La consommation engagée comme économie morale
Fin décembre 2017, l’association Halte à l’Obsolescence Programmée (HOP) dépose plainte contre Apple pour dénoncer ses pratiques. Selon la loi de transition énergétique de 2015, l’obsolescence programmée est un délit « qui se définit par le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise en marché d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement ». En effet, depuis plusieurs semaines les médias, en France mais aussi aux États-Unis, évoquent le ralentissement du fonctionnement de certains iPhones consécutif à la mise à jour de leur système d’exploitation. HOP fait valoir dans sa plainte que ce problème intervient de manière particulièrement opportune au moment de la sortie du dernier modèle de téléphone portable de la marque à la pomme. Les consommateurs sont alors appelés à être plus vigilants lorsqu’ils achètent ou renouvellent leurs produits, et ne pas être les victimes de ces pratiques des entreprises.
Les appels à la vigilance visent cependant moins la défense des intérêts des consommateurs qu’elles ne mettent en jeu des questions de protection de l’environnement. L’effet du renouvellement accéléré des produits sur le réchauffement climatique, la pollution et la raréfaction des ressources n’est assurément plus à démontrer pour les associations écologistes. Dans ce contexte, la responsabilisation des consommateurs est devenue un enjeu majeur de la prise en charge des questions écologiques. Les individus sont invités à devenir des « consommateur engagés » : ils ne doivent plus seulement raisonner leur consommation de manière égoïste, en fonction de leurs désirs et de leurs envies, mais bien en tenant compte des problèmes collectifs qui découlent de ce mode de vie consumériste. C’est vrai pour les problématiques environnementales mais aussi pour d’autres enjeux, comme la justice sociale. Les dramatiques effondrements d’usines en Asie du Sud-Est rappellent le coût humain à payer pour que les consommateurs des pays du Nord puissent accéder à des produits peu chers que l’on peut facilement renouveler. Plus récemment, c’est la consommation de viande qui a été pointée pour sa responsabilité dans les violences faites aux animaux d’élevage.
Que recouvre ce pouvoir accordé aux consommateurs ? Quelles sont les capacités des consommateurs à résoudre les désordres collectifs de nos sociétés contemporaines ? La consommation peut-elle constituer un espace d’engagement politique ? Nous voulons ici interroger les ressorts de la consommation engagée comme répertoire de l’action militante.
Les consommateurs sont aujourd’hui très largement sollicités par les organisations de la société civile qui leur proposent de manifester leurs engagements politiques de plusieurs façons. Ils sont parfois appelés à boycotter certaines marques ou produits en rétorsion face au comportement délictueux ou moralement répréhensible de l’entreprise qui les fabrique. Ils sont aussi invités à retirer de la liste de leurs achats certaines catégories de produits, comme par exemple la viande, l’huile de palme, la fourrure ou certains poissons, dont la consommation est jugée responsable de désordres écologiques ou sociaux majeurs. Mais mobiliser les consommateurs c’est aussi orienter positivement leurs décisions de consommation. Les associations militantes ont ainsi développé une diversité d’outils en ce sens : des magasins, des marques et des labels susceptibles de sous-tendre la responsabilisation de leurs décisions d’achat, des espaces associatifs destinés à organiser de manière renouvelée les relations entre ceux qui produisent et ceux qui consomment (comme les AMAP ou les systèmes de monnaie sociale par exemple), de nombreux laboratoires d’innovation sociale où sont expérimentés de nouvelles formes d’échanges qui valorisent la mutualisation, la gratuité et le recyclage (comme les ateliers de réparation collectifs, les éco-villages ou les magasins gratuits). La consommation engagée recouvre aujourd’hui une vaste gamme de pratiques sociales qui sont pour certaines très largement articulées aux modes de fonctionnements marchands les plus traditionnels et pour d’autres visent plutôt à leur substituer une organisation