International

De la peur de la globalisation aux espoirs du cosmopolitisme

Sociologue, Sociologue

Loin de ne provoquer que replis identitaires ou dérives nationalistes réactionnaires, la globalisation s’avère depuis longtemps l’un des plus puissants moteurs culturels. Largement répandu parmi les jeunes générations, le cosmopolitisme esthético-culturel pourrait ainsi, à long terme, triompher des visions étriquées du monde et autres envies de sécession façon Brexit portées par les anti-Lumières de tout poil.

Un spectre hante la politique européenne : celui du populisme. Les récentes élections italiennes de mars 2018 en témoignent bien : alors que l’Italie, patrie de quelques illustres partisans du projet européen tels Altiero Spinelli, était encore, il y a une dizaine d’années, l’un des pays les plus europhiles, voilà qu’elle rejoint le club – de moins en moins fermé – des eurosceptiques, voire des europhobes. L’histoire fera un jour la part du rôle joué dans l’essor du populisme par l’indifférence de l’Union européenne tant face à la gestion de la crise migratoire en Italie, que face aux appels pressants des pays du Sud en faveur d’un assouplissement des politiques d’austérité et de la mise en place de politiques véritablement solidaires. Et pourtant, il serait abusif de faire de l’UE la coupable exclusive de ce rejet du projet politique européen, car ce dernier participe de convulsions nationales dont l’étendue et la diversité ne sauraient être imputées au fonctionnement des institutions européennes. Et d’ailleurs, les mouvements auxquels nous assistons en Europe – réaffirmation de la logique des intérêts nationaux, que l’on croyait assoupie par la solidarité communautaire – trouve des échos dans d’autres pays, notamment les États-Unis [1]. Partout en Occident, on observe le retour en force d’un puissant courant historique qui n’avait d’ailleurs jamais totalement disparu : les anti-Lumières, pour reprendre le titre de l’ouvrage désormais classique de Zeev Sternhell.

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C’est ce mouvement d’anti-Lumières, par sa nature anti-universaliste, qui permet de comprendre la convergence de phénomènes apparemment aussi disparates que, sur le plan politique, le Brexit, les tendances isolationnistes américaines et la montée en puissance dans de nombreux pays de partis d’extrême droite, voire d’inspiration néofasciste et néonazie ; sur le plan du vivre-ensemble, la recrudescence de l’antisémitisme et l’essor de l’islamophobie ainsi que le rejet des projets d’accueil et d’hospitalité en direction des migrants ; sur le plan historique, le révisionnisme et le négationnisme ; et sur le plan des mœurs, le recul de certaines libertés fondamentales que l’on croyait acquises pour toujours comme le droit des femmes à disposer de leurs corps. Assisterions-nous à un puissant retour de balancier par rapport aux espoirs que la décolonisation, les mouvements pour les droits civiques, le féminisme et le pacifisme avaient incarnés durant les deux dernières générations ? Tous les objectifs universalistes qui sous-tendaient ces mouvements achoppent actuellement sur la reconnaissance des particularismes coupés de toutes références à un horizon commun.

Les tenants des anti-Lumières désignent d’un doigt accusateur la globalisation, l’autre grand bouc émissaire accablé de tous les maux.

