, dans le département, du fait de ces caractéristiques croisées. Beaucoup de parents sont conscients de l’importance de lire des albums à leurs enfants pour leur émancipation, leur réussite scolaire, leur épanouissement personnel. On le leur répète suffisamment souvent. Pourtant nombreux sont ceux qui sont empêchés de le faire pour des raisons d’illettrisme, d’analphabétisme, d’impossibilité de lire le français ou tout simplement parce que l’obstacle symbolique du rapport au livre et à la culture le leur interdit. En travaillant ce sujet nous avons pris conscience que, le plus souvent, les associations ou les professionnels qui s’attachaient à travailler ce souci spécifique intervenaient plutôt en direction des enfants, ajoutant encore de l’invisibilité aux parents et, bien malgré eux, renforçant peut-être encore leur sentiment de disqualification en la matière.

Notre ancrage territorial a permis la naissance et l’expérimentation d’un projet très fort, novateur, complémentaire. Un projet basé dans les centres sociaux des quartiers prioritaires en lien avec les bibliothèques. Ce projet est d’une grande efficacité car très vite il rend les parents acteurs, il les réhabilite dans leur place éducative, sans déléguer à d’autres la question de la lecture dans le cadre familial. Parce qu’il est un projet commun des professionnels du champ social, de la famille, du livre et de l’enfance. Parce qu’il permet de croiser leurs compétences, d’élargir leur vision, de travailler ensemble, de penser la relation aux familles d’un point de vue partagé entre les différentes politiques publiques.

« Le réel désaltère l’espérance », écrivait le poète René Char… C’est cet ancrage exigeant au réel qui permet ensuite de généraliser.

Sur la base de cette expérience, ce programme de formation des parents à la littérature de jeunesse, de constitution de bibliothèques familiales, commence à se développer à l’échelle nationale et se déploie en tenant compte des particularités de chaque territoire. Mais ce sont bien les réalités socio-démographiques de son lieu de naissance qui ont permis l’émergence d’un projet aussi pointu, aussi précis, notamment dans sa façon de se préoccuper de la question de la langue. Si l’on prend le temps de regarder l’ensemble de nos actions, toutes fonctionnent en relation directe avec ces spécificités départementales : celles que nous menons dans le cadre de l’Éducation artistique et culturelle, celles que nous menons autour d’outils de médiations numériques qui facilitent l’accès à la lecture, l’audience très populaire du Salon ou encore le succès du Parc d’attractions littéraires que nous avons créé dans le cadre de la grande fête du livre de jeunesse « Partir en Livre » (initiée par le Ministère de la culture et portée par le Centre national du livre). Si nos actions et notre façon d’approcher la démocratisation du livre, la lecture, la littérature sont singulières, c’est parce qu’elles se sont inspirées et façonnées à partir des réalités d’un terrain lui-même singulier. « Le réel désaltère l’espérance », écrivait le poète René Char… C’est cet ancrage exigeant au réel qui permet ensuite de généraliser.

Et au-delà de nos propres actions, nombre d’autres projets, idées ou programmes qui naissent « in Seine-Saint Denis » d’acteurs publics ou privés, portent cette marque faite d’une ambition sociale et culturelle d’autant plus forte qu’elle n’a de cesse de convoquer l’inventivité du territoire contre le concentré d’inégalités et d’injustices dont il souffre. C’est vrai des théâtres ou des musiques actuelles comme de la lutte contre les violences faites aux femmes, du concours Eloquentia ou des parcours éducatifs et culturels dans les collèges…

Le département imprime d’autant plus les réalités des actions culturelles que c’est un espace ancien et que de nombreux échelons de la politique de l’État s’exercent à cette échelle.

Pour ajouter à ma démonstration sur l’articulation nécessaire du terrain à l’action comme paramètre de créativité et critère de pertinence des initiatives, il me semble intéressant de considérer un élément supplémentaire. J’utilise, un peu par facilité, le terme département, alors que je devrais dire Conseil départemental. Mais finalement, ce glissement sémantique témoigne à mon sens du poids symbolique et réel des départements en général et de celui-ci en particulier.

Le département est un espace géographique, plus qu’une institution. Il imprime d’autant plus les réalités des actions culturelles que c’est un espace ancien et que de nombreux échelons de la politique de l’État s’exercent à cette échelle : la Préfecture et notamment les politiques de la ville, l’action sociale de la Caisse d’Allocations Familliales, le ministère de l’Éducation nationale doté de ses services départementaux… C’est également vrai des projets associatifs, des mouvements d’éducation populaire. Ce périmètre partagé entre ces différents acteurs fait vivre l’espace départemental jusque dans l’inconscient de l’écriture de nos actions. Et les partenariats qui se nouent entre tous ces acteurs participent activement de l’efficacité des projets car ils constituent des parcours culturels partagés, communs. Cette dimension est également à prendre en compte pour penser l’avenir, la forme, le périmètre des territoires et être attentifs à ne pas défaire rapidement ce qui a mis du temps à se solidifier.

Une réflexion pour finir et élargir mon propos à la petite couronne et au « Grand Paris ». Si l’on regarde par exemple la géographie de l’événementiel et des établissements culturels à l’échelle des trois départements en question, on s’aperçoit que chacun a imaginé ses événements (salons, festivals…) et ses établissements culturels en partant non seulement de ses réalités mais en considérant également ce qui existe à proximité, en prenant en compte le territoire commun, en anticipant les flux métropolitains. Ainsi, certains ont davantage investi dans le domaine musical, cinématographique ou littéraire, celui des arts de la rue ou de l’art contemporain… D’une certaine façon le Grand Paris culturel est déjà – pour partie – constitué de cet héritage complexe et intelligent. Il paraîtrait donc judicieux de penser la construction à venir comme celle d’un réseau d’autant plus fort qu’il peut continuer de compter sur ce que l’échelle départementale a produit et capitalise aujourd’hui.

S’il est toujours possible et bienvenu de penser des évolutions, c’est dans cette démarche qu’il me semblerait à la fois juste et pertinent de s’inscrire. Car toute économie sur l’ambition culturelle et toute déconnexion d’avec ses territoires les plus féconds reviendrait à prendre du retard sur notre avenir métropolitain.


Sylvie Vassallo

Directrice du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil

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