sociale largement repensée. La consommation engagée c’est donc suggérer tout autant l’achat d’un paquet de café issu du commerce équitable pour soutenir le développement économique de petits producteurs que l’engagement dans une coopérative d’habitat destinée à repenser la notion de propriété et lutter contre les plus-values immobilières. Cette diversité traduit le spectre large des positionnements des organisations militantes. D’un côté, certaines organisations, plutôt réformistes, misent sur une résolution des problématiques collectives par une adaptation progressive des fonctionnements existants. Elles vont alors plutôt développer des moyens d’orienter les choix des consommateurs au sein de l’offre existante ou vers des biens marchands alternatifs, solutions qui sont envisagées pour leur capacité à produire des effets d’imitation et d’entraînement auprès des acteurs marchands et qui, à bien des égards, contribuent à étendre le marché. D’autres organisations, plus critiques ou radicales, cherchent au contraire à défaire les principes qui sous-tendent les fonctionnements marchands actuels, tels que la propriété, la souveraineté du choix ou encore l’accumulation, pour promouvoir des modes de vie fondés sur des principes alternatifs de solidarité, de mutualisation et de sobriété, destinés à fonder des modes de vie alternatifs au consumérisme. Mais les unes et les autres partagent l’hypothèse du rôle central que peut jouer le consommateur et la consommation dans les changements attendus. Cette réalité nous invite à nous interroger sur les effets de la consommation engagée. Que produisent ces tentatives d’engagement des consommateurs ? Sur qui et avec quelle efficacité ?
Il paraît assez tentant de considérer ces effets au niveau des individus eux-mêmes. Parce que les organisations militantes s’adressent directement aux consommateurs, on est enclin à penser qu’elles cherchent avant tout à faire évoluer les pratiques de consommation, à changer les motifs même de la consommation, à produire un autre consommateur. C’est probablement pour cette raison que de nombreuses études, produites par la recherche mais aussi par des cabinets d’études, s’évertuent à caractériser le consommateur engagé, à saisir les évolutions dans ses faits et gestes et à interroger les transformations de la consommation qui seraient à l’œuvre aujourd’hui. On est vite déçu. On comprend bien l’intérêt que certaines organisations, publiques, privées ou associatives peuvent avoir à tracer les contours d’un nouveau consommateur, engagé, soucieux de son environnement et de justice sociale et capable de réfléchir dans son geste de consommation à des enjeux distants dans le temps et dans l’espace. Mais pointer l’avènement d’un tel consommateur peut au mieux avoir des vertus performatives, nous y reviendrons. La réalité est tout autre. La consommation engagée, qui est, sans surprise pour les sociologues, réinvestie comme un répertoire culturel et statutaire par une catégorie sociale de consommateurs particulière – les mieux dotées en capital culturel parmi les individus moyennement dotés en capital économique –, ne modifie qu’à la marge les pratiques de la très grande majorité des consommateurs. Il faut en outre compter avec le fait que ces sollicitations contribuent aussi pour certains consommateurs à étendre le champ des possibles, puisqu’il n’est bien sûr pas exclu de vouloir consommer bio et local tout en aimant beaucoup prendre l’avion, les consommateurs peuvent s’engager dans des pratiques dont les effets environnementaux sont très contrastés. Bref, la responsabilisation des consommateurs ne marche bien que sur des cibles très particulières, et se heurte pour le plus grand nombre à la variabilité des décisions de consommation, soumises à de nombreuses prescriptions, parfois inconciliables.
Alors pourquoi miser sur la consommation et les consommateurs ? Est-il raisonnable d’en appeler à la vigilance des consommateurs face à l’obsolescence programmée si l’on songe au rôle fondamental que jouent l’acquisition et le renouvellement de certains produits, de mode ou high-tech, dans la construction statutaire des individus, et ce indépendamment des ressources économiques dont ils disposent ?
