Art

L’artiste, contrepoint de l’ « universel reportage »

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

La création de nouvelles revues, comme les récentes Switch (on Paper) et The Art Newspaper Daily, ainsi que la fréquentation des expositions et des rendez-vous artistiques témoignent de l’intérêt croissant du public pour les arts visuels, mais aussi pour la figure de l’artiste. Dans ce régime d’« exposition » généralisée, à l’heure d’Instagram et des chaînes d’infos en continu, l’artiste devient un contrepoint de premier plan, à la fois observateur et analyste culturel, politique et social.

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Le secteur de la presse artistique française connaît ces derniers temps une intense activité. Il y eut d’abord le rachat, à l’automne 2017, de Beaux-Arts magazine par l’entrepreneur et mécène Frédéric Jousset, animé par l’ambition de construire un grand groupe média artistique [1]. Cette ambition a commencé à prendre forme quelques mois plus tard, avec la reprise du Quotidien de l’art, puis le lancement, début 2018, d’une édition hebdomadaire de ce dernier titre, si bien que le groupe est désormais positionné sur les trois principales fréquences de la presse : le jour, la semaine et le mois. ll lui faudra néanmoins compter avec deux nouveaux venus, diffusés exclusivement sur Internet pour le moment. Le premier est Switch (on Paper), lancé le 28 février depuis Nice par Éric Mangion, directeur du Centre d’art de la Villa Arson, et Luc Clément, professionnel de la communication et créateur d’un autre lieu d’art contemporain niçois, le Dojo. Le second est The Art Newspaper Daily, version francophone de l’international The Art Newspaper, lancé le 5 mars sous la direction de Philippe Régnier, qui avait fondé le Quotidien de l’art en 2011 et dirigé pendant dix ans la rédaction du Journal des arts, alors seul quotidien existant sur ce créneau. Faut-il en déduire qu’il s’agit là d’un petit monde ? Pas vraiment. C’est plutôt l’idée selon laquelle les arts visuels concernent le plus grand nombre qui est au principe de ces diverses initiatives.

Une telle floraison de propositions ne doit rien au hasard. Indice d’un marché en expansion, elle révèle plus largement l’intérêt croissant dont les arts visuels font aujourd’hui l’objet.

« L’art imprègne non seulement tous les domaines de la création, mais aussi les produits de grande consommation, l’aménagement des villes, les séries télévisées… L’art irrigue notre vie quotidienne… », écrivait ainsi le rédacteur en chef de Beaux-Arts magazine, Fabrice Bousteau, dans son éditorial de la nouvelle formule. Quant à l’ambition de son repreneur, elle est de créer à court terme, dès le mois de mai, « un véritable magazine web avec des articles de fond, des reportages, et une dimension “lifestyle” forte qui mette en avant tous les domaines où les artistes interviennent, mode, architecture ou tourisme culturel ». Le postulat d’un art visuel étendu à l’ensemble de la société est aussi celui sur lequel se fonde le projet Switch (on Paper), tel qu’il est formulé dans sa présentation : « Plateforme éditoriale en ligne, Switch (on Paper) a choisi d’éclairer le monde qui nous entoure par le prisme de l’art de notre temps. Comment les artistes et leurs œuvres, souvent méconnues du grand public, proposent une lecture singulière et inédite de la société, comment ces mêmes artistes s’inscrivent dans la sphère du réel et nous en donnent une perception différente. »[2] Certes, dans sa visée, le projet diffère radicalement de la perspective lifestyle de Jousset. Les créateurs de Switch (on Paper) sont à cet égard très clairs : « L’art d’aujourd’hui souffre trop de cette image liée au luxe, à la finance et à l’esthétique ostentatoire. Nous voulons montrer autre chose, une autre face de l’art. C’est notre projet politique. » Il n’en reste pas moins que, par-delà leur divergence, c’est sur la même idée d’une forte inscription sociale de l’art que se fonde chacune des deux initiatives. Quant à The Art Newspaper Daily, s’il est davantage centré, à l’instar de l’historique Journal des arts et du Quotidien de l’art, sur l’actualité de l’art et son marché que sur le rapport de l’art à la société, il n’en fait pas moins le même genre de pari sur un lectorat potentiel suffisant, et donc sur une certaine demande sociale à l’endroit des arts visuels.

