Il faut sortir du déni écologique
La manière dont nous nous représentons le monde est nécessairement mal ajustée. Eu égard aux flux qui le façonnent nous sommes comme des soldats ne percevant d’un conflit en cours que le tumulte autour d’eux, et cherchant néanmoins à en inférer l’issue finale de la bataille. Il y a là un état de fait indépassable, une marque de la condition humaine. Mais il en va cependant autrement quand l’écart entre représentations et réalité s’accroît au point de devenir dangereux et destructeur. Et ce phénomène peut se produire de deux façons, soit lorsque les représentations excèdent de loin le réel, soit lorsqu’elles conduisent à sous-estimer jusqu’à la dénégation des pans entiers de la réalité. Le transhumanisme illustre à merveille cette logique discursive où la promesse se substitue au réel au point de le masquer. Quant aux facteurs écologiques, ils semblent prédestinés à une forme effective et quasi universelle de déni.
Promettre l’immortalité au genre humain alors que la planète ploie sous la masse de huit milliards d’êtres humains, et que 60 % d’entre eux disposent d’au maximum 7 $ par jour, que la rapidité de croissance démographique en Afrique est telle qu’elle interdit d’avance toute évolution au prorata des structures matérielles, etc., relève d’un cynisme plus ou moins avoué. Promettre l’exode de l’humanité sur une planète Mars terraformée au moment où l’on s’emploie à détruire les fruits de la terraformation de la Terre elle-même (qui aura duré un milliard d’années…) est proprement pathétique. Ce discours de milliardaires déjantés, les Musk et autres Bezos, n’aide nullement la plupart des gens à conquérir une lucidité minimale quant à la situation qui nous échoit. Il est difficile de discerner autre chose dans de pareils discours qu’un écran de fumée destiné, en nous octroyant des capacités que nous n’avons pas, à nous détourner d’un état du monde alarmant comme nous le rappellent à un rythme resserré de nombreuses études scientifiques, et tout récemment encore les premiers rapports de l’IPBES, et ce en vue de poursuivre des intérêts étroits et immédiats.
Sur le front écologique, c’est la logique inverse qui règne. On ne surdimensionne pas nos capacités, mais on dénie l’ampleur des difficultés. Évidemment, les deux mouvements conjoints risquent d’être d’une efficacité redoutable pour nous conduire au-devant de difficultés insurmontables. Il n’est guère étonnant que se soit tenu en mars à Paris un salon du survivalisme et que l’intérêt pour l’effondrement et la collapsologie ne cesse de gagner du terrain. À quoi s’ajoutent l’inertie et l’irréversibilité caractéristiques des difficultés environnementales. Plus nous tardons par exemple à réduire nos émissions de gaz à effet de serre, plus ces gaz s’accumulent dans l’atmosphère, et plus s’élève inexorablement la température moyenne sur Terre à laquelle nous parviendrons à juguler le réchauffement en cours. Une réévaluation récente des objectifs des nations (NDC) soumis lors de la COP 21 ne laisse pas d’inquiéter, ils nous placeraient sur une trajectoire de plus de 3° à plus de 5° à la fin du siècle. C’est ce que montre par exemple une étude à paraître dirigée par Olivier Boucher, présentée le 13 mars dans le cadre de la « Conférence Subir ou innover ? Contraintes sociétales et opportunités d’un réchauffement en métropole ».
Les classes moyennes émergentes de Chine ou d’Inde doivent faire face à une dégradation telle de leur environnement que l’innocence dans la jouissance d’un confort nouveau leur est interdite.
Une des raisons de cette situation est l’inertie de nos représentations. Nous demeurons des héritiers paresseux des siècles antérieurs et, plus près de nous, de l’épisode des Trente Glorieuses. C’est à compter de la fin du XVIIIe et surtout du début du XIXe que l’encadrement juridique de l’acte de produire a changé du tout au tout. Le droit s’est alors donné pour objet de le protéger et de favoriser plus généralement l’industrie et le commerce, auxquels correspondent des droits humains fondamentaux. La production de richesses matérielles croissante paraissait devoir plus que compenser les dégâts du progrès, visibles autour de certains sites dès l’aube du XIXe siècle. Or, désormais, tant le changement climatique, l’anéantissement des vivants sauvages et l’entrée dans une sixième extinction massive des espèces, la dégradation des sols, que le coût désormais énergétiquement et environnementalement exponentiel de nos activités extractives montrent les limites de ce pari sur l’avenir. Ces phénomènes n’ont rien d’un progrès et menacent même l’habitabilité au long cours de la Terre, condition à toute espèce de progrès authentique. Seules les populations occidentales des Trente Glorieuses ont connu un réel progrès (amélioration de l’habitat, confort électroménager, services publics performants, mobilité facilitée, etc.) encore innocent, au moins en apparence. Les classes moyennes émergentes de Chine ou d’Inde doivent faire face au contraire à une dégradation telle de leur environnement que cette innocence dans la jouissance d’un confort nouveau leur est interdite.