Bref, l’envergure de ce repli sur un entre-soi ethno-national, de ces crispations identitaires et de la frilosité face à tout universalisme – situation qui n’est pas sans rappeler celle dénoncée en 1927 par Julien Benda [2] –, est telle que l’on ne saurait l’imputer exclusivement aux dysfonctionnements de l’Europe. Les tenants des anti-Lumières désignent d’un doigt accusateur la globalisation, l’autre grand bouc émissaire accablé de tous les maux : dissolution des cultures nationales, perte de la souveraineté politique, augmentation des inégalités, « grand remplacement » qui emportera la civilisation européenne dans un déclin inexorable. À leurs yeux, la globalisation est un Léviathan, un monstre tentaculaire qui ingurgite des identités et des traditions et régurgite cette masse informe, métissée, hybride qu’est la culture enfantée par la globalisation : la culture cosmopolite. Il suffit de naviguer sur la Toile et de s’arrêter sur les sites identitaires qui y fleurissent depuis bien des années pour constater la virulence de leur haine du cosmopolitisme. Dans sa lutte, Henry de Lesquin, un de leur chantre, fait feu de tout bois. Dans un tweet, il « propose de réémigrer l’obélisque égyptien de la place de la Concorde et de le remplacer par une grandiose statue de Clovis ». Dans un post sur son blog, il s’insurge contre une « nouvelle mode » chez les femmes françaises qui consiste à s’épiler le pubis, « contraire à la fois à la nature et à la tradition, à la pudeur et à la féminité, l’antitouffisme est une perversion cosmopolite ».

Comme le souligne Arjun Appadurai [3], les tensions et crispations identitaires croissantes sont à la mesure de l’extraordinaire ouverture qui est l’autre facette de la globalisation. Celle-ci n’est pas qu’une machine à produire de la fragmentation, elle produit aussi du désenclavement : elle met en contact les individus, les groupes sociaux, les styles de vie par-delà les frontières nationales et les particularismes locaux. Au moment même où le monde accélère son ouverture au moyen de forces transnationales qui créent de puissantes interdépendances – via les mobilités (diasporas, expatriation, exils, etc.), le multiculturalisme croissant de nos modes de vie, l’essor des villes globales, la conscience inédite des risques planétaires (terrorisme et conflits armés, crises économique ou sanitaire et réchauffement climatique), la prégnance des médias et des réseaux globaux –, la peur, voire le rejet, de l’autre envahissent le débat public et politique. Nombreux sont les auteurs qui ont pointé ce paradoxe : Ulrich Beck, Manuel Castells et Saskia Sassen entre autres. Parmi eux, Arjun Appadurai insiste sur le fait que l’affaiblissement de l’État-nation et sa perte d’emprise sur les économies nationales ont joué un rôle très fort dans la focalisation, quasi obsessionnelle, du débat public et politique, sur la dimension ethno-nationale des tensions et la lecture identitaire des conflits.

Contre ces peurs, on ne saurait jamais trop insister sur le fait que la culture est l’un des moteurs les plus puissants de la globalisation, et pas simplement sa victime. Ce n’est pas le moindre paradoxe de notre monde que de se caractériser à la fois par des structures politiques encore fortement nationales et des répertoires culturels qui se globalisent : narrations, iconographies, imaginaires issus des grandes industries culturelles globales fournissent aux individus, par le cinéma, les séries télé, les vidéos web, les médias, etc., des ressources pour se construire, se repérer dans le monde et y habiter. Par ailleurs, nombreux sont les auteurs qui ont fortement insisté sur l’ampleur des phénomènes d’hybridation, de métissage et de mélange qui sont plus que jamais au fondement même de notre vitalité et notre créativité culturelles. Si ce phénomène n’est pas inédit dans l’histoire des sociétés humaines, le syncrétisme contemporain est d’une ampleur inédite parce qu’ils se situe véritablement à l’échelle du monde, à la différence des précédents qui, quelle que fut leur ambition, se cantonnaient à une aire géographico-culturelle limitée, comme ce fut le cas de l’Empire romain aux IIe et IIIe siècles après J.-C. [4].

Il importe de se demander dans quelle mesure le cosmopolitisme esthético-culturel tellement répandu chez les jeunes est apte à favoriser (ou pas) un intérêt pour autrui de nature éthique ou politique.