Une telle floraison de propositions ne doit rien au hasard. Indice d’un marché en expansion, elle révèle plus largement l’intérêt croissant dont les arts visuels font aujourd’hui l’objet. Comme le disent Mangion et Clément, « contrairement à ce que nous entendons, nous pensons qu’il y a un vrai public pour l’art. Il suffit de voir les succès de certaines manifestations pour s’en convaincre. Les visiteurs sont en général des curieux poussés par l’étrange incompréhension qu’ils entretiennent avec l’art. […] Switch (on Paper) s’adresse donc à l’ensemble de ces curieux flâneurs, comme aux étudiants en sciences humaines, aux écoles d’art, aux professionnels de l’art, aux artistes, mais aussi à toutes les personnes qui souhaitent disposer d’un média d’information original sur la société. Et là nous pouvons espérer toucher une audience bien plus large. » C’est là ce qui fait tout l’intérêt du projet de Mangion et Clément. En plaçant l’expression du point de vue des artistes sur la société au cœur du média, ils mettent le doigt sur un enjeu essentiel : l’importance croissante accordée par la société au regard que les artistes portent sur elle.

De même que tout être de parole et de pensée est un poète ou un philosophe en puissance, nous sommes tous devenus des artistes potentiels.

Si cet intérêt pour le point de vue artiste a toujours existé, il s’est considérablement développé depuis une trentaine d’années, sous l’effet de ce qu’on a coutume d’appeler, à la suite des travaux menés dans les années 1990 par deux historiens de l’art, l’américain W. J. T. Mitchell et le suisse Gottfried Boehm, le « tournant iconique ». Formée sur le modèle du tournant linguistique hérité de Wittgenstein, cette expression permet de rendre compte de ce que, du fait notamment du développement des industries culturelles, en particulier le cinéma, mais aussi la télévision, et plus largement de la prolifération des écrans et des réseaux, les médiations visuelles en sont venues à concurrencer les médiations discursives dans notre appréhension du monde. Avec la généralisation des outils et des pratiques de production et de diffusion à grande échelle des images, ce mouvement n’a fait que s’accentuer jusqu’à aujourd’hui. Ne suffit-il pas désormais d’un smartphone et d’un compte Instagram pour être exposé ? De même que tout être de parole et de pensée est un poète ou un philosophe en puissance, nous sommes tous devenus des artistes potentiels. Nous connaissions les vers de mirliton et la philosophie de comptoir, nous avons découvert l’art d’Instagram.

Et comme le poète mallarméen, l’artiste construit son œuvre en contrepoint de « l’universel reportage ».

Pour nous qui vivons à l’âge de l’hyperpuissance des médiations visuelles, c’est-à-dire sous le régime de l’exposition généralisée, l’artiste tend à occuper la position qui était celle du philosophe, de l’intellectuel ou du poète à l’âge de la domination des médiations discursives. Dépositaire de l’intelligence et de la culture de ce nouveau régime de la médiation, il se voit investi d’un haut niveau d’expertise et de légitimité pour dire la vérité du monde. Comme le théoricien s’emploie à le faire avec les discours, il s’interroge sur le contexte et les conditions de production et de diffusion des formes et des images. Et comme le poète mallarméen, il construit son œuvre en contrepoint de « l’universel reportage », duquel participent aussi bien les industries visuelles du divertissement et de l’information (le monde vu à la télé), que les nouveaux modes d’exposition de soi (le monde vu sur Instagram). Ainsi en va-t-il de Gerhard Richter quand il s’engage avec September (2005) dans une explication picturale avec l’image absolue du 11 septembre ; du tandem américain survolté Ryan Trecartin et Lizzie Fitch, dont tout le travail vise à porter à un point de saturation l’esthétique contemporaine de l’entertainment ; de Camille Henrot quand elle s’emploie à croiser, dans Grosse fatigue (2013), le projet totalisant d’une histoire de l’univers et le langage visuel du pop-up ; ou encore de l’artiste anglais Ed Atkins, dont l’une des dernières vidéos, Safe Conduct (2016), propose, à partir du dispositif du tapis roulant d’aéroport, une saisissante allégorie de la circulation contemporaine des flux, des corps et des marchandises. On pourrait multiplier les exemples à l’infini.

