Social

Retour Gare de Lyon (sur les pas de Pierre Bourdieu)

Sociologue

Semaine décisive pour la réforme de la SNCF qui passe mercredi en Conseil des ministres avant que, le lendemain, le patron de l’entreprise, Guillaume Pépy, annonce sa feuille de route. Les syndicats diront dans la soirée s’ils lancent un appel à une grève dure, laissant planer le spectre du mouvement de 1995. Occasion de relire le fameux discours de la Gare de Lyon, dans lequel Pierre Bourdieu nous livrait, il y a vingt ans, l’une des clés de la période que nous vivons.

Il y a un peu plus de vingt-deux ans, le 12 décembre 1995, le sociologue Pierre Bourdieu prononçait un discours mémorable devant une assemblée de cheminots grévistes réunis dans la salle de spectacles du comité d’entreprise de la gare de Lyon. Ce discours semble retrouver aujourd’hui une remarquable actualité, au regard de la rafale actuelle de réformes structurelles qui visent à transformer en profondeur la société française, et notamment une réforme du statut de la SNCF et des cheminots. Cette impression demande cependant à être analysée. Qu’est-ce qui, dans ce discours, nous parle encore aujourd’hui ?

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Rappelons d’abord le contexte.  Le 12 décembre 1995, donc, défilaient dans les rues de France deux millions de manifestants selon les syndicats et un million selon la police. Rien qu’à Paris, la manifestation réunissait près d’un million de personnes selon les syndicats, la moitié selon la police. C’était en tout cas la manifestation la plus importante depuis le 13 mai 1968 et le point culminant d’un mouvement social exceptionnel. En jeu, l’avenir du « Plan Juppé » présenté le 15 novembre par le Premier ministre devant l’Assemblée nationale et qui prévoyait, entre autres mesures, la fixation annuelle d’un taux d’évolution des dépenses de santé, la hausse des cotisations sociales des salariés, l’allongement de la durée de cotisations retraites pour les fonctionnaires, à quoi s’ajoutait l’alignement des régimes spéciaux, dont celui des cheminots, sur le régime général des retraites.

Le mouvement d’opposition à ces réformes d’une rare ampleur se développe en décembre notamment dans les services publics et dans une moindre mesure dans le privé, mais avec un soutien massif de la population au point que l’on a pu parler alors de « grève par procuration ». Le 15 décembre le gouvernement Juppé retire la plus grande partie de son projet de réforme. Ce mouvement social de 95 est aussi un temps où la gauche s’est déchirée, partagée entre les « réalistes » qui, avec la revue Esprit et la direction de la CFDT, soutenaient des mesures « rationnelles » et dénonçaient les « privilèges » et les « égoïsmes corporatistes », quand d’autres voyaient dans ces mesures un renforcement de l’emprise des « marchés financiers » sur la politique du pays, une application en France des politiques d’ajustement structurel modèle FMI.

Ce n’est pas la « bourgeoisie », le « patronat » ou la « finance » qui sont mis en cause, c’est la technocratie.

Bourdieu, avec ce discours, et dans la foulée de l’Appel des intellectuels en soutien aux grévistes paru dans Le Monde du 4 décembre 1995 dont il est signataire, apparaît alors sur la scène politico-médiatique, et pour un certain temps, comme le porte-parole des intellectuels et des chercheurs qui appellent à combattre le déploiement du néolibéralisme. Ce qui n’a pas manqué de déclencher à son encontre une série de réactions venimeuses sous forme de tribunes ou d’entretiens dans la presse où il était accusé pêle-mêle de trahison de la sociologie, de poujadisme et de populisme.

Dans son discours aux grévistes, Bourdieu ne parle pas en son nom propre mais au nom des signataires de l’Appel des intellectuels : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent. » Et il poursuit en soulignant l’enjeu historique de cette grève : ceux qui luttent le font contre « la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public ». Bourdieu développe ensuite une analyse qui lui est propre, expression condensée d’une ligne à la fois théorique et politique qu’il avait déjà exposée dans des écrits antérieurs [1].

