Société

Plaidoyer pour une égalité procréative

Philosophe

Soulevant des enjeux majeurs et vertigineux, la PMA et la GPA ne cherchent pas à établir un « droit à l’enfant », mais à ne plus discriminer entre les individus qui désirent être parents. Tout en légiférant pour éviter des pratiques intolérables de marchandisation des corps, il convient d’adapter le droit actuel aux évolutions et aux aspirations de la société.

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Dans certains quartiers chics de Paris, on marche parfois sur un slogan, bombé à la peinture blanche sur le trottoir, il proclame : « PMA sans papa, douleur sans fin ». L’équation laisse stupéfait. Les enfants élevés par leurs seules mères seraient condamnés à une souffrance éternelle ? Mais ils sont alors des centaines de milliers à se tordre et à gémir partout en France. Quant à savoir si la présence paternelle est automatiquement bénéfique, on ne s’étendra pas, contentons-nous d’interroger le rôle et la place des pères de l’ancien ordre patriarcal dans la vie de leurs enfants… Que pouvons-nous en regretter ? N’est-ce pas sous le signe de l’absence, ou à tout le moins de la distance, que la figure paternelle s’est dessinée dans l’histoire de la famille occidentale ? On pourrait ainsi aisément balayer d’un revers de la main les arguments des opposant·e·s à la PMA pour toutes, il faut toutefois faire l’effort d’une démonstration plus conséquente, l’ouverture des possibles procréatifs étant un enjeu politique majeur.

Dans le cadre des États généraux de la bioéthique, étape préparatoire à la révision cette année de la loi du même nom, la question est formulée en ces termes : « comment répondre aux demandes sociétales d’élargissement de l’accès aux techniques de procréation ? ». L’emploi du terme « élargissement » condense le problème en rappelant que certaines personnes sont bel et bien exclues des avancées scientifiques dans ce domaine. Le recours à l’Assistance médicale à la procréation (AMP ou PMA) est à ce jour réservé aux seuls couples hétérosexuels vivant ensemble depuis au moins deux ans, en cas d’infertilité ou lorsqu’il existe un risque de transmission d’une maladie grave. Toute femme se trouvant dans l’impossibilité d’enfanter sans l’aide de la médecine peut ainsi mettre en œuvre quatre protocoles complets de fécondation in vitro remboursés par la Sécurité sociale, pour peu qu’elle puisse témoigner d’une sexualité et d’un mode de vie conjugale adéquats.

Nul critère ne devrait permettre de distinguer entre les femmes qui ont droit aux progrès de la médecine et celles qui en sont privées.

Les couples de femmes et les célibataires ne peuvent donc y prétendre. Il leur faut prendre le chemin de l’un des dix pays européens dans lesquels la PMA est ouverte à toutes. Si la démarche est légale, elle est aussi très coûteuse en temps, en énergie (physique et psychique) et en argent (de 5 000 à 10 000 euros par tentative), ce qui la rend profondément inégalitaire. Comment justifier que certaines femmes bénéficient des progrès de la médecine procréative et pas d’autres ? Sur le plan des principes, c’est impossible : nul critère ne devrait permettre de distinguer entre celles qui y ont droit et celles qui en sont privées, il y va des implications égalitaires du principe de liberté procréative rendu possible par les conquêtes féministes de la deuxième vague.

Dans le premier moment de la révolution procréatrice, il s’agissait de pouvoir choisir le moment de sa grossesse et, plus encore, d’être en mesure de se projeter dans une vie sans enfants. Le droit à la contraception et à l’avortement ont libéré les femmes de leur assignation séculaire à la maternité, elles ont pu alors enfin la refuser. Nous vivons aujourd’hui le moment assertif de cette révolution, quand la possibilité de devenir mères est offerte à toutes celles qui le désirent sans condition de statut conjugal ni de sexualité. Cela implique de considérer que les avancées scientifiques qui permettent aux femmes souffrant d’un problème de fécondité d’être aidées bénéficient aussi à celles qui, pour des raisons intimes ou sociétales, ne sont accompagnées d’aucun homme dans leur projet parental. Car, n’en déplaise aux défenseurs de l’équation « un enfant = un papa + une maman», il se trouve que la famille n’est plus une institution sociale patriarcale mais le lieu d’un accord libre et volontaire entre deux personnes se témoignant un attachement affectif mutuel. La reconnaissance sociale des unions homosexuelles doit ainsi aller de pair avec celle des parentalités homosexuelles : on pourrait faire couple sans pouvoir faire famille ?!