Il est possible de répondre positivement à cette question si l’on conçoit que les ressorts de la consommation engagée sont avant tout collectifs, bien plus qu’individuels. Comme toute action militante, la consommation engagée produit des effets pluriels, plus ou moins escomptés par les activistes. Tout d’abord les différentes démarches, même lorsqu’elles ne touchent qu’une petite partie des consommateurs, suscitent d’importants échos médiatiques, ce qui se conçoit aisément si l’on considère que les journalistes partagent les mêmes propriétés sociales que les consommateurs les plus engagés. Ces reprises médiatiques jouent un rôle considérable dans la mise en visibilité, à la fois des causes défendues, et des solutions de consommation promues. Cette visibilité facilite à son tour les reprises, tant par les décideurs publics que privés, qui projettent dans ce qu’ils perçoivent comme des évolutions de société d’importantes sources de rétribution. On peut citer le cas de nombreux élus locaux qui ont vu dans la consommation de produits bio et locaux des inspirations pour prendre des mesures, telles que l’organisation d’un marché de producteurs ou l’approvisionnement en bio dans les cantines scolaire, des moyens de satisfaire un électorat qui a l’avantage de se caractériser par une forte participation électorale. Car, en effet les consommateurs les plus engagés, loin d’être désaffiliés politiquement sont au contraire fortement mobilisés dans les formes les plus traditionnelles de la participation politique. De leurs côtés, les entreprises ont saisi ces signaux faibles sur les évolutions de la consommation comme autant d’opportunités pour repenser leur offre : le bio, l’équitable, le local, le « sans huile de palme » ou le « peu emballé » sont ainsi réinvestis comme autant de niches marketing. De même, il est peu de dire combien les initiatives militantes autour de la consommation collaborative, qui visaient initialement à favoriser l’échange entre pairs de différentes ressources pour limiter leur production en trop grand nombre, ont inspiré l’actuelle « économie du partage » qui fonctionne aujourd’hui sur un capitalisme de plateforme relativement éloigné des ambitions militantes de départ. Les reprises marchandes ou électoralistes sont pour les organisations réformistes les traces de la capacité des fonctionnements économiques et politiques à s’adapter à la critique mais sont loin des attendus des organisations les plus radicales, pour lesquelles ils représentent même souvent des formes de dévoiement ou de récupération peu acceptables.
Malgré tout, ces critiques et leurs reprises contribuent à rendre visibles dans l’espace social les problématiques collectives. Les consommateurs n’ont en effet pas massivement et radicalement changé leurs façons de faire, cependant circulent aujourd’hui des représentations alternatives du consommateur et des cadres moraux de la consommation qui promeuvent d’autres valeurs que celles qui sont produites par les systèmes marchands. C’est une économie morale de la consommation qui se diffuse et vient contester les valeurs consuméristes, largement promue tant par les acteurs économiques que par les pouvoirs publics. Ces représentations alternatives de la consommation facilitent la mise à l’agenda public des causes et le déploiement d’instruments publics qui reprennent pour partie les cadres normatifs de cette économie morale. Ainsi lorsque les pouvoirs publics légifèrent sur l’interdiction des sacs de caisse, l’obsolescence programmée ou la lutte contre le gaspillage alimentaire, ils s’appuient sur les effets de l’important travail militant déployé pour redéfinir les cadres normatifs de la consommation qui ont rendu moralement inacceptables certaines pratiques d’entreprise.
Le 12 février 2018, la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Écologie, Brune Poirson, annonce une réflexion sur la création d’un indice de durabilité des appareils électroménager et high-tech à l’horizon 2020. Il s’agit d’envisager un nouvel étiquetage qui informerait les consommateurs sur la durée de vie du produit et la possibilité de le réparer. Une telle décision semble réifier l’hypothèse d’un consommateur devenu responsable, capable de choisir ses produits non plus seulement au gré des modes ou de ses envies, mais tenant compte de leurs externalités négatives sur la planète. En réalité, elle repose moins sur une telle conjecture qu’elle ne cherche à intégrer dans l’action publique cette économie morale de la consommation qui veut rendre inacceptable le renouvellement effréné des produits dont les premiers responsables sont d’abord les entreprises. La consommation engagée est un répertoire de l’action militante qui vise à changer les cadres moraux de la consommation afin d’appeler les pouvoirs publics à réguler les décisions des entreprises face aux désordres collectifs dont elles sont responsables.