La finance contre le capitalisme ?
Et si le post-capitalisme* devait venir de là où on l’attend le moins ? Et s’il était déjà en train de surgir du cœur même du monstre, depuis les rangs enfiévrés de cela même qui le fait surchauffer depuis quelques décennies, mais qui le travaille et le met périodiquement en crise depuis ses tout débuts, à la fin du XVIIe siècle ? Et si c’était dans les arcanes de la finance que prenait d’ores et déjà forme l’un des replis constitutifs du post-capitalisme ? Toute une série de penseurs (post ?-)marxistes, les plus stimulants parce que les plus hétérodoxes, se sont en effet retrouvés récemment autour d’une analyse croisée de la notion de produits dérivés (derivatives) qui mérite de retenir toute notre attention.
Aberrations et dérivations financières
L’argument est complexe, surprenant, mais stimulant. Réduit à sa formulation la plus succincte, il prend la forme d’un retournement, à interpréter comme un repli. La gauche bien-pensante dénonce (non sans raison) les produits dérivés comme le parangon de l’aberration financière dévoyée, autonomisant « la folie spéculative » aux dépens tragiques de « l’économie réelle ». Ces mêmes produits dérivés se trouvent toutefois tramer en sous-main une « logique sociale » tissant du lien entre des réalités hétérogènes, que nos modes de collaboration attachent les uns aux autres, mais dont nos cartographies économiques actuelles sont incapables de nous faire prendre la vraie mesure. Autrement dit : l’axiomatique extractiviste poussée à son comble par le capitalisme boursier se trouverait avoir mis au point, avec la logique sociale de la dérivation financière, un mécanisme potentiellement capable de reconstruire une attention salvatrice à nos milieux naturels et sociaux [1].
La thèse de « l’auto-dépassement du capitalisme » (version du marxisme scientifique) ou du « socialisme du capital » (version opéraïste) n’est bien entendu pas nouvelle en soi. Elle sent même un peu trop l’auto-accomplissement de l’Histoire dans la dialectique de la Raison hégélienne (dûment rusée) pour ne pas soulever une légitime suspicion à priori. Il n’en est pas moins frappant de voir des anthropologues (Arjun Appadurai, Benjamin Lee, Edward Lipuma), des économistes-informaticiens (Elie Ayache), des politistes (Robert Meister), des historiens de sciences (Graham Burnett), des philosophes (Michel Feher, Brian Massumi, Erik Bordeleau), des théoriciens du mouvement (Randy Martin) se plonger dans les arcanes de la spéculation financière, voire entrer en dialogue avec des anciens de Goldman Sachs ou de Lehman Brothers, pour essayer de comprendre ce qui se joue dans les mécanismes de titrisation, d’achats à terme, d’options, de quotient de volatilité et d’équation Black-Scholes – mécanismes que l’on agrégera ici sous le terme générique de dérivation financière [2].
Précisons d’emblée que le but n’est nullement de « blanchir », de « rationaliser » ou de « justifier » les aberrations financières qui ont conduit à l’effondrement bancaire de 2008 – encore moins de les nier – mais de commencer par comprendre, plutôt que de se précipiter à dénoncer et condamner, ce qui se joue de social et d’anthropologique dans de tels montages financiers, au-delà des sommes comptables qui se trouvent misées sur la table du jeu spéculatif.
Société des investis et communs de la finance
Dans un important ouvrage récent, Michel Feher met en lumière certains germes de potentiels post-capitalistes dans la financiarisation de notre vie quotidienne qui fait de chacun de nous – quoique très inégalement – à la fois des investisseurs et des investis [3]. L’omniprésence de la dette constitue certes, comme l’a bien montré Maurizio Lazzarato, un nouveau moyen de contrôle social, particulièrement retors et efficace. Mais elle manifeste également des rapports de dépendance qui, dès lors qu’on prend la mesure de leur nature socio-anthropologique, peuvent aboutir à d’importants renversements de pouvoir [4]. De la société (capitaliste) des endettés à la société (post-capitaliste ?) des investis, il pourrait n’y avoir que quelques effets de bascule, que nul n’envisage actuellement comme digne du titre de « révolution », mais qui pourraient néanmoins avoir des résultats transformateurs tout aussi profonds.