Le discours attribue cette entreprise de destruction de services publics à la « technocratie ». Il s’agit d’un mot de circonstance. Il tient lieu du concept sociologique de « noblesse d’État », qu’il emploie aussi, groupe social particulier au sein de l’État et des partis politiques dominants, qui s’est transformé au fil des ans en fer de lance du néolibéralisme, comme il l’avait montré dans La Misère du monde (1993). Ce n’est pas la « bourgeoisie », le « patronat » ou la « finance » qui sont mis en cause, c’est la partie la plus haute de l’administration et du personnel politique (la « main droite de l’État »). Cette dernière, d’après Bourdieu, est entrée en guerre contre les agents subalternes des administrations et des services publics (« la main gauche de l’État »).

Il y a un ton prophétique qui peut surprendre dans la bouche d’un sociologue aussi soucieux de rigueur scientifique que l’est Bourdieu.

Bourdieu, contre une certaine vulgate critique plutôt marxisante qui ne voyait alors dans le néolibéralisme que la main du grand capital et du patronat, l’interprète plutôt comme un « étatisme » d’un genre spécial. Les détenteurs de la direction de la chose publique, ceux qu’il appelle parfois les « monopolisateurs de l’intérêt général », ont entrepris un changement de la société à partir de l’État, ce qui suppose précisément une « réforme de l’État » qui en transforme non seulement le périmètre mais aussi les principes, les moyens, les fonctions et les objectifs. En un mot, cette noblesse d’État formée dans le moule conformiste des écoles de pouvoir (Sciences Po, ENA, et de plus en plus les écoles de commerce), et qui est composée de « nouveaux croyants » dans la scientificité d’une discipline économique absolutiste, s’est lancé dans une vaste entreprise historique de transformation des institutions publiques et sociales, dont le « Plan Juppé » n’était jamais que la traduction la plus récente en France. Bourdieu déclare ainsi le 12 décembre : « Cette noblesse d’État, qui prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l’État ; elle a fait du bien public un bien privé, de la chose publique, de la république, sa chose. »

Il y a un ton prophétique qui peut surprendre dans la bouche d’un sociologue aussi soucieux de rigueur scientifique que l’est Bourdieu. En réalité, la critique qu’il fait du néolibéralisme est fondée sur des connaissances du monde social produites par des enquêtes qui avaient été pour une part précédemment publiées. On ne peut en effet comprendre cette prise de position sans considérer le travail collectif réalisé auparavant, et que l’on retrouve notamment dans la Misère du monde. En ce sens, Bourdieu est resté fidèle à la fameuse formule du fondateur de la sociologie, Auguste Comte : « savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir ». En l’occurrence, il s’agissait plutôt de prévoir pour s’opposer rationnellement au pouvoir. Mais la prévision était-elle juste ? Le Plan Juppé était-il, comme on l’a dit, un accident de parcours ou une erreur de Chirac, ou bien, comme il le sous-entend, un moment dans le déroulé d’un véritable projet de transformation de la société française et de l’État dirigé par les « élites » politiques et bureaucratiques ?

Dans son discours, Bourdieu parle peu du Plan Juppé lui-même. Il décrit une logique générale qui a pris corps avant ce plan, et a toute chance de se poursuivre après. Et de fait, sauf pour ceux qui se veulent aveugles et sourds – et les mondes intellectuel et politique n’en manquent pas –, on ne peut ignorer que la ligne qu’ont suivie fidèlement depuis 1995 gouvernements de droite et de gauche a été celle des « réformes structurelles » du marché du travail, de la protection sociale et des services publics. On peut même ajouter que leur mise en œuvre, sous la pression de l’Union européenne, s’est nettement accélérée ces dernières années.