Cependant, l’absence du cosmopolitisme des débats, tout comme la méfiance à l’égard de la globalisation, contredit ce que l’on observe chez les jeunes dans nos sociétés. En France, par exemple, 20 % d’entre eux sont issus de l’immigration et, si les flux migratoires sont stables, la proportion d’union mixte croît depuis le milieu du siècle dernier, ce qui augure d’une augmentation durable du multiculturalisme puisque les descendants d’immigrés sont plus nombreux que les immigrés. Ensuite, la mobilité internationale est de plus en plus répandue chez les jeunes, celle-ci fait partie de leur représentation du monde, particulièrement chez les étudiants, qui développent un esprit cosmopolite et considèrent la confrontation avec l’altérité culturelle comme une expérience formatrice de la jeunesse [5]. Enfin, les jeunes figurent parmi les franges de la population les plus en contact avec les nombreux flux culturels, que ces derniers soient corrélés avec des facteurs linguistiques ou historiques (notamment liés aux régions de la colonisation française, à la francophonie ou à l’axe américano-britannique), géographiques (les échanges sont plus intenses avec les pays les plus proches), ou à des influences nouvelles, comme en atteste la vague asiatique (manga et animé japonais et hallyu coréenne) : le bon goût générationnel juvénile inclut désormais un cosmopolitisme esthético-culturel qui n’a plus rien à voir avec ni une curiosité exotique de matrice coloniale ni avec une condescendance propre à une position et un savoir asymétriques – comme c’était le cas pour l’orientalisme [6]. Aujourd’hui, l’ouverture cosmopolite des jeunes est à la fois plus égalitaire (puisqu’elle se fonde sur le respect principiel des cultures des autres et sur la possibilité d’apprendre à leur contact), moins érudite (car plus accessible à tous grâce à l’Internet notamment et donc plus démocratisée), moins liée aux capitaux culturels et économiques familiaux et plus aux aspirations individuelles, du fait de l’importance de l’offre et de la baisse des coûts des produits des industries culturelles et touristiques globales [7].

Il importe donc, dans un tel contexte, de se demander dans quelle mesure le cosmopolitisme esthético-culturel tellement répandu chez les jeunes est apte à favoriser (ou pas) un intérêt pour autrui de nature éthique (par la solidarité) ou politique (par l’hospitalité). S’il n’existe sans doute pas de réponse simple et univoque à cette interrogation, il est néanmoins nécessaire, pour envisager plus clairement ces liens, de discuter les contours d’une éducation cosmopolite. Pour le moment, aucun soutien institutionnel ne vient accompagner ou faciliter le passage des imaginaires cosmopolites du monde, issus principalement de média-cultures sans programme éducatif commun, à des savoirs structurés à même de nourrir des préoccupations éthiques et politiques. Ces imaginaires pourraient être les prolégomènes à la création de visions du monde, voire à des savoirs du monde, qui seraient à même de faciliter l’émergence d’une conscience commune du monde et de ses enjeux, et de favoriser une action concertée en vue d’apprivoiser la globalisation et de créer les conditions d’un vivre-ensemble dans des sociétés obsédées par la différence culturelle.


[1] Marie-Cécile Navès, Le Nouveau visage des droites américaines, Paris, FYP, 2015

[2] Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 2003 (1927).

[3] Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La Violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot, 2007.

[4] Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris, Seuil, 1997.

[5] Vincenzo Cicchelli, L’Esprit cosmopolite, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.

[6] Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1997.

[7] Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre, L’Amateur cosmopolite. Goûts et imaginaires juvéniles à l’ère de la globalisation, Paris, MCC, 2017

Vincenzo Cicchelli

Sociologue, chercheur au Gemass Paris Sorbonne/CNRS.

Sylvie Octobre

Sociologue, chercheuse au Gemass Paris Sorbonne/CNRS.

Rayonnages

International

Mots-clés

Mondialisation

Notes

[1] Marie-Cécile Navès, Le Nouveau visage des droites américaines, Paris, FYP, 2015

[2] Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 2003 (1927).

[3] Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La Violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot, 2007.

[4] Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris, Seuil, 1997.

[5] Vincenzo Cicchelli, L’Esprit cosmopolite, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.

[6] Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1997.

[7] Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre, L’Amateur cosmopolite. Goûts et imaginaires juvéniles à l’ère de la globalisation, Paris, MCC, 2017