Au risque de paraître sacrilège et de se voir accusé de sophisme, opérons un petit montage pour rapprocher – artificiellement ou artificieusement – les opérations de la finance et le travail du commun. Toni Negri précise bien, au détour d’un article évoqué précédemment, qu’il ne suffit pas de considérer comme « commun » tout ce qui se trouve naturellement donné à tous antérieurement à la capture opérée par l’appropriation capitaliste. Il propose de réserver la référence au commun à la désignation de ce qui résiste aux différentes formes de privatisation sur lesquelles repose (et que favorise en retour) l’axiomatique capitaliste.
Force est alors de constater que la finance – telle que l’effondrement de 2008 en a (pour la énième fois) dévoilé la nature profonde – représente à la fois la privatisation capitaliste dans ce qu’elle a de plus aberrant et la nécessité interne d’une résistance aux aberrations de cette même privatisation. Les institutions too big to fail incarnent de la façon la plus spectaculaire, et la plus scandaleuse, cette résistance interne à la privatisation de la part des principaux vecteurs de la privatisation. Les réalistes désillusionnés n’y voient que la monotone récurrence du vieil adage de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes. Mais les imaginatifs n’auront peut-être pas tort d’y voir aussi le symptôme d’une nécessité qui replie la finance sur elle-même – repli qui n’appelle pas forcément à son grand remplacement. L’enjeu principal pourrait être de comprendre en quoi, à travers ce repli, certaines fonctions sociales de la finance résistent à certaines appropriations privatisantes de la même finance. Pourquoi ne pas prendre au sérieux l’hypothèse d’une certaine agentivité du commun au cœur même de la folie spéculative de Wall Street – encore une fois, sans l’exonérer pour autant des exploitations, des injustices, des dommages et des crimes qu’elle se trouve causer aujourd’hui à travers le monde ?
Capitaliser la catastrophe ?
Dans un domaine apparemment très différent, Razmig Keucheyan a bien mis en lumière la part croissante que jouent les divers mécanismes de dérivation financière dans la façon dont le capitalisme vert entend juguler les conséquences des catastrophes environnementales en cours [5]. La privatisation capitaliste a besoin de s’assurer contre les risques, à commencer par ceux qu’elle génère elle-même, et – que cela passe par des cat bonds (obligations-catastrophes inventées dès la fin du XIXe siècle pour atténuer le choc des intempéries sur la production agricole), par des quotas carbone, par des achats à terme ou par des mécanismes identifiés comme relevant de la corruption – la socialisation des risques inhérente aux dispositifs assurantiels fait émerger un hommage du vice privatisé à la vertu incontournable des communs.
Razmig Keucheyan pousse au bout de sa logique la plaisanterie initiale de cette série de réflexions : si nous avons plus de peine à imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, c’est que nous avons l’intuition – tout à fait fondée, selon lui – que le capitalisme saura parfaitement survivre à la fin du monde. Que ce soit au prix (financièrement inconséquent) du sacrifice de millions de pauvres emportés par le dérèglement climatique, par la bunkérisation des privilégiés ou par l’imposition contrainte des normes aseptisées de la « croissance verte » et des dispositifs de surveillance de la « sécurité globale », l’axiomatique capitaliste saura faire profiter certains de l’effondrement écologique aussi habilement qu’elle a toujours su faire profiter les mêmes des pires calamités guerrières [6].
Une logique sociale en émergence
C’est en alternative à cette perspective, certainement réaliste mais néanmoins catastrophique, qu’il convient de ré-ouvrir un horizon post-capitaliste. Et c’est dans un tel contexte que se trouve aujourd’hui revisitée la logique sociale de la dérivation financière. Les manuels de finance et de management définissent les produits dérivés (derivatives) comme des contrats dont la valeur fluctue par attachement à la valeur d’un autre produit (qualifié de « sous-jacent »), sous l’horizon d’un règlement à effectuer à une certaine date future. Un éditeur de périodique peut ainsi, par exemple, s’assurer contre les variations futures du prix du papier, non répercutables sur le prix de vente de son magazine, en établissant un contrat (dérivatif) avec quelqu’un qui lui garantisse, au terme d’un an, un certain prix du papier (produit sous-jacent). Il lui suffit pour cela de trouver quelqu’un qui fasse le pari que, à l’horizon d’un an, le prix effectif du papier sur le marché sera inférieur à celui qu’il aura contracté, lui apportant ainsi une marge bénéficiaire.