Donnons quelques exemples de notre incapacité institutionnelle à considérer les déterminants environnementaux. Et nous commencerons par l’affaire de feu l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes pour son côté emblématique. Le renoncement à la construction d’un nouvel aéroport a été présenté, y compris par votre serviteur, comme une victoire environnementale. Or, une lecture attentive du rapport Boquet-Badré-Feldzer remis aux autorités publiques montre qu’il n’en était rien. La présentation par le Premier ministre de la décision finale du gouvernement n’avait d’ailleurs nullement évoqué les sujets environnementaux et le climat, et à raison. Le rapport a tout simplement rendu caducs les trois arguments en faveur de l’abandon de Nantes-Atlantique. Le premier était la carte de bruit disponible qui semblait devoir rendre impossible la densification de toute une zone au cœur de la ville. Elle ne tenait pas compte des progrès réalisés avec les nouvelles générations d’appareils en matière de signature sonore. Le coût de la réfection de l’actuelle piste avait été surévalué, trois fois le coût prévisible. Enfin on prétextait des nuisances de l’aéroport et de son trafic pour une zone ornithologique d’importance un peu plus au sud, argument infondé hypocritement mobilisé par des acteurs indifférents à ces sujets. Aucune considération climatique dans tout cela, mais le simple bon sens d’un nouveau gouvernement découvrant un dossier mal construit.
Nous restons des chasseurs-cueilleurs du paléolithique et ne consentons à ne réagir que face à un danger immédiat assaillant nos sens, tel un mammouth déboulant sur nous.
Récemment le même Premier ministre a évoqué la possibilité d’intégrer le climat, et le climat seul, dans la Constitution, à l’article 34. Or, introduire le climat seul pourrait être contre-productif, mais rassurons-nous, l’insertion à l’article 34 qui décrit le domaine de la loi, et partant le domaine de compétence du Parlement, est un gage d’inefficacité absolue. Deux colloques, au début de mars et à Paris, ont établi un état des lieux des relations Constitution-environnement. Le juge constitutionnel, qui ignore tout des questions écologiques, par défaut de formation, réduit quasiment la Charte de l’environnement à son article 7, à savoir le principe d’information et de participation du public en matière d’environnement. C’est le seul article de la Charte qui ressemble aux droits et libertés classiques dont le juge est traditionnellement le défenseur. Imaginons que le juge constitutionnel français siège sur l’île de Tuvalu, dont on sait qu’elle sera engloutie dans les toute prochaines décennies par les flots. Il y défendrait mordicus le droit des habitants à produire et commercer, tout du moins jusqu’à la submersion… Or, la Terre prend désormais des allures de Tuvalu… Dernier exemple, la récente loi hydrocarbure adoptée en décembre dont le ministère de la Transition écologique et solidaire s’est enorgueilli, alors qu’elle ne portera à conséquence, en raison de la protection des droits de propriété des industriels, qu’à compter de 2040 (et encore), lorsque nous commencerons à être submergés par des vagues de chaleur, des sécheresses, des inondations, des incendies et autres événements extrêmes.
En réalité, à l’état du droit, des politiques publiques en silos s’ignorant les unes les autres, à l’incurie des politiques rivés aux affaires courantes, à toutes ces distorsions représentatives s’ajoutent les mécanismes qui nous mettent en branle en cas de danger. Nous restons sur ce plan des chasseurs-cueilleurs du paléolithique et ne consentons à ne réagir que face à un danger immédiat assaillant nos sens, tel un mammouth déboulant sur nous. Les représentations abstraites et les menaces plus distantes nous laissent en revanche de marbre. Pour faire face à cette accumulation de représentations décalées et d’inertie, il conviendrait de procéder à une ambitieuse remise à jour institutionnelle que rien n’annonce. Il nous reste à contempler le couchant sur quelque « hauteur » de Tuvalu, en attendant l’invasion des flots.