Parce que les questions éthiques que ces techniques soulèvent ne sont pas du même ordre, et sans doute aussi pour des raisons stratégiques, on s’attache aujourd’hui à dissocier la « PMA pour toutes » qui permettra aux couples de femmes de mener à bien un projet parental de la GPA qui permettra aux couples d’hommes de faire de même. Dans l’état actuel des discussions, des annonces et des opinions, les modifications législatives à espérer concernent exclusivement le premier volet. Dans un avis rendu en juin dernier, le Comité consultatif national d’éthique a soutenu l’ouverture de la PMA à toutes les femmes sur la base de trois arguments : « la demande des femmes et la reconnaissance de leur autonomie, l’absence de violence liée à la technique elle-même, la relation à l’enfant dans les nouvelles structures familiales ». Si on ajoute à cela une volonté politique affichée et le fait que les deux tiers des Français y sont désormais favorables, on ne voit pas sur quelles bases l’évolution de la législation pourrait être contenue (ce qui ne nous dispense pas de rester mobilisé·e·s, les reculades face aux protestations minoritaires et conservatrices étant hélas devenues plausibles).

Il ne s’agit aucunement d’établir un « droit à l’enfant », il s’agit de ne plus discriminer entre les individus qui désirent être parents.

La GPA suscite en revanche une rude opposition qui dépasse de beaucoup la seule bronca conservatrice. Que l’on s’élève contre la marchandisation du corps féminin, que l’on rejette l’idée d’une « mise à disposition » de l’enfant ou que l’on déplore les violences économiques, médicales et psychiques associées au dispositif, dans tous les cas, on raisonne sur la base d’expériences existantes, toutes aussi condamnables. D’un côté, le « modèle indien », soit l’exploitation de femmes vivant dans des conditions sociales misérables et la quasi-industrialisation du procédé dans des « usines à bébé ». De l’autre, le « modèle californien », soit une interprétation ultra-libérale de la GPA qui assimile le projet parental à une démarche commerciale contractuelle où il s’agit de choisir et la gestatrice et les gamètes, en fonction de critères personnels, et moyennant des sommes astronomiques. C’est précisément parce que ces deux types de pratiques sont intolérables qu’il devient urgent de légiférer.

La GPA vient parachever la visée égalitaire associée au principe de liberté procréative en permettant l’égal accès de tous les individus aux conditions de réalisation d’un projet parental.

Il ne s’agit aucunement d’établir un « droit à l’enfant », il s’agit de ne plus discriminer entre les individus qui désirent être parents. Au nom de quelle norme supérieure ou de quelle distinction genrée peut-on dénier à un homme la légitimité de son aspiration à la paternité ? Aucun argument ne vaut, comme le reconnaît d’ailleurs la loi qui autorise un homme seul à déposer une demande d’agrément préalable à une adoption (une démarche très rarement validée). Conçue dans un cadre légal soucieux de ses implications matérielles, médicales et psychiques de mise en œuvre, la GPA vient parachever la visée égalitaire associée au principe de liberté procréative en permettant l’égal accès de tous les individus aux conditions de réalisation d’un projet parental.

C’est cette même logique qui implique d’envisager aussi l’ouverture de la PMA aux célibataires. Quand une femme approche de la quarantaine sans avoir trouvé le partenaire avec lequel désirer et concevoir un enfant, elle n’a plus comme option que de s’engager dans un parcours de PMA. Ce n’est évidemment pas l’option idéale, les concernées sont les premières à le reconnaître, elles auraient préféré des modalités plus « classiques ». Mais il se trouve que la temporalité physiologique des femmes est devenue contradictoire avec leur nouvelle temporalité sociale (études plus longues, entrée plus tardive sur le marché du travail, stabilisation professionnelle plus aléatoire), comme avec leur temporalité privée (les couples se forment plus tardivement, ils se défont plus facilement). Or, si les femmes ont pu revendiquer les même droits que les hommes et aspirer à investir pleinement la sphère sociale (étant entendu que nous n’y sommes pas encore), elles n’en sont pas moins toujours dotées de corps féminins régis par des processus biologiques spécifiques et, notamment, par une capacité procréatrice limitée. Faire comme s’il n’en était rien, y compris dans une perspective d’affranchissement vis-à-vis du joug de la nature, c’est faire preuve d’incohérence féministe.