On est donc bien ici dans le « minage d’information » évoqué au début de ces réflexions : ce qui assure des profits dans le monde des produits dérivés, c’est (en principe, du moins) la capacité à gérer une surabondance d’information de façon à en tirer des prévisions marginalement mieux adaptées aux évolutions à venir. Peu exploité jusqu’en 1990, le marché des produits dérivés s’est développé de façon exponentielle depuis, arrivant à presque 400 000 milliards de dollars en 2006, et à environ 600 000 milliards de dollars en 2012, malgré l’effondrement de 2008.
En s’appuyant sur les travaux de Randy Martin, on peut définir l’efficience et les dynamiques caractéristiques de la logique sociale de la dérivation financière à travers six traits constitutifs :
1° Une excédence par débordement. La « dé-rivation » évoque étymologiquement le fait pour une rivière de « déborder de ses rives » par surabondance d’eau. De même, la dérivation financière témoigne-t-elle d’un excès d’information et de richesse, disponible dans le présent et prêt à fluer vers des territoires inexplorés de l’avenir.
2° Une spéculation en mouvement. Ne requérant que peu de placements initiaux (contrairement aux investissements de capital fixe exigés par la machinerie d’une usine), les produits dérivés émanent d’un constant effort d’adaptation spéculatif du présent aux développements anticipés du futur, au sein d’un univers caractérisé par un incessant mouvement.
3° Une combinatoire de l’hétérogène. L’explosion des produits dérivés a vu se multiplier des paris sur les biens et services les plus improbables, attachant leurs destins aux produits sous-jacents les plus inattendus. Une étonnante inventivité financière a misé sur des liens entre les réalités les plus hétérogènes, donnant l’image – spéculative, au sens philosophique du terme ! – d’un monde au sein duquel tout est virtuellement lié à n’importe quoi, un monde dont les dérivations financières mettent au jour (et mettent à jour) d’inextricables solidarités imperceptibles.
4° Un arbitrage par itération virale. La dérivation fraie le chemin de vastes recombinaisons globales à travers une itération de petits arbitrages locaux, dont la puissance tient à leur diffusion virale.
5° Une perpendicularité envers les attentes majoritaires. La dérivation est d’autant plus profitable pour la partie contractante qu’elle prend à contrepied les anticipations considérées comme les plus probables. Elle tend ainsi à fomenter des mouvements latéraux, horizontaux, inattendus et imprévisibles, qui décentrent et reconfigurent les verticalités hiérarchiques les mieux assises.
6° Une dissolution de souveraineté. Quoique motivées de part en part selon les calculs d’intérêts d’agents privés, les dynamiques de dérivation tendent à la dépossession de ce qui constitue des « soi » et des possessions stables, érodant ainsi toute ambition de souveraineté – au point que Randy Martin y voit une continuation du mouvement multiséculaire de décolonisation.
On le voit, la logique sociale des dérivations financières recoupe en beaucoup de points ce qui a été théorisé depuis quelques décennies comme les dynamiques propres aux multitudes. Au lieu de considérer son analyse anthropologique comme le symptôme d’une trahison de la classe ouvrière par des renégats de la cause opéraïste, on pourrait aussi bien y trouver une incitation à mieux comprendre ce qui fait une certaine force actuelle de la finance – non pour prôner une soumission aveugle à ses diktats mais, tout au contraire, pour imaginer de nouvelles manières de trouver, en son sein même, de quoi nous en réapproprier la puissance.
- * Après « Nous avons toujours été post-capitalistes » puis « Quand l’information mine le capital » et « Vers une archéologie du capitalisme », ce texte constitue le quatrième volet d’une série d’articles proposés par AOC en prévision du prochain numéro de la revue « Multitudes», « Post-capitalisme ? » (avril 2018), disponible dans certaines bonnes libraires, auprès du diffuseur Pollen ou en ligne sur Cairn.