À mesure que la médiation devenait un enjeu de l’exposition, l’exposition se transformait en média et l’artiste en venait à s’imposer comme observateur et analyste culturel, politique et social.

Cette institution de l’artiste en penseur et poète de l’âge des médiations visuelles ne s’est pas produite toute seule. C’est tout le monde de l’art et de la culture, ses acteurs économiques et professionnels, publics et privés, qui y a contribué, en construisant les conditions de visibilité de l’art au sein du flux permanent des images. Dans le même temps que le monde ne cessait de s’exposer selon les formats standardisés de l’information continue, aussi bien généraliste que particulière, les pouvoirs publics et les initiatives privées se conjuguaient pour produire des manifestations artistiques toujours plus nombreuses et plus volumineuses, tant en termes de fréquence que de coût et de public : biennales, méga-expositions itinérantes, musées hyper-modernes, centres d’art et de recherche, etc. On objectera que les expositions artistiques ne sauraient rivaliser en quantité avec l’exposition continue du monde et de ses milliards d’habitants. Elles s’en distinguent cependant en qualité, par tout un appareil discursif dont elles se sont dotées, qui permet d’établir la portée non seulement artistique, mais aussi culturelle, politique et sociale des œuvres. C’est là en effet un trait marquant de l’évolution des expositions artistiques, que d’avoir intégré, sous la forme de cartels, de catalogues, d’audioguides et de dispositifs de médiation de plus en plus élaborés, un puissant appareil critique, nourri aussi bien des avancées de l’histoire de l’art que des cultural studies. À mesure que la médiation devenait ainsi un enjeu de l’exposition, l’exposition se transformait en média et l’artiste en venait à s’imposer comme observateur et analyste culturel, politique et social de premier plan.

C’est dans cette évolution générale, qui aura conduit simultanément les médiations visuelles à concurrencer les médiations discursives et les expositions artistiques à faire contrepoint à l’exposition continue du monde, qu’il faut inscrire ce qu’on peut appeler la valorisation sociale du point de vue de l’artiste. Ce n’est évidemment pas là la seule explication à un tel phénomène. La croissance du marché de l’art, la tendance à étalonner toute notion de valeur sur la seule valeur économique, la façon dont les valeurs et les processus artistiques sont constamment recyclés dans l’éthos contemporain de la créativité et de l’innovation, sont autant de facteurs à prendre en compte pour comprendre le processus analysé ici. Lequel ne va pas, du reste, sans poser un certain nombre de questions. Qu’en est-il exactement de ce point de vue artiste que nous évoquons ? Jusqu’où est-il unifié ? Qu’en est-il de sa qualité, de sa portée et de son effectivité ? Ces questions sont essentielles – il faudra y revenir.


[1] http://abonnes.lemonde.fr/arts/article/2017/09/28/beaux-arts-magazine-change-de-formule_5192863_1655012.html. Les citations suivantes de Jousset et Bousteau sont  tirées du même article.

[2] https://www.switchonpaper.com/2017/12/18/switch-on-paper-le-monde-vu-par-les-artistes/. Toutes les citations suivantes des fondateurs de Switch (on Paper) sont tirées de cet entretien.

 

 

Emmanuel Tibloux

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

Notes

[1] http://abonnes.lemonde.fr/arts/article/2017/09/28/beaux-arts-magazine-change-de-formule_5192863_1655012.html. Les citations suivantes de Jousset et Bousteau sont  tirées du même article.

[2] https://www.switchonpaper.com/2017/12/18/switch-on-paper-le-monde-vu-par-les-artistes/. Toutes les citations suivantes des fondateurs de Switch (on Paper) sont tirées de cet entretien.