La revendication d’un cadre légal autorisant « l’autoconservation sociétale »  (ou pour raison d’âge) relève à plein de la liberté procréative.

Voilà une implication du processus d’émancipation que l’on ne repère pas toujours : la liberté procréative est une liberté sous fortes contraintes. Pour les femmes qui ne veulent pas ou plus d’enfant, il est ainsi très difficile de recourir à la stérilisation, une démarche remboursée par la Sécurité sociale, sans condition de statut marital ou familial, mais extrêmement compliquée à mettre en œuvre. Pour celles qui souhaitent devenir mères, les obstacles sont d’un autre registre, ils ont trait au cycle de vie de leur réserve ovarienne. De façon désormais majoritaire, c’est à un âge marqué par le déclin exponentiel de la fécondité, c’est-à-dire après trente ans, que les femmes se lancent dans un projet de grossesse. La chose est synonyme de difficultés croissantes à concevoir dont témoigne la hausse spectaculaire des recours à la PMA (+ 20% ces cinq dernières années). Pour les célibataires, tout se joue durant ces quelques années décisives au fur et à mesure desquelles se dessine de plus en plus nettement la perspective de la non-maternité.

Voilà pourquoi l’autoconservation ovocytaire devrait être ouverte à toutes les femmes. La technique consiste à prélever les ovocytes à un âge où ils existent en qualité et en quantité suffisantes pour les vitrifier dans l’attente du moment où le projet parental deviendra envisageable (essentiellement, disent les femmes concernées, du fait de la rencontre d’un·e partenaire). Elle n’est autorisée qu’en cas de maladie hypothéquant une future fécondité ou, depuis la révision de la loi bioéthique de 2011, pour les femmes procédant en même temps à un don de gamètes. Conçue pour remédier au très faible niveau des stocks ovocytaires destinés aux protocoles de PMA, cette mesure conditionnant la disposition pour soi au don pour autrui est assimilable à une forme d’exploitation du corps féminin. Elle est aussi très hypocrite. Si certaines femmes sont autorisées à prélever et à congeler leurs ovocytes, pourquoi pas toutes ?

La revendication d’un cadre légal autorisant « l’autoconservation sociétale »  (ou pour raison d’âge) relève à plein de la liberté procréative : il s’agit de réaliser la liberté abstraite qu’ont les femmes de choisir le moment de leur grossesse. Mais elle ressort également d’un principe d’égalité procréative entre les sexes. Parce que leur fertilité n’est limitée par aucune transformation physiologique définitive, les hommes peuvent nourrir le fantasme d’une paternité perpétuelle. De fait, les paternités « tardives » sont nombreuses mais elles sont totalement invisibilisées ; non décomptées, non commentées, elles ne font pas problème. En permettant la vitrification ovocytaire, on réduira ce facteur d’inégalité que constitue le différentiel biologique et on permettra aux femmes de vivre et de se penser enfin véritablement comme des individus comme les autres.

L’énormité des sujets à débattre peut faire peur, elle n’a d’égal que l’énormité de l’enjeu que constitue l’égal accès de tous les individus au projet parental.

L’ouverture des possibles procréatifs ne se fera pas sans un débat de fond sur les enjeux éthiques et sociaux associés à ces techniques. Relativement à la GPA notamment, il est indispensable de prendre en considération le facteur médical : toute grossesse étant potentiellement synonyme de pathologie et de mortalité, il n’est pas simple de concevoir des modalités d’encadrement qui intègrent ces risques. Jusqu’où un individu peut-il être laissé libre de prendre une décision susceptible de mettre en danger sa santé, voire sa vie ? Autre immense sujet de réflexion, la question de l’anonymat des dons de gamètes. Outre ses implications pour les enfants nés de dons réclamant l’accès à leurs origines, elle impose aussi de réfléchir aux conditions matérielles rendant possibles les techniques de PMA. Les réserves de paillettes de sperme tout comme celles d’ovocytes sont dramatiquement basses en France, une situation destinée à s’aggraver si on n’envisage pas de modifier la législation en autorisant le don relationnel, soit le fait d’associer une démarche de PMA au don direct d’un membre de l’entourage. L’énormité des sujets à débattre peut faire peur, elle n’a d’égal que l’énormité de l’enjeu que constitue l’égal accès de tous les individus au projet parental.


Camille Froidevaux-Metterie

Philosophe, Professeure de science politique et chargée de mission égalité à l’Université de Reims Champagne-Ardenne