Sans doute Bourdieu ne pouvait-il en décrire ni les modalités précises ni le calendrier. Et pour une bonne raison qui est en filigrane dans son propos : cette « destruction de la civilisation des services publics » n’a pas été et n’est toujours pas une partie facile à mener et à gagner tant elle ne peut s’accomplir qu’en heurtant les intérêts de la majorité de la population. Les gouvernements de droite et de gauche qui ont avancé dans cette direction ont ainsi été tous confrontés au « mouvement social », que ce soit en 2003, en 2010 ou en 2016, sans oublier la lutte victorieuse des étudiants contre le CPE en 2006. Le refus par les électeurs du Traité constitutionnel en 2005 a d’ailleurs sonné comme une défaite cinglante de la noblesse d’État et de son projet.

Loin de penser que la spontanéité de la colère populaire suffirait à contrer les politiques néolibérales, Bourdieu pensait que ce populisme pourrait être combattu par la réinvention d’une « gauche de gauche ».

On a souvent accusé Bourdieu d’avoir nourri le populisme. C’est une erreur profonde. D’abord comme on peut le constater dans le discours, il cherche à prévenir la réponse populaire au néolibéralisme du « populisme », explicitement mentionné : « on peut récuser le technocratisme autoritaire sans tomber dans un populisme auquel les mouvements sociaux du passé ont trop souvent sacrifié, et qui fait le jeu, une fois de plus, des technocrates ». Sans préciser suffisamment ce qu’il entendait par là, on peut supposer, par la logique même de son propos, qu’il visait le risque qu’il y aurait pour des formations politiques à flatter le peuple en exploitant sa colère pour le seul profit d’un parti ou d’un homme. On peut même penser qu’il avait anticipé le chantage que cette noblesse d’État serait en mesure d’exercer et que Bourdieu formule ainsi dans ce même discours : « libéralisme ou barbarie ». Soit vous obéissez aux « contraintes » de l’Union européenne, à l’ouverture des marchés à la concurrence mondiale, au soutien fiscal aux entreprises, soit le pays, livré aux barbares, ira à la catastrophe : n’était-ce pas le choix offert au second tour de l’élection présidentielle de 2017 ?

Loin de penser que la spontanéité de la colère populaire suffirait à contrer les politiques néolibérales, il pensait que ce populisme pourrait être combattu par la réinvention d’une « gauche de gauche », comme il le dira peu après, qui saurait faire une place aux chercheurs et aux intellectuels, utiliser notamment les apports des sciences sociales et apporter ainsi des réponses alternatives mêlant utopie et réalisme. La question centrale pour lui était celle de la « reconquête de la démocratie » contre l’emprise du nouvel étatisme autoritaire des experts, en s’appuyant sur de « nouveaux intellectuels collectifs ». Il déclarait ainsi, toujours lors du discours Gare de Lyon : «  il faut en finir avec la tyrannie des “experts”, style Banque mondiale ou FMI, qui imposent sans discussion les verdicts du nouveau Léviathan, les “marchés financiers”, et qui n’entendent pas négocier, mais “expliquer” ; il faut rompre avec la nouvelle foi en l’inévitabilité historique que professent les théoriciens du libéralisme ; il faut inventer les nouvelles formes d’un travail politique collectif capable de prendre acte des nécessités, économiques notamment (ce peut être la tâche des experts), mais pour les combattre et, le cas échéant, les neutraliser ».

C’est sans doute là que Bourdieu a pêché par optimisme en 1995 : jusqu’à présent en Europe et ailleurs aussi, la colère populaire contre l’austérité, les inégalités et la précarité a plus alimenté la « rage nationaliste » et le poison xénophobe que le renouveau d’une « gauche de  gauche » alliant intellectuels, associations et syndicats.

Le discours de Bourdieu est tout entier structuré par l’opposition entre « technocratisme autoritaire » et « démocratie ». À le relire, on voit que ce serait une grande erreur de penser le néolibéralisme comme un simple « affaiblissement de l’État ». C’est bien plutôt un interventionnisme étatique qui agit dans un sens nouveau, celui d’une incorporation dans la sphère publique des logiques du capitalisme, et qui, par là, défait de l’intérieur les principes des services publics : l’universalité, l’égalité, la solidarité. C’est sur ce point que le discours de la gare de Lyon reste percutant parce que très actuel. Mieux que le « juppéisme » d’hier, en dépit du fameux « droit dans mes bottes », le macronisme apparaît comme la quintessence du néolibéralisme d’État autoritaire non seulement dans son contenu, mais dans sa forme. « Bonaparte libéral », « président manager », « hyper-PDG de l’entreprise France » : le commentaire journalistique saisit parfois assez bien un style de pouvoir. Mais plutôt que de l’attribuer à un homme, mieux vaudrait insister, comme le faisait Bourdieu, non pas seulement sur un « style » mais sur un système de pouvoir que Macron incarne aujourd’hui si parfaitement.

C’est que, justement, ce qui paraît neuf dans la nouvelle présidence est au fond chose déjà ancienne. C’est la suite logique quoique caricaturalement outrée de cette domination sur et dans l’État de hauts fonctionnaires conformistes qui n’ont d’autre orientation et d’autre objectif que l’adaptation aux « réalités » du marché, que la néolibéralisation de la société française afin qu’elle se plie enfin entièrement à la contrainte de la concurrence généralisée. C’est le sens des coups d’estoc portés par le gouvernement aux noyaux professionnels des fonctions publiques et des dernières entreprises nationales de service public qui ont depuis les années 90 résisté aux « réformes » du fait, entre autres raisons, d’un statut protecteur et d’une solidarité professionnelle.

Bourdieu nous livre plus de vingt après l’une des clés de la période que nous vivons.

Il ne s’agit ni plus ni moins avec le macronisme que de la destruction des bases sociologiques du « mouvement social ». Et comme cette « loi » supérieure de la performance et de la concurrence doit l’emporter coûte que coûte puisque la « réalité » l’exige absolument, la démocratie parlementaire comme la démocratie sociale, quelle que soit la débilité effective des institutions que recouvrent ces termes aujourd’hui, sont encore de trop et doivent être contournées ou violées par des procédures d’urgence et des diversions en tous genres, des modes de communication mensongers et cyniques (la dette de la SNCF due au statut des cheminots par exemple), et toutes formes d’action de choc qui relèvent d’une pure violence étatique bafouant au plus profond l’esprit de la  démocratie.

En somme, Bourdieu nous livre plus de vingt après l’une des clés de la période que nous vivons. La réussite de Macron consiste à avoir su rassembler autour de lui une grande partie des responsables politiques de droite et de gauche qui ont mis en œuvre depuis plusieurs décennies une même rationalité politique. Le « vieux monde », c’était bien cette division de plus en plus artificielle entre « républicains » et « socialistes » fondamentalement d’accord sur la ligne à suivre. Sans doute, ce parti néolibéral unifié qui s’est baptisé « République en marche » ne se résume-t-il pas au pouvoir de la seule « technocratie ». C’est à une coalition d’oligarchies différentes mais solidaires que nous avons affaire plus qu’au pouvoir d’un seul groupe [2]. Mais au moins, et c’est essentiel, Bourdieu a compris que la « modernisation » de la société supposait que l’État soit aux mains d’une « élite » bureaucratique et politique, assurée, ne serait-ce que par ses prérogatives liées aux titres scolaires dans notre pays, de sa supériorité absolue dans la définition de « l’intérêt général ». C’est en ce sens que le macronisme a tout d’un bonapartisme néolibéral qui, sous prétexte de « rapidité » et d’« efficacité », entend se débarrasser des « formes » jugées dépassées de la démocratie parlementaire et sociale.


[1] Cf. Nous nous permettons de renvoyer à la présentation plus complète que nous en donnons dans Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, La Découverte, 2018.

[2] Ce que nous avons appelé ailleurs “le bloc oligarchique néolibéral”.  Cf.  Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas, Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, 2016.

Christian Laval

Sociologue, Professeur émérite à l'Université Paris Nanterre, membre du Sophiapol, Co-animateurs du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA)

Notes

[1] Cf. Nous nous permettons de renvoyer à la présentation plus complète que nous en donnons dans Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, La Découverte, 2018.

[2] Ce que nous avons appelé ailleurs “le bloc oligarchique néolibéral”.  Cf.  Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas, Